Mardi 2 octobre.

Le téléphone était resté muet. Jour après jour. Semaine après semaine. Pas une seule fois ils n'avaient tourné leurs pensées dans sa direction. Pas un regard. Pas une attention. La distance ne perturbait en rien le quotidien qui s'était installé depuis... Oh. Il avait oublié. Y avait-il eu une époque où elle ne l'avait pas consciemment ignoré ? Où il ne l'avait pas fuis comme on s'éloigne d'un pestiféré ? Avait-il un jour suscité un peu d'espoir au sein de leurs cœurs froids, ou n'avaient-ils vraiment vécu que lorsqu'elle marchait encore à leurs côtés ?

« Toutes mes excuses, Kinzoku-san, mais monsieur le Directeur n'est pas disponible pour le moment. Souhaitez-vous que je lui transmette un message ? »

Il n'avait pas reconnu la voix féminine au travers du grésillement discret du téléphone. Une nouvelle secrétaire ? Qu'importe. Elle non plus ne resterait pas longtemps, et une autre prendra sa succession, voix insipide à l'autre bout du combiné auquel il n'avait aucun visage à raccrocher. Parfois compatissante, parfois méprisante, mais jamais utile car aucune ne parvenait à accomplir son seul souhait. Pouvoir lui parler. Pas par message, si tant est qu'ils s'en envoyaient. Pas par lettres, auxquelles il ne répondait jamais. Silence radio. Aujourd'hui. Demain. À tout jamais ? Peut-être qu'un colis lui parviendrait, avec en son creux un jeu censé maintenir le lien qui les unissait. Affection factice au travers d’un prisme matérialiste.

Au travers des barreaux qui sécurisaient le bord du toit, il observait le ciel nocturne, étoiles scintillantes comme autant de perles nacrées disséminées négligemment sur un voile de velours. Entre ses mains, Monsieur Quatre-Jambes fixait également la nuit qui les enveloppait. Un soupir fila dans le vent. Tsuni lui manquait. Instinctivement, ses yeux glissèrent sur le côté, cherchant la silhouette réconfortante de son aînée. Mais il était seul. Seul avec un million d'étoiles à contempler. Front appuyé contre le métal frais, il ferma les yeux alors que l’écho d’un rire joyeux résonnait dans son esprit.

A peine un frottement que le vent emporte. L’ombre qui se glisse dans son dos n’attire son attention qu’au moment où elle prononce quelques mots. Si tout va bien ? Il fut tenté de répondre que tout était normal. Tout le monde se comportait comme ils l’avaient toujours fait. Yeux encore clos, front contre le grillage, le jeune homme ne daigne pas se tourner immédiatement, écoutant les paroles qui s’enchaînent tout en continuant de distraire ses mains avec son dinosaure de plastique. Normal. Bien. A ses yeux, il n’y avait guère plus de différence. Quand on s’habitue à un certain état des choses, seul un changement peut nous faire nous rendre compte si c’était si bien qu’on le croyait.

Profonde inspiration qui fait se redresser son corps fin, noyé dans un t-shirt deux ou trois fois trop grand. Il finit par rouvrir les paupières, bref regard échangé avec la voix lactée avant de le poser sur l’inconnue. Dans la nuit sereine, il ne voyait vraiment que la teinte sombre de sa chevelure, cerclant un visage de porcelaine. Nul doute que la plupart des gens la trouveraient belle. Il pourrait sans doute également le penser s’il pouvait voir les traits de son visage mais... Concentration interrompue, son esprit retournait et décortiquait encore maladroitement ses paroles.

« C’est déjà l’heure du couvre-feu ? » demanda-t-il, comme s’il s’agissait de l’unique problème devant les inquiéter.

L’étudiant n’avait pas vu le temps passer. Comme à chaque fois qu’il rendait visite aux étoiles, il s’égarait dans sa contemplation. Et les mots de la jeune fille sans traits étaient entièrement juste. La vue était magnifique. Malgré le grillage, l’activité de la ville, les lumières du campus. Voir tout cela et mordre un peu sur l’heure du couvre-feu en valait clairement la peine. Une brève hésitation stoppa quelques secondes son geste, mais il tapota le sol près de lui. Les étoiles étaient nombreuses, assez pour écouter leurs doléances en même temps. Si elle avait des choses à leur raconter, bien sûr.

« Elles sont plutôt attentives ce soir, mais si ma présence te gêne, n’hésites pas à me le dire. »

Sa réponse le rassure, quand bien même la négative n’aurait pas suffit à le faire descendre de son perchoir. Là haut, au plus près des étoiles, rien ne pouvait raisonnablement les atteindre. Si seulement. Le mal était déjà présent, perçant son coeur et creusant son nid, le garnissant de spleen et de grisaille. Ses doigts pressent un peu plus fortement le dinosaure rafistolé et, dans un éclair de lucidité, il le dépose derrière lui, à l’abri sur le sol ferme du toit. Même un être de plastique aurait du mal à survivre à une telle chute, et il était hors de question que le sage Quatre-Jambes redevienne le vieux Trois-Jambes.

Frémissement du tissu, grincement presque imperceptible des chaussures qui râclent un peu sur le béton, et il devine la silhouette de l’inconnue à ses côtés. Présence silencieuse, et nullement désagréable. Contemplation muette. Ils n’avaient guère besoin d’échanger, après tout, la vue était sans doute la même pour chacun d’eux, et il ne servait à rien de commenter le clignotement lointain des phares disparaissant au coin des rues, du ballet lumineux de ces gros projecteurs animant les quartiers les plus fréquentés, des écrans flous sur lesquels défilaient de multiples publicités. Tant d’animation, mais pour admirer le véritable spectacle, il fallait seulement lever un peu plus haut les yeux.

Loin de l’agitation, de la course à l’attention captive, les étoiles étaient un refuge bienvenu.

Voix douce, il garde les yeux levés, écoutant presque attentivement les mots de la jeune femme, luttant pour ne pas retomber dans son mutisme pourtant si agréable. Seul, il l’avait été jusqu’à son arrivée, mais étrangement, il ne souhaitait pas son départ. Ni sa présence. Visage sans traits. Sans conséquences, et pourtant.

« Je ne puis t’interdire de rester, et je ne le souhaite pas, en vérité. » confessa-t-il, sans la moindre hésitation.

Une profonde inspiration soulève légèrement ses épaules fatiguées. Il n’était personne pour l’empêcher de se tenir ici. Personne. C’était le terme. Si peu important que ses propres géniteurs ne daignaient lui accorder une miette de leur attention. Froncement de sourcils bref, il secoue légèrement la tête et retourne à sa contemplation.

« Les étoiles sont plus ou moins les mêmes partout. Pas au sens astronomique bien sûr, mais elles nous écoutent de la même manière. »

Observatrices attentives, quand bien même elles n’avaient souvent pas la moindre réponse à apporter. Il ne leur en voulait pas, ce rôle était généralement pris par son aînée et il n’était pas illuminé au point de véritablement croire que des boules de gaz brûlant à des milliers d’années lumière pouvaient réellement l’entendre ou le conseiller. C’était seulement… apaisant, de pouvoir se confier à quelqu’un, quelque chose. Une manière d’ouvrir son coeur et de déverser un peu le surplus d’amertume et de peine.

« Elles sont malheureusement un peu timides, la ville ne les aide pas à s’épanouir. »