Pour beaucoup, c’était naturel de voir et revoir les mêmes personnes à longueur de temps, surtout dans une école où la démographie était forcément plus limitée. Mais là, ça faisait le même effet qu’une voiture dans GTA. On roule tranquillement dans son petit tacot jusqu’à tomber par hasard sur une magnifique F620, à la peinture rouge et scintillante. Alors on s’arrête et, licence oblige, on se sert comme le bandit que l’on est, pour ensuite se pavaner fièrement dans les rues de San Andreas. Et qu’est-ce qu’on voit débouler au bout de la rue ? Une autre F620 flambant neuve. Et là, sagement garée devant un magasin ? Encore une ! Et là ! Et une autre ! Et encore une autre !

Noboru lui avait fait le même effet.

Non pas qu’il allait le “carjacker” bien sûr, mais le bougre se retrouvait dans chacun de ses cours, et même son club ! Malgré tout, Kotai n’était pas allé le voir une seule fois. Peut-être par crainte, mais surtout parce que tout comme lui, le blond semblait apprécier la tranquillité. Le seul contact qu’il avait osé, c’était au travers des quelques images amusantes qu’il lui envoyait parfois sur Discord. Tantôt un squelette dans une situation drôle, tantôt un raton tout mignon, et parfois des memes tout ce qu’il y avait de plus classique. Sans explication ou contexte. Et ça avait l’air de leur suffire.

Ca aurait pu rester ainsi. C’était très bien ainsi. Jusqu’au devoir de physique-chimie. Un travail de groupe. Il avait toujours détesté ce type d’exercice. C’était à chaque fois synonyme d’une double charge de travail puisqu’il lui fallait préparer son devoir, en plus de celui de son camarade. Pas le choix quand le garçon qui s’amusait le plus à l’ennuyer s’arrangeait toujours pour finir en duo avec lui. Est-ce que Noboru en ferait de même ? Dans le doute, le jeune homme avait déjà commencé à plancher dessus de son côté quand il fut surpris par une notification. Un peu sceptique, il avait néanmoins répondu et cherché avec lui un moment dans leur emploi du temps pour pouvoir se caler ensemble sur ce projet, et devant l’écran de son téléphone, il avait arqué un sourcil quand son camarade finit par proposer une solution à la fois adéquate et logique.

Le jour du rendez-vous arriva, et c’est avec une pointe d’appréhension que Kotai rejoignit la salle commune. Ils avaient convenu de picorer en travaillant, et chacun pourrait ainsi ramener de quoi partager, à la fois nourriture et idées ! Enfin, c’était l’objectif, mais dans les faits, l’étudiant savait d’ors et déjà que ses idées seraient plus agréables et savoureuses que ce qu’il avait produit pendant le club. Il avait essayé de suivre l’une des recettes de son aînée et malheureusement, il avait un peu trop cuit le riz de ses onigiris. Ce n’était pas immangeable, loin de là, mais il était encore loin du niveau de sa senpai. En revanche, le karaage avait plutôt bien tourné, à sa grande surprise, de même que ses gyozas aux légumes.

Posant ses boîtes à côté de celle de son camarade, il le salua d’un signe de tête et s’installa en face de lui tout en déballant ses affaires. Ordinateur allumé, il ouvrit le document où il avait déjà inscrit la consigne et commencé à jeter ses idées d’approche et de rédaction. Malgré la présence en direct de son partenaire de devoir, il ne savait pas du tout comment s’y prendre pour communiquer avec lui sur le sujet. Alors… autant continuer un peu de son côté ? Il baissa la tête et commença à pianoter.

Le silence, qui leur était venu si naturellement lors de leur première rencontre, sembla s’alourdir et peser sur ses épaules. Kotai essaya malgré tout de se concentrer sur l’exercice, peut-être n’allait-il juste pas assez vite ? Peut-être aurait-il dû l’avoir terminé en prévision de leur rencontre, comme une offrande pour ne pas se faire embêter à nouveau ? Il avait manqué de prévoyance, et comme une punition divine, il sentait que l’orage n’allait pas tarder à s’abattre sur lui. Noboru finit éventuellement par lui faire part de sa frustration, mais pas du tout pour les raisons auxquelles il s’était attendu. Alors… il voulait réellement faire l’exercice ensemble ? Pourquoi s’embêter quand il avait un petit gratte-papier chétif et malléable qui pouvait s’en occuper à sa place ? Kotai écarquilla légèrement les yeux, surpris par ses paroles.

« Mais… j-je travaillais sur l-le devoir. » balbutia-t-il, butant sur ses mots comme à chaque fois qu’il était en émoi.

Médusé, il le regarda s’affairer, sortant feuilles, cours et crayons pour les répartir entre eux. Il décala son ordinateur sur le côté pour faire de la place mais n’osa pas immédiatement prendre le stylo présenté. Lapin en plein phares. Son système ne comprenait pas ce qui se déroulait sous ses yeux, troublé par le décalage entre l’agacement perceptible dans sa voix et sa volonté de s’accorder ensemble sur le devoir malgré tout. Ce n’est que lorsque le blond commença à poser son raisonnement sur les feuilles entre eux que Kotai finit par se ressaisir. Il secoua brièvement la tête, chassant son inquiétude et ses réflexes dans un recoin de son esprit alors que ses yeux parcouraient les idées proposées.

S’emparant du crayon, il fronça les sourcils et barra une notion superflue, trop éloignée de leur sujet. Il en entoura d’autres, les reliant entre elles pour signaler qu’il faudrait se pencher sur leur corrélation ou leur synergie. Il n’y avait pas forcément beaucoup à retoucher sur ce que Noboru avait mis en évidence, le raisonnement était bon, cela suivait ce qu’ils avaient pu voir en cours, et les exemples étaient pertinents. Cela ne voulait pas dire que ce serait pour autant pertinent. Prenant une autre feuille, il y inscrivit des points à développer, à rechercher par soi-même pour approfondir le sujet. Le professeur n’allait pas se contenter d’un devoir sur lequel ils auraient régurgité bêtement leur cours, il leur fallait creuser !


Pris dans sa réflexion, il se pinça le menton, laissant au silence le temps de retomber avant d’avoir un petit sursaut de réalisation et de tourner les feuilles pour les faire lire à son camarade. Pas un mot, mais il leva vers lui un regard qui espérait clairement un commentaire ou une réponse de sa part, même muette.

Petit froncement de sourcils. Ils étaient comme ça les professeurs ici ? Sa mère avait toujours insisté sur le fait qu’il fallait à tout prix creuser par soi-même, montrer qu’on maîtrisait le sujet ou qu’au moins on était prêt à s’y intéresser en profondeur. Se contenter du minimum, c’était une preuve de paresse, et elle n’avait pas élevé un feignant. Il acquiesça néanmoins à la remarque de son camarade et reprit sa feuille pour décanter un peu les sujets à explorer. A côté de ça, il entama aussi une brève recherche sur les sites qu’il avait déjà un peu consulté en amont, quand il avait commencé à ébaucher un plan par lui-même et il ne fut pas vraiment surpris en découvrant que Noboru avait fini par tomber sur le même article qui avait retenu son attention. Il nota proprement les références du site sur une feuille, ils allaient bien devoir penser à le mentionner dans leurs références, à la fin du devoir, avant de reporter son attention sur l’article en lui-même.

Ses yeux survolèrent le site tandis qu’il relevait les points qui lui semblaient importants. Il y reviendrait après pour une lecture plus approfondie, mais pour le moment, il leur fallait concentrer leurs efforts sur la colonne de leur travail. Se penchant un peu vers l’avant, il jeta un oeil aux nouvelles notes de son camarade, hochant la tête face au squelette qui prenait forme sous sa plume. Sans un mot, il étendit le bras sur le territoire de Noboru et, d’une double-flèche, signala qu’il serait sans doute mieux d’inverser l’introduction de deux notions. Tout n’avait pas besoin d’être catalogué d’une manière parfaite, mais là, en l’occurence, cela lui paraissait plus logique ainsi. Plus logique en tout cas que de prendre la parole et de faire remarquer verbalement à son camarade sa vision des choses. Et est-ce qu’il lui avait un peu poussé la main pour avoir la liberté de tracer cette flèche ? Peut-être. Dans tous les cas, il ne s’en était pas vraiment rendu compte. Seul le résultat avait de l’importance.

Ses grands yeux noirs volèrent de son écran aux feuilles, et des feuilles à leurs cours. Au sein du plan, il finit par rajouter une croix au creux d’un cercle.

« On pourrait mettre le paragraphe approfondissant le sujet à cet endroit ? Il peut faire la liaison avec la deuxième partie. »

L’intrusion n’avait pas été mal prise et devant le hochement de tête de son camarade, Kotai plissa les yeux, satisfait de s’être fait comprendre. C’était si rare avec des inconnus, et jusque là, il s’était contenté d’éprouver ce sentiment auprès de Tsuni ou des parents de son aînée. C’était malgré tout étrangement plus agréable auprès d’un camarade de classe. Avec attention, il écouta les directives de Noboru, acquiesçant à mesure qu’il établissait sa proposition tout en jetant un oeil à la liste qu’il lui avait remis. Trente-minutes était un objectif correct, et même s’ils ne pourraient pas boucler l’ensemble de leurs recherches en aussi peu de temps, cela leur permettrait néanmoins de faire un point et d’échanger sur leurs trouvailles respectives ains que sur l’orientation de la rédaction.

Et voilà qu’ils étaient chacun plongé de leur côté, leur attention tournée vers l’objet de leur recherche. Kotai vaqua d’un site de confiance à un autre, prenant parfois ses notes de cours sous les yeux et organisant avec soin la description et la méthode qui allaient avec les points qu’il étudiait. Il ajouta quelques exemples qu’il retravailla et commença peu à peu à oublier le monde qui l’entourait. Sa main glissa machinalement dans sa trousse et parfois, alors qu’il prenait seulement le temps de réfléchir à une tournure de phrase, à un principe important, il faisait tourner entre ses doigts un petit fidget cube. L’objet ne faisait pas de bruit, mais sa texture et ses multiples boutons, interrupteurs, joysticks, divertissaient ses mains pendant que son esprit était occupé ailleurs.

L’exclamation du blond ne parvint pas immédiatement à l’arracher à sa concentration, et ce n’est que lorsque celui-ci agita ses notes sous son nez que le japonais finit par relever la tête. Déjà ? Un regard à l’heure lui indiqua qu’ils avaient tous deux dépassé le temps imparti mais cela n’était guère important. Timidement, il échangea à son tour le fruit de son travail de recherche et ensemble ils élaguèrent un peu plus avant de commencer à articuler ensemble certains points. D’ainsi échanger sur un sujet plutôt intéressant, il devait l’avouer…

« … c’est plaisant. »

Murmure involontaire dont il ne semblait même pas avoir conscience. Entre ses mains, il relisait encore les notes de Noboru, appréciant la qualité de son travail. Ils semblaient avoir des capacités équivalentes, au moins concernant le sujet sur lequel portait leur devoir. Mais était-ce un sujet de prédilection pour lui ou avait-il d’autres préférences ? Leur relation n’était malheureusement pas assez ancrée pour qu’il puisse se permettre de poser une telle question.

Malgré le silence de la question, la réponse glissa naturellement des lèvres de son interlocuteur, lui faisant arquer brièvement un sourcil tout en piquant son intérêt. Petite lueur intriguée dans le regard, il acquiesça silencieusement. C’était bien l’informatique. Passionnant même. Il baignait dedans depuis tout petit, et il avait si hâte de passer à la partie la plus ardue du programme ! Ils y arrivaient tout juste en milieu d’année, et même là, il s’ennuyait sur des notions qu’il connaissait depuis le collège au moins. C’était toujours intéressant de dépoussiérer ses classiques, mais il espérait vraiment apprendre quelque chose de nouveau avant la fin de l’année.

Encore une fois, Noboru proposa une manière de s’organiser, et elle lui sembla de nouveau adéquate. Rien ne servait d’attendre bêtement quand l’un écrivait la première partie, ils devaient optimiser leur temps au maximum. Certes, ils avaient encore de la marge, ils ne s’y étaient pas pris à la dernière minute pour attaquer ce devoir, mais ce n’était pas une raison pour flâner pendant que l’autre trimait. Alors, récupérant les notes qui lui semblaient essentielles ainsi que les points dont ils avaient convenus qu’il fallait approfondir, il se remit au travail.

Les recherches n’étaient guère complexes et, plusieurs fois, le jeune homme relevait discrètement les yeux, observant son interlocuteur et ses manies nocives. Un signe de stress ou une vilaine habitude ? Il cligna des yeux, faisant de son mieux pour ne pas se laisser davantage distraire. Quand Noboru finit par tourner vers lui l’écran de son ordinateur, le jeune homme était justement en train de terminer d’organiser proprement le déroulé de sa partie ainsi que les points à souligner dans leur conclusion. Un petit pincement de lèvres et déjà il avait plongé la main dans sa sacoche, pour en retirer une petite pochette souple. Il l’ouvrit d’une main et de l’autre parcourut la distance jusqu’à saisir celle du blond.

« Tu t’es fais mal. »

La peau malmenée de ses doigts avait fini par crevasser en un endroit, et si cela ne semblait pas si grave, il serait malvenu qu’une fleur écarlate n’éclose sur leurs notes. Mieux valait prévenir que guérir. Est-ce qu’il aurait dû demander la permission ? Potentiellement, mais Kotai avait déjà passé un peu de désinfectant sur la plaie et apposé un joli pansement, orné de dinosaures. Il rangea proprement les déchets, libérant la main soignée, et comme si rien ne s’était passé, il reporta naturellement son attention sur ce qu’avait rédigé son camarade. Dans le même temps, il fit glisser ses notes à son partenaire d’étude, et au terme d’une lecture consciencieuse, il hocha le menton, satisfait du résultat.

« J’attends ton avis, mais si tout te semble bon, je pourrais faire la rédaction de mon côté, au calme, en suivant ta partie. Je te l’enverrais pour relecture. »

Les DINOSAURES

Notes rassemblées ensemble, il les récupéra et les rangea soigneusement dans son trieur, bien en évidence afin de ne pas passer plusieurs minutes à les trouver. Après, il ne risquait pas d’oublier leur emplacement, il allait sans doute s’atteler à la rédaction de sa moitié dès qu’il serait de retour dans la chambre, quitte à empiéter un peu sur son sommeil. Puisqu’il avait l’occasion de conclure au plus vite ce devoir, il n’allait pas se permettre de traîner, ça ferait déjà cela de moins à penser et peut-être qu’ainsi il pourrait tranquillement s’organiser pour cette sortie du dimanche qu’il avait en visu.

D’ailleurs, c’était peut-être le bon moment pour réserver son ticket ? De mémoire les inscriptions devaient débuter dans la journée, cela ne coûtait rien de jeter un oeil sur leur site. Kotai s’empressa donc de finir de ranger ses affaires de cours et, alors qu’il se retournait vers son ordinateur, son regard s’arrêta sur Noboru et son invitation. Jouer ? Ici ? Ses yeux balayèrent la salle où d’autres étudiants discutaient et se divertissaient dans leur coin, le plus souvent entre amis. Certains s’étaient accaparé la télévision et profitaient pour rattraper les derniers épisodes des animes du moment, d’autres semblaient juste converser entre eux de sujets méconnus. Ils ne feraient sans doute pas tâche dans un tel cadre alors, sans vraiment être sûr de lui, il accepta d’un petit signe de tête.

« Laisse moi juste le temps de finir un truc avant, s’il-te-plaît. »

Son esprit avait déjà migré vers l’objet de ses pensées mais ses yeux avaient pris leur temps, se détachant du blond qu’au bout de plusieurs secondes. Pourquoi est-ce qu’il lui tendait la main de la sorte ? Etait-ce parce qu’ils avaient bien travaillé ? Si c’était le cas, Noboru n’avait pas besoin de le remercier de la sorte, leur note commune serait une récompense plus que suffisante. Il se pinça les lèvres, réprimant l’envie de lui dire qu’il n’avait pas besoin de s’infliger sa compagnie de la sorte et qu’il pouvait vaquer à ses occupations sans s’inquiéter de l’abandonner là. Pour une fois, peut-être pouvait-il laisser place au doute et, à son tour, essayer de tendre la perche dans sa direction ? C’était clairement quelque chose que Tsuni pourrait lui dire. Il avait même l’impression d’entendre la voix de son aînée résonner près de son oreille. D’accord senpai, il allait faire de son mieux…

« Euh… T-tu aimes le cinéma ? Il y a une matinée spéciale sur les vieux classiques du cinéma d’horreur ce dimanche. Si ça t’intéresses, je suis sur leur site et il y a encore pas mal de places de disponibles. Hésites pas si tu veux y aller avec tes amis, les avis des éditions précédentes sont p-plutôt élogieuses. »

Des yeux ronds passèrent de la nonchalance de son interlocuteur à la petite somme qui était subitement apparue sur la table. Clignement de paupières soulignant son incompréhension. … Il voulait le laisser s’occuper de sa réservation ? D’ordinaire, quand ses anciens harceleurs se servaient de lui, il était celui qui déboursait pour leur café froid, leur paquet de chips ou leurs jetons de salle d’arcade. Aucun n’avait jamais remboursé la somme, ni même ne l’avait avancé de la sorte. Avec une pointe d’appréhension transparaissant presque sur son visage, il finit par se saisir de la somme et par la ranger dans son propre porte-monnaie, guettant le moindre geste brusque, la moindre émotion qui indiquerait qu’il avait commis une erreur. Noboru avait le nez sur son téléphone et ne semblait guère se soucier de la situation.

Allons, il pouvait bien passer la réservation pour lui tant qu’il était sur le site, ça ne lui coûtait rien en soit, seulement un patronyme de plus à renseigner, et il le connaissait déjà. C’était tout de même un peu dommage. Noboru semblait avoir un caractère assez… brut de décoffrage comme dirait Tsuni, mais il avait l’air malgré tout sympathique. Kotai aurait pensé qu’il en aurait profité pour sortir avec ses amis et non pas s’y rendre tout seul. Il n’y avait que les gens bizarres qui faisaient ça. Comme lui. Mais soit, il n’était pas là pour le juger et en quelques clics de souris, les tickets étaient déjà pré-payés et la réservation placée.

« C’est à neuf heures, au cinéma Motomachi. Il se trouve pas très loin du parc Meriken, il suffit de prendre la ligne A et de sortir à la station du même nom. » dit-il tout en consultant les informations qu’il avait sous les yeux.

C’était un mémo autant pour son camarade que pour lui-même. En un mois, il n’avait pas encore du tout pu prendre ses marques dans la ville, et sans doute devrait-il prendre un peu d’avance car il risquait certainement de se perdre ou d’angoisser. Quoi que. Un dimanche ? Le train ne devrait pas être non plus surchargé, ou en tout cas il l’espérait. Il termina de noter les renseignements et les fit parvenir à Noboru sur discord, sous la forme d’un message synthétisant le tout. Après quoi il releva la tête dans sa direction.

« Tu voulais jouer du coup ? Qu’est-ce qui t’intéresse ? »

Totalement ignorant du côté bad boy de son camarade et de son choix de locomotion qui donnerait certainement de l’urticaire à sa mère, Kotai se leva et vint se pencher par dessus son épaule pour jeter un oeil à sa collection. Il nota la présence de quelques titres qu’il connaissait déjà, mais la plupart tombaient dans la case des aventures solos. Cela ne l’aurait pas dérangé de s’asseoir et de simplement le regarder jouer, mais en prenant un instant de réflexion, ça ne collait pas vraiment avec la proposition de Noboru. Tout comme le devoir pour lequel ils avaient collaboré, ils allaient à nouveau devoir s’accepter et passer un moment de plus en compagnie de l’autre.

Cela risquait de prendre du temps s’il devait changer de pc alors autant se rabattre sur un jeu pas trop gourmand. Il élagua déjà un peu la liste mentale des titres qui avaient retenu sont attention. En co-op plutôt qu’en opposition, donc exit les jeux de bagarre et titres pvp. Et pour un dernier critère, il fallait un jeu qui ne serait pas trop long à installer ou qui l’était déjà. Plissant les yeux, il pencha la tête sur le côté alors que ses méninges finissaient de faire le tri parmi les derniers titres restants, et quand ils ne furent plus que quelques noms en lice, il s’arrêta sur l’un d’eux en particuliers.

Lovers in a Dangerous Spacetime.

Un petit space shooter de coopération assez sympathique, au moins dans ses graphismes simplistes et colorés. Il se souvenait l’avoir acheté sur un coup de tête, après en avoir lu une critique élogieuse, mais il n’avait pas eu le courage d’aller très loin. Après tout, le but principal était d’apprendre à se coordonner avec son ou ses partenaires de jeu, de progresser ensemble au travers des maps et de sauver le monde main dans la main. Et pour cela… eh bien il fallait une personne avec qui jouer. Il avait testé néanmoins en solo, profitant de l’IA intégrée pour tâter le terrain, mais selon lui, cela dénaturait complètement le fondement même du jeu !

Alors… pourquoi pas en profiter et retenter l’expérience maintenant ?

« Celui-là, ça te dit ? » demanda-t-il en glissant sa main sur la souris et en pointant le jeu du bout du curseur.

Trailer du jeu, testez-le il est cool !

Pour une fois, un manque de réaction aurait sans doute été bien préférable à celle que Noboru venait d’avoir à l’instant. Multiples soupirs. Expression blasée, peut-être ? C’était difficile à déterminer quand son camarade arborait peu ou proue la même émotion de façade au quotidien. Sa main s’éloigna de la souris et il fit un petit pas sur le côté, regard fuyant à la recherche de l’échappatoire le plus proche. Ils pouvaient jouer à autre chose. Ou même à rien du tout et repartir sereinement de leur côté. Tout plutôt que de s’attirer les foudres de son interlocuteur soupe au lait.

Alors que les mots commençaient à se former sur ses lèvres, tout prêt qu’il était à se rétracter du projet et proposer d’en rester là, Kotai cligna des yeux en fixant son camarade. Ses propos ne lui laissaient pas l’opportunité de fuir, seulement de subir sa mauvaise humeur si jamais le jeu finissait pas la provoquer. Une tempête à essuyer. Il se tint les mains, nervosité dans ses gestes, dans ses yeux. Et avec un petit hochement de tête, il retourna s’asseoir derrière son écran, acceptant son châtiment. Il ne méritait que ça pour avoir eu l’outrecuidance de penser qu’il pourrait trouver un jeu adéquat. Il aurait sans doute pu faire mieux si Noboru avait pris la peine de le renseigner sur ses goûts mais soit, le jeune homme aurait pu faire davantage d’efforts.

Lançant le jeu de son côté, il attendit le code d’invitation pour rejoindre la partie de son camarade de classe, réglant rapidement ses paramètres et attendant le lancement sans un mot. Profonde inspiration. Il ne pouvait se permettre d’erreur supplémentaire. Alors, après quelques secondes de concentration et de préparation mentale, il se craqua les doigts, prêt à porter la partie sur ses épaules.

Les premiers niveaux furent faciles à compléter, ils s’agissait plus d’une prise en main et une compréhension des outils qu’un véritable défi. Mais passé un moment, les vagues d’ennemis et les chemins que leur vaisseau devaient emprunter se faisaient de plus en plus ardus. Doigts glissant agilement d’une touche à une autre, yeux rivés sur l’écran, Kotai fit de son mieux pour soutenir son camarade. Il lui laissait en priorité l’accès à l’armement, lui offrant ainsi la possibilité de se défouler en explosant littéralement les ennemis ou les débris qui obstruaient leur chemin, tandis que lui préférait s’occuper de la gestion des boucliers ou des déplacements de leur navire spatial. Attentif, il limitait ses communications au strict minimum, guidant parfois l’attention de Noboru vers le danger le plus imminent, ou le prévenant qu’ils allaient devoir faire un peu de surplace, le temps de déblayer le chemin. Etait-ce suffisant pour que l’ours mal léché reste sagement dans sa tanière ? Oh sans doute pas, mais il s’esquintait malgré tout pour limiter l’étendue de sa colère.

Chaque soupir, chaque grognement, chaque petit geste de frustration ne manque pas de capter un pan de son attention. Pas assez pour le déconcentré ou le pousser à commettre des erreurs grossières, mais suffisamment pour commencer à tirailler ses nerfs. L’agitation de son camarade ne lui est clairement pas destinée, les petits sprites colorés s’attirent à eux seuls la quasi totalité de son irritation, il le sait bien. Impossible cependant de faire totalement la part des choses. Le stress commence à rogner un coin de son cerveau, d’abord sous la forme d’un sifflement strident, qui se mua peu à peu en un élancement sourd et répétitif. Sa mâchoire se crispa et, naturellement, il rentra un peu la tête dans les épaules, dans une attitude craintive.

La difficulté allait croissante, chaque pallier franchit faisant redoubler les démonstrations lassées et colériques de son camarade de jeu. Et chacune de ces clameurs accentuait son propre mal de crâne. Quelques regards se tournent dans leur direction. Attention indésirable, il a juste envie de disparaître. Là. Comme ça. D’un claquement de doigts, ou même d’une simple pensée pour ne vraiment pas faire le moindre bruit.

Au détour d’un énième échec, Noboru se leva brusquement et il quitta la salle commune. Sans prévenir d’un mot, ni d’un regard. Abandonnant derrière lui la totalité de ses affaires. Kotai le suivit des yeux, médusé, fixant encore quelques secondes le cadre vide de la porte jusqu’à se souvenir qu’il ferait mieux de respirer avant de bêtement s’effondrer sur la table. Mordillement de lèvres, il s’attrapa les mains, cherchant à se calmer, à dompter l’anxiété qui croissait, encore et encore, plantant ses griffes dans sa chair alors que ses propres ongles grattaient nerveusement la paume de sa main. Notification sur l’écran de son ordinateur. Il ne la capta que du coin des yeux et mit bien une bonne minute avant de forcer ses mains à se délier et de pouvoir consulter le message.

Attendre. Il le ferait, bien sûr, mais pour combien de temps ? Alors que la tension retombe, que finalement le reste de la salle le lâche des yeux et retourne à leurs occupations, Kotai sent une vibration dans son estomac. Ah. C’est vrai qu’il n’avait pas encore mangé. Il n’en avait pas vraiment envie, mais son corps lui faisait comprendre qu’il en avait besoin. Tête basse, il ouvrit une de ses boîtes et commença à picorer un onigiri. Pas ouf… Il n’était vraiment qu’un bon à rien.

La moitié d’un onigiri posée devant lui, Kotai était resté plusieurs minutes à fixer son écran, hésitation au bout des doigts devant la fenêtre de discussion. Inspiration. A une époque, Tsuni aussi avait été sujette à ce genre d’attitude explosive. Principalement avec ses parents qu’elle envoyait balader, mais ils s’étaient déjà tous les deux pris la tête, aussi invraisemblable que cela puisse paraître. Les éclats de voix ne duraient guère longtemps et ils étaient plutôt remplacé par un silence, alors que son aînée optait pour une balade rafraîchissante, le temps pour elle de se ressaisir. Il avait toujours eu l’intelligence de ne pas chercher à l’envahir dans ces moments là, de la laisser respirer et de revenir quand elle s’en sentait enfin capable. Expiration. Noboru était peut-être dans le même cas.

En douceur, le jeune homme entreprit de lentement ranger ses affaires. Il ferma un à un les onglets et programmes ouverts sur son ordinateur, relisant au passage le document conjoint qu’il lui restait à compléter, et pour finalement couper la machine elle-même. Il referma son pc et le remit soigneusement dans sa pochette, puis sa sacoche de transport. Il en était là quand la silhouette de son camarade reparut dans son champ de vision. L’épaisse tension qui avait accompagné son départ était visiblement restée à la porte, et même si aucun mot ne vint expliquer ses gestes, il ne semblait pas vraiment pressé de s’en aller.

Les yeux noirs s’arrondirent devant le petit pot de glace, et Kotai se pointa timidement du doigt, posant la question silencieuse de savoir si c’était vraiment pour lui. N’importe qui en serait certain rien qu’en voyant les deux pots et surtout en considérant le fait que Noboru le lui a presque mis entre les mains, mais lui n’avait pas l’habitude de ce genre d’attention. Y avait que senpai pour être aussi sympa… Oh ! Assez de négativisme ! Après une brève hésitation, il le remercie d’un petit hochement de tête tout en l’observant s’installer, lancer un stream et ouvrir les boîtes à portée de mimines. Et alors que son camarade pioche aléatoirement dans ce qu’il a préparé - le pauvre ! - Kotai finit par tendre la main vers un mini-wrap. Il tâtonne un peu dessus, appréciant la texture contre la pulpe de ses doigts, et imite finalement Noboru en picorant un peu. Il se laisse également par l’un des mini-sandwichs, savoure un gyoza rescapé (Noboru en avait mangé autant ??) et profite du peu de place qui lui reste pour faire honneur à la glace offerte.

Yeux rivés sur le live, il cherche une position un peu plus agréable et, trop à l’étroit, il finit par remonter ses pieds sur sa chaise, chaussures laissées pour compte à même le sol. Il remue un peu, et trouve enfin sa place, épaule frôlant celle de son camarade. Pas de cri. Pas de frustration. Le monde finit par s’évanouir autour de lui alors qu’il se plonge dans le stream, bras croisés sur les genoux. Il ne voit pas la salle commune se vider peu à peu, encore moins le temps s’écouler, rivière suivant son cours sans jamais ralentir. Sereine. Autant que le sentiment qu’il éprouvait en cet instant. Ses traits se détendirent, et presque invisible, un petit sourire semblait malgré tout flotter sur son visage.

Ses yeux papillonnèrent quelques secondes, fixant encore quelques secondes l’écran sur lequel le stream venait de disparaître. Le bruit discret des discussions alentours lui revient peu à peu, couplé au grésillement imperceptible des néons, d’une chaise qui râcle brièvement le sol alors que la personne à côté de lui se lève et s’active. Toujours recroquevillé sur lui-même, Kotai sent ses paupières se faire lourdes alors que la fatigue accumulée se décide enfin à poser ses valises et établir son petit campement pour la nuit, bien lovée dans chacun de ses muscles. Derrière sa main, il étouffe un petit bâillement avant de se lever et de donner machinalement un coup de main à son camarade. Ranger. Nettoyer. S’assurer de laisser un espace de vie impeccable. Des actions basiques et bien naturelles, pour lesquelles il n’avait même pas besoin de réfléchir.

Il cala la lanière de sa sacoche sur son épaule et, avec une petite moue de regret et d’inconfort, il remit également ses chaussures, au moins pour le trajet jusqu’à la chambre. Allez, ça ne serait pas très long. Son esprit embrumé accueillit les paroles de Noboru dans leur ensemble, sans s’attarder sur leur signification concrète, et il le salua simplement d’un petit geste de la main. C’était peut-être un peu trop familier, mais la fatigue grignotait toujours plus sa perception du monde. Il regarda sans rien dire la silhouette de son partenaire d’étude filer en direction de sa chambre et de son lit, pour un repos bien mérité. Il allait en faire de même puisqu’il était malheureusement trop tard pour terminer tranquillement leur devoir, son colocataire ne risquait pas d’apprécier les heures supplémentaires.

Roulé en boule par dessus les draps, il cala son oreiller entre ses bras et jeta un dernier coup d’oeil endormi à son téléphone. Le vampire lui arracha un petit souffle amusé et il y répondit d’un modeste pouce en l’air, comme Noboru pour les memes qu’il lui envoyait. Il ferma les yeux. Demain arriverait rapidement, mais ce n’était pas ça qu’il attendait avec un brin d’anticipation. La sortie au cinéma. Sa première escapade digne d’intérêt depuis son arrivée à Kobe… Hmm. Il lui semblait louper quelque chose.

A dimanche du coup.

Bizarre. C’était comme s’il entendait la voix de son camarade au travers des mots. … Sans doute une farce de son esprit épuisé ! Et sur cette idée, il laissa le sommeil l’emporter.

#Terminé