Jeudi 20 septembre.

Biip-biip ! Les doigts délicats soulevèrent le téléphone, interrompant l’alarme qu’il avait programmée pour onze heures. Une nécessité, car il se connaissait assez pour louper l’heure du repas, tout absorbé qu’il était par la sortie du dernier patch. La fin des raids Omega. Suzaku. Eurêka Pyros. Tant de choses à farmer, compléter, mettre à jour. Il y avait eu un cri de ralliement lancé sur leur discord, et si, comme à son habitude, il ne s’était pas mêlé à eux sur le vocal, il avait répondu présent pour les aider et avancer à leurs côtés. Au point d’en oublier le repas du soir. Et d’ignorer le petit-déjeuner. Il ne s’était arrêté pour dormir qu’au moment où son colocataire avait témoigné son envie de roupiller un peu, et il s’était relevé prestement dès sept heures pour reprendre là où il en était resté, malgré son estomac qui criait famine.

Impossible cependant d’ignorer davantage ses besoins primaires. Il avait donc quitté, à regrets, son équipe, et après une bonne douche, il avait hésité avant de conserver une tenue décontractée. C’était la Silver Week, et le milieu de la journée. Hormis les pensionnaires, la plupart des élèves ou du corps enseignant avait sans doute bien mieux à faire que de traîner dans le campus. Il passa néanmoins une veste sur ses épaules, de bon ton vu ce qui occupait tout son temps depuis mardi, et il passe une dernière fois à la salle de bains pour finir de s’apprêter. Le miroir lui renvoya une image peu plaisante : des cernes dignes d’un raton laveur, des lèvres abîmées par le stress et l’impatience, et la peau plus pâle qu’un fantôme. Bon d’accord, ça, ça ne changeait pas trop de d’habitude.

Lunettes sur le nez, mains à moitié dissimulées dans ses manches, il se glissa dans les couloirs de l’académie, laissant parfois son attention être un peu trop absorbée par son téléphone. Oh ? Que disait Tatsu ? Hmm… L’après-midi serait consacrée à tenter le contenu haut-niveau, au moins pour les intéressés. Kotai réagit d’un petit pouce en l’air, se faisant la réflexion qu’il allait sans doute expédier son repas le plus rapidement possible une fois la file de la cantine traversée et- … Il venait de marcher sur quelque chose qui n’était pas le sol là, non ? C’était ferme et tendre à la fois et- Le jeune homme releva lentement les yeux de son téléphone, dévisageant l’inconnu à qui il venait malencontreusement d’écraser le pied. Un inconnu… vraiment ? Il lui disait vaguement quelque chose, comme s’ils avaient déjà partagé quelques cours ensemble. Ou peut-être qu’il l’avait déjà croisé dans les couloirs si c’était également un interne ? Non mais c’était pas le moment de réfléchir à tout ça ! Se reculant d’un pas, il s’inclina vivement.

« Toutes mes excuses. »


Veste

Sifflement dans les oreilles. Derrière les verres de ses grandes lunettes, ses yeux tressaillent, pupilles légèrement dilatées, prêtes à capter le moindre mouvement hostile dans sa direction. Il aurait aimé reculer un peu plus mais la file, bien que maigre comparée à celle des jours de cours, ne lui permettait pas de fuir davantage. Alors il se ratatine sur lui-même, encaissant la menace voilée que l’autre avait pris bien soin de lui adresser en pleine face. Un bref tremblement le force à joindre les mains pour les tenir en place et il fixe le sol du regard, le temps que la tempête passe. Visage impassible, ou presque.

« Compris. » murmura-t-il prudemment.

Au final, Kobe n’était pas si différent. Il n’avait même pas fallu un mois pour que quelqu’un cherche à l’intimider. Est-ce qu’il s’en étonnait ? Pas vraiment. Il lui semblait que le terme “victime” était inscrit sur son front, dans une encre que lui seul ne pouvait pas voir. Un soupir lui échappa à cette pensée. Après, il reconnaissait son erreur, il s’était même empressé de présenter ses excuses, mais ça ne suffisait pas. Ca ne suffisait jamais.

Laissant inconsciemment un peu de distance entre la brute et lui, il perdit un peu de temps dans la file, esprit dans le vague. Une fois dans le self, il se servit mécaniquement un repas, sans vraiment faire attention précisément à ce qui était proposé aujourd’hui. Ca n’avait pas beaucoup d’importance, il allait juste manger le tout en quatrième vitesse et repartir sans déranger qui que ce soit d’autre. Ou tout du moins était-ce le plan. Les tables étaient restreintes en raison des jours fériés successifs, et il dû se glisser là où il y avait de la place, sans dire mot ni regarder son entourage. Dommage, car s’il avait pris la peine ne serait-ce que de relever un peu les yeux, il aurait sans doute remarqué que son vis-à-vis n’était autre que la brutasse d’un peu plus tôt.

Petit haussement de sourcils surpris quand il porte à ses lèvres sa première bouchée. Des nouilles. Il n’y avait même pas fait attention. C’est assez goûtu quand bien même son attention se fait rapidement happer par son téléphone, encore une fois. Ils n’étaient pas vraiment autorisés à l’utiliser dans la cafétéria mais ils n’étaient pas vraiment sur un jour de cours et c’était sans doute super important… Ah ! Encore un message de Tatsu. Apparemment ils n’allaient pas avoir assez de monde pour taquiner les défis de cette après-midi, et une autre membre de la compagnie avait commencé à démarcher des bons joueurs ça et là, même les plus grincheux ou solitaires d’entre eux. Après tout, leur caractère n’était pas forcément un reflet de leurs capacités.

Il s’empressa de communiquer rapidement son accord, après tout, cela ne l’avait jamais dérangé de jouer avec des inconnus. Tant qu’il n’avait pas besoin de parler. Une autre bouchée distraite et il se perdit dans sa galerie d’images, à la recherche du meme adéquat à envoyer au capitaine de leur compagnie. Une petite étincelle de satisfaction éclaire son regard quand il trouve LA bonne image et un bref mouvement devant lui capte son attention. Pendant un court instant, il pense reconnaître l’icone du discord qu’il voit sur le téléphone de la personne d’en face, un groupe de discussion autour de FFXIV. Le même sur lequel sa camarade a lancé sa campagne de démarchage. Un peu content de pouvoir constater la présence d’un autre joueur de ce MMO fantastique, Kotai relève la tête et..

La brutasse.

Ah oui. Il avait vraiment choisi la pire place possible donc. Inconsciemment, il fronça les sourcils et se pinça les lèvres, comme jugeant son vis-à-vis. C’était… partiellement le cas ? En vérité, il prenait seulement le temps de l’observer, mais ce n’était pas comme si il pouvait deviner son pseudonyme sur le jeu juste comme ça. Mais avec sa tête pas contente et ses paroles froides, oh, c’était un Estinien tout craché.

Sans la moindre gêne apparente, il le regarda composer un message, presser le bouton envoyer avant de zieuter son propre écran où une réponse était apparue. Ca ne pouvait pas être une coïncidence, si ? Le message était autoritaire, menaçant et sec. Très semblable à la manière qu’il avait eu de le sermonner plus tôt. Est-ce que le monde était à ce point si petit ? Et si convenu ? Main en suspens au dessus de l’écran, il hésita. Un mot de sa part et son groupe aurait tôt fait de recaler la brute pour chercher un bien meilleur compagnon mais… Ca ne se faisait pas. Ils recrutaient temporairement des gens pour leurs compétences, leur comportement en dehors du jeu ou même en dehors des sessions de farm n’avait guère d’importance, et cela aurait été un abus de pouvoir et d’ancienneté que d’utiliser ça pour l’expulser. D’autant que contrairement à la plupart des Chevaliers Dragons, il lui semblait que ce joueur était plutôt bon. Au moins il ne passait pas son temps à tanker le sol (ndlr : mourir comme un caca) contrairement aux autres pratiquants de cette classe.

Nouveau message. Sa camarade, désormais organisatrice de l’évènement, leur indiqua d’être présent à 14h tapantes et de n’avoir rien d’autre de prévu avant 20h. Elle énuméra également une petite liste des choses à avoir près de soit, des essentiels comme de l’eau, un truc à grignoter, une bonne connexion et un accès rapide aux toilettes parce que les pauses seront courtes. Les bases quoi. Il pianota une réponse brève et concise.

ZeroHunter :

Bon, c’était pas tout ça, et même si cette découverte ne l’enchantait pas, il allait devoir faire avec.

« C’est quoi ton nom en jeu ? »

Direct et sans détour. Ca serait plus simple pour l’ajouter dans l’équipe une fois de retour sur l’ordinateur.

Réponse simple, mais dont il apprécia la brièveté. Là, comme ça, le pseudonyme ne lui disait pas grand chose, mais ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Au moins, il n’était pas connu de manière négative en jeu et il ne faisait sans doute pas partie de sa liste noire. Prenant note sur le mémo de son téléphone, il acquiesça simplement la tête en guise de remerciement et se reconcentra sur ses nouilles et les légumes qui les accompagnaient. La portion était toutefois un peu trop imposante, même pour son estomac affamé, et il se força seulement à finir son plat. Il avait seulement pris une pomme en dessert, qui lui servirait de snack dans l’après-midi si son colocataire n’y voyait pas d’inconvénient. S’il était là. Avec la petite semaine sabbatique, ils se croisaient assez peu et tant mieux.

Bol terminé, il s’essuya proprement les lèvres avant de s’extirper sans un bruit de sa chaise. Il ramassa téléphone et plateau et, prêt à décoller, il piétina quelques secondes sur place. La brute ne lui inspirait pas la moindre sympathie mais s’ils se retrouvaient dans le même groupe pour l’après-midi, ne serait-il pas d’usage de le saluer poliment avant de partir ? Mère dirait que oui. Mais mère ne se serait pas laissée faire, contrairement à son lâche de fils. Elle lui aurait sans doute trouvé une répartie venimeuse et franche, comme toujours, et n’aurait pas baissé les yeux face à un jeunot décoloré. Il était décoloré ? Peut-être pas. Il n’avait pas l’air d’être totalement japonais, quand bien même cela n’avait guère d’importance aux yeux du jeune homme... Hmm. Il devait cesser de s’attarder sur ce genre de détails.

Il tourna donc les talons, après avoir fixé son vis-à-vis pendant quinze longues secondes pour au final ne rien faire, ne rien dire. Il vida son plateau et quitta prestement le réfectoire pour regagner sa chambre. Il avait encore du temps devant lui. Parfait. Il allait pouvoir grind sur autre chose en attendant et en essayant d’oublier la probable mauvaise expérience qui le guettait sans doute.

Pas de colocataire à l’horizon, comme il s’y attendait. Refermant doucement la porte derrière lui, Kotai se dirigea pieds nus vers sa moitié de la chambre, récupérant une bouteille d’eau presque vide pour aller la remplir. Il déposa sa pomme près de son clavier et il alla pour s’installer quand, dans sa poche, son téléphone se mit à vibrer. Étrange, c’était rare qu’il reçoive un appel en pleine journée. Son questionnement s’accentua en voyant le surnom de sa senpai et il s’empressa de décrocher. Mais non, aucun problème à l’horizon. Elle venait tout juste de se rendre compte que c’était la Silver Week et elle lui “reprocha” joyeusement de ne pas être revenu passer quelques jours à Osaka. Il venait à peine d’en partir, aussi eut-il du mal à comprendre qu’il puisse lui manquer aussi tôt, et le rire franc de son aînée résonna dans l’appareil.

L’appel dura un chouïa plus de temps que souhaité et, quand il raccrocha enfin, l’heure du rendez-vous n’était plus qu’à quelques minutes de portée. Il s’activa donc, rangeant soigneusement sa veste dans sa penderie, et après un bref check-up, il s’installa à son bureau. Ecran sous les yeux, il passa du jeu déjà lancé au discord, rejoignant le vocal malgré son micro toujours en silencieux. Ce serait plus simple pour capter les informations et suivre le déroulement de la tactique. Il écouta les voix de ceux qui s’animaient déjà, et observant les noms, il nota que pour le moment “Gunnarr” était aussi du genre silencieux. Sur les huits membres du groupe, ils y avait trois pièces rapportées, et heureusement les deux autres semblaient plus loquaces et sympathiques. Kotai se concentra donc sur eux, via le chat écrit du groupe qui s’était formé dans le jeu. Il manquait le dragoon. Soit. Récupérant les droits, il prit sur lui pour l’inviter lui même à se joindre à eux.

Zezerobo Fufumena vous a invité dans son équipe.

Un des inconnus s’arrêta sur son pseudo. Il faut dire que Kotai avait un peu roulé sa bosse sur le jeu, et il comptait sans doute parmi les meilleurs joueurs complétionnistes du serveur. Et généralement parmi les premiers à tomber le nouveau contenu, chose qui pouvait parfois prendre quelques jours selon les équipes. Rien de bien étonnant en soit, les développeurs du jeu visaient toujours à élever la difficulté de leur contenu haut-niveau, un délice pour les chasseurs de défi tel que lui. Et un moyen involontaire de se faire un nom dans la communauté. Enfin. C’était une partie qui l’intéressait moins.

Tatsu prit le rôle de leader du raid, comme à son habitude, mais sans stratégie pour les guider, il leur rappela de ne pas forcer et qu’ils allaient forcément devoir s’y reprendre à plusieurs fois pour passer les mécaniques. L’après-midi s’annonçait palpitante.

Chaque avatar s’arme et se prépare. Breuvages et nourriture de niveau sont rapidement consommé afin d’amplifier les dégâts ou les soins, et alors que la fenêtre d’acceptation du défi se remplit et que leurs personnages se retrouvent dans l’arène de combat, Kotai ferme brièvement les yeux, écoutant et savourant les premières notes de musique. Il apprécie déceler le thème récurrent de l’extension, les petits tintement rappelant celui propre à la saga Final Fantasy. Encore une fois, Soken avait produit un petit chef d’oeuvre. Il avait hâte de découvrir ce qu’il allait produire par la suite, mais pour l’heure, il devait se concentrer sur le moment présent. Et le défi qu’ils s’apprêtaient à relever.

Aux pieds de la représentation masculine du tout puissant Omega, la petite patate qu’était Zezerobo dégaina son flingue bien trop grand pour lui. Son joueur observa les placements de ses camarades et s’adapta aussitôt. Et sur les derniers encouragements de leur leader, ils étaient parti.

La bataille fit rage. Maintes fois ils échouèrent, maintes fois ils recommencèrent. Essayant d’établir une stratégie à mesure qu’ils résolvaient les mécaniques, relevaient les patterns. Pas à pas. Échec après échec. Il n’y avait que comme ça qu’ils pourraient progresser. Quand ils parvinrent à atteindre la dernière phase, c’est là que tout se compliqua. Entre temps, un message sur le serveur général était passé, annonçant le clear du raid par l’équipe Entropy, dans le courant de la journée. Les lauriers ne leurs reviendraient pas mais ce n’était pas une raison pour baisser les bras.

Et finalement, ils durent se rendre à l’évidence. Le clear ne serait pas pour aujourd’hui. 20h était arrivé sans crier gare, et la plupart des joueurs devaient malheureusement revenir à leurs obligations externes au jeu. Pendant la petite réunion post-session, il se contenta d’écouter, comme il l’avait fait pour l’ensemble de leur run. Etonnamment, malgré des interventions ronchonnes, “Gunnarr” avait su faire preuve de beaucoup de clairvoyance et de bons conseils pour un joueur qui est plutôt solo. C’est peut-être pour ça qu’il se sentit l’envie de lui envoyer un bref mp.

ZeroHunter : Merci de ta présence pour le raid. J’espère que l’on pourra compter sur toi à la prochaine tentative.

“Non négociable” ? Comment ça “Non négociable” ? Ses yeux ne parviennent pas à décrocher de ces deux petits mots, relativement anodins quand pris séparément mais qui là, ensemble et dans le contexte de la phrase, venaient alourdir son corps tout entier. La perspective d’une sortie en extérieur après une session aussi éreintante ne l’enchantait pas le moins du monde. Déjà que sortir… Pourquoi quitter le confort de sa chambre quand on y était pas obligé ? Alors certes, le service de la cantine était déjà terminé. Certes, il aurait sans doute préféré dormir le ventre creux ou à la rigueur aller prendre un petit snack dans l’un des distributeurs de l’école. Tout plutôt que de devoir aller en ville à une heure pareille ! Et puis dix minutes c’était court pour se préparer. Surtout qu’il venait déjà d’en perdre une ou deux à force de lire et relire en boucle le message, ou la menace, ça sonnait pareil.

Il pouvait fuir par la fenêtre. Mais pour aller où ? Éventuellement, il devrait finir par regagner sa chambre à un moment ou un autre, et même s’il parvenait à temporiser son retour à l’internat, il risquait de le croiser dans les couloirs ! Tout laisser en plan, changer d’idée et s’expatrier à l’étranger était tentant, mais malheureusement irréalisable et peut-être un chouïa trop extrême. Plus que six minutes.

Le prendre par surprise, l’assommer et l’envoyer dans une caisse à l’autre bout du monde. Coûteux, et cela nécessitait de la force et de la discrétion pour faire ça devant les dortoirs sans se faire repérer. La discrétion, il savait faire. Le reste…

Cinq minutes restantes. Kotai finit par reposer son téléphone sur son bureau et fit une petite moue en regardant sa tenue. Il ne pouvait pas sortir ainsi. Son t-shirt était deux fois trop grand, deux comme lui auraient pu s’y glisser, et il dévoilait un peu trop ses bras à son goût. Et puis ce n’était pas une tenue convenable pour sortir. Poussant un soupir, il troqua son haut comfy pour une chemise soignée, son pantalon ample pour un de toile et… Il attendrait la dernière seconde pour les chaussures. Lentilles de contact. Portefeuille. Il se recoiffa soigneusement et enfila finalement ces maudits engins de torture. Ugh.

C’est avec une petite minute de retard qu’il se présenta au lieu de rendez-vous, visage neutre malgré la petite panique sous-jacente dans ses yeux noirs.

« Je m’excuse pour mon retard.. Thunder-san ? »

Ah bah oui. Il avait pas son nom. Les pseudonymes pourraient faire l’affaire en soit, c’était peut-être même mieux ainsi. Déjà qu’il se faisait kidnapper pour une sortie, il n’avait pas envie de mélanger davantage vie réelle et vie en ligne.

Bien évidemment que c’était nécessaire, il n’allait pas sortir dans la rue sans être un minimum présentable. Les apparences étaient importantes, mère avait toujours insisté là dessus. Elle lui avait aussi répété un nombre incalculable de fois de sourire, mais à défaut d’y parvenir, il pouvait toujours prendre sur lui pour arborer une tenue correcte. Ses yeux glissèrent sur la tenue entièrement noire de son ravisseur. Un peu trop unie sans doute, mais le contraste avec ses cheveux blonds était notable. Au delà de ça, savoir si sa tenue lui allait ou non, ce n’était qu’une question de goût, et le japonais n’était pas du genre à se prononcer sur un tel sujet sans y avoir été invité.

« Euh… Kinzoku Kotai. » bredouilla-t-il en guise de présentation, un peu surpris que son interlocuteur ne lui indique que son prénom.

Ils ne se connaissaient pas suffisamment pour s’appeller de manière aussi familière, et, lèvres pincées, il pesa le pour et le contre de vouloir insister. Jetant un petit regard à la rue qui s’ouvrait devant eux, il nota l’absence de restaurant et il en déduit qu’ils allaient sans doute devoir marcher un peu de temps avant d’arriver à destination. Il n’aimait guère meubler une conversation mais c’était une information cruciale, aussi, après une petite minute de silence avec pour seul bruit de fond le son de leurs pas sur l’asphalte, il reprit d’une petite voix :

« Puis-je connaître ton nom, s’il-te-plaît ? »

Quelque chose venait de s’effondrer… Ah oui, la frontière entre le réel et l’internet. La même frontière qu’il espérait maintenir une poignée de minutes auparavant. C’est dingue comment certaines choses pouvaient être à ce point fragiles. Après, ce n’était qu’un échange de civilités, le dénommé Noboru n’avait pas l’air d’un grand bavard, lui non plus, ils ne devraient pas en apprendre beaucoup l’un de l’autre au cours de ce dîner. Et avec de la chance, ils ne se recroiseront peut-être jamais ? C’était peu probable, mais disons plutôt qu’ils ne devraient pas être amenés à se reconnaître l’un l’autre, ce n’était pas comme s’ils étaient dans la même classe et qu’aucun d’eux n’avait pris la peine de retenir la tête de ses camarades.

Encore à râler… Kotai arqua un sourcil face à son soupir, étrangement intrigué par sa réaction. Ce n’était pourtant pas la pire question au monde, plutôt un échange nécessaire pour maintenir une conversation cordiale entre les deux inconnus qu’ils étaient. Il nota néanmoins l’information demandée dans un recoin de son esprit avant de reporter son attention sur la suite de ses paroles. Ou plutôt de son interrogatoire. Là en revanche, cela lui paraissait déjà un peu plus déplacé. Ils n’avaient pas besoin de savoir quels cours l’autre fréquentait, à quel niveau ou que sais-je encore. Ne pouvaient-ils pas en rester à la surface des informations déjà connues ou devinées ? Néanmoins, puisqu’il venait lui-même de lui poser une question, il ne pouvait décemment pas ne pas répondre à la sienne en retour.

« Je suis en première année dans la section scientifique. »

Bon. Le cursus scientifique était vaste, sa réponse restait donc suffisamment vague à son goût, tout en remplissant les champs demandés et- Il le fixait là ? Un peu intimidé de se retrouver ainsi dans le regard scrutateur de son interlocuteur, Kotai s’écarta d’un pas sans pour autant cesser de le suivre. Il avait compris qu’il avait un problème avec sa chemise, mais c’était un modèle extrêmement classique et blanc. A moins d’avoir une tâche - il vérifia - ce qui n’était pas le cas, elle ne lui avait rien fait de mal ! Et lui non plus, à part lui avoir écrasé le pied à midi, mais c’était un malheureux accident qu’il espérait pouvoir mettre derrière eux après ce repas forcé.

Une petite voix observatrice dans sa tête lui rappela qu’il ne lui avait pas retourné la question. Est-ce qu’il avait vraiment envie de le savoir ? C’était plus simple d’éviter quelqu’un quand on pouvait prévoir ses déplacements ou une partie de son emploi du temps. Mais était-ce aussi important que de savoir s’il l’emmenait vraiment dans un restaurant et pas dans un coin sombre pour l’écraser, comme il le lui avait promis ? Les rues alentours étaient dégagées, mais la nuit prenait de plus en plus ses aises dans le ciel, sur le dôme des arbres ou dans les allées.

« Et toi ? Et tu est déjà allé dans ce restaurant ? »

Les deux questions s’étaient brusquement chevauchées dans son esprit pour finalement sortir à la suite l’une de l’autre, sans véritable connexion. Tant pis.

Encore une fois, des réponses courtes et directes. Il ne l’appréciait toujours pas spécialement mais le fait de ne pas se perdre dans des détails inutiles était si appréciable. Il était si courant pour les autres humains que de se perdre dans des discours qui finissaient par ne plus avoir ni queue ni tête. Un dédale insipide de paroles qui finissait par détourner la conversation du sujet initial ou par l’enterrer sous une logorrhée incessante et inepte. Il rajouta les informations dans la liste associée à son interlocuteur, juste en dessous de son pseudonyme, son nom, ses facultés sur le jeu et son caractère bien trempé.

Intrigué, bien que cela ne puisse pas vraiment se deviner sur ses traits immobiles, il l’observe sortir son téléphone et envoyer des images à quelqu’un. Un quelqu’un de proche à en juger par les vibrations de son propre téléphone. S’en saisissant, Kotai jeta un oeil aux photos. De la nourriture. C’était ce qu’ils allaient manger ? Petit silence mental. Il s’était plutôt attendu à de la cuisine traditionnelle et savoureuse, pas à un restaurant européen ou américain. La pizza et la salade avaient l’air pas mal, le reste il n’avait soit jamais osé goûter, soit il ne connaissait juste pas. Comme par exemple cette tranche de… pain (?) recouverte de sauce, fromage et autres ingrédients. Dans tous les cas, ça avait l’air plutôt copieux, même la salade. Pas vraiment le genre de repas indiqué pour le soir. Jamais il n’allait pouvoir dormir avec un tel poids sur l’estomac ! Après ils marchaient depuis un moment déjà, le retour pourrait lui permettre de digérer un peu.

« Ca a l’air lourd. »

Le commentaire était un peu sorti tout seul, mais il ne sembla pas s’étonner de sa propre franchise. Ce n’était pas non plus un appel à changer de restaurant, il avait bien saisi qu’il n’avait pas son mot à dire dans le plan qu’avait décidé son ravisseur, mais il ne pouvait pas non plus l’empêcher de mal le prendre. Pas qu’il y pense, pour lui, la remarque était somme toute naturelle.

Remarque passive-agressive. Elle glissa à la surface de son esprit, rejoignant la pile de toutes celles qu’il avait déjà essuyé par le passé. En extérieur, il ne laissa rien paraître alors qu’il préféra simplement ranger son téléphone sans un mot supplémentaire, ignorant les quelques notifications sans importance qui avaient pop entre deux. Les photos n’étaient pas très engageantes, la compagnie plutôt désagréable, mais c’était sa croix à porter visiblement.

L’échange sembla néanmoins avoir convaincu son interlocuteur de presser le pas et de les délivrer tous les deux de ce traquenard qu’était une discussion sur la nourriture. Au pied du restaurant, Kotai leva le nez vers la devanture avec une expression qui pouvait passer pour dubitative alors même qu’il en lisait simplement le nom. Enfin, qu’il en déchiffrait le romaji et essayer de le prononcer mentalement. Kobe était devenue une ville assez cosmopolite, à l’image de l’académie qu’elle abritait, et il était de plus en plus fréquent de trouver des enseignes étrangères. Ce n’était pas un mal, loin de là, mais il y avait rarement mis les pieds depuis l’époque où il passait son temps libre chez les voisins. Et même là, ils n’avaient pas les finances pour aller fréquemment au restaurant, contrairement à ses parents, mais mère avait toujours insisté pour ne se rendre que dans des restaurants classiques et classieux. Le genre d’endroit où il fallait toujours être bien vêtu, bien poli, et porter des chaussures hyper étroites et lustrées. Bref. Il n’aimait généralement pas les restaurants.

Pourtant, une fois à l’intérieur, il nota avec une pointe de surprise le calme de l’endroit. C’était presque aussi étonnant que la politesse dont fit preuve son camarade envers le serveur. Un bon point. Avec une senpai dans la restauration, il savait à quel point il était important de faire preuve de bonhomie envers le personnel. Envers tout le monde en vérité, mais ça disons que c’était le minimum à observer. Avec un hochement de tête à l’attention du serveur, il les suivit jusqu’à la table et pris place en face Noboru, lui glissant un bref coup d’oeil le temps de le voir se plonger immédiatement dans le menu et de l’imiter.

La plupart des plats étaient inscrits dans leur nom officiel, mais heureusement une petite description en japonais, puis en anglais, apportait quelques clarifications. Alors… Pas de pâtes, c’était trop lourd. Les pizzas, encore pire. Du poisson ? C’était une idée et… La voix du blond le sortie de ses réflexions et il cligna des yeux à son attention, le temps d’intégrer ses questions successives.


« Non, pas d’allergies, mais je veux bien un conseil. Ahem. C’est quoi exactement une.. euh.. blou-cheh-tah ? » tâtonna-t-il avec un accent bien prononcé. « Vacciné oui, majeur non, je regrette, mais rien ne t’empêche d’en consommer. »

A moins d’un an de la majorité, c’était dommage, mais qu’importe. L’alcool ne l’attirait pas spécialement, Noboru ne craignait rien à se commander un verre s’il le souhaitait vraiment. Lui ne comprenait juste pas l’attrait de ce genre de boisson. Pourquoi boire quelque chose qui brouille les sens et peut causer une dépendance ? Mais chacun était libre de prendre ses propres décisions, même les plus mauvaises.

Conseils éclairés, qu’il assimila en silence tout en suivant des yeux les plats qu’il lui pointait. En s’y penchant davantage, ça avait effectivement l’air un peu plus correct que la vaste majorité de la carte. Après encore quelques secondes d’hésitation, il finit par se décider pour la salade proposée, parce que l’image était agréable à l’oeil, mais il gardait néanmoins l’autre plat au nom étrange pour une prochaine fois. Peut-être. Il ne pensait pas revenir ici de lui-même mais si c’était bon et que Tsuni venait lui rendre visite, il pourrait potentiellement l’amener ici. Au moins elle pourrait se dire qu’il sortait d’avantage qu’à Osaka.

Le serveur prit prestement leur commande, Kotai s’étant fixé sur un simple verre d’eau et une part de tarte aux fruits pour le dessert. On avait connu plus faste ou plus amusant comme repas, mais même pour une sortie imprévue, il ne fallait pas non plus abuser des bonnes choses. Ses yeux noirs glissèrent jusqu’à son vis-à-vis, l’écoutant passer commande avant de suivre brièvement le départ du serveur, qui repassa tout aussi rapidement pour leur déposer les boissons.

Et le silence retomba.

Il fallait s’y attendre, ils n’étaient visiblement pas de grands bavards et ne se connaissaient juste pas. Le jeune homme ne semblait pourtant pas s’en formaliser, il se contenta d’attendre leur repas, regard vagabondant autour d’eux, sur la décoration et l’ambiance si différente du cadre typique des restaurants japonais, et qui pourtant en partageait quelques similitudes. Son attention revenait parfois sur la personne en face de lui, sans chercher à aborder ou forcer quelconque sujet. C’était agréable de pouvoir garder le silence, de ne pas sentir la pression d’une interaction sociale banale et sans intérêt. De simplement essayer de profiter du moment présent, aussi impromptu et involontaire qu’il soit. Inconsciemment, ses yeux se plissèrent de contentement, et quand bien même aucun sourire ne vint relever la ligne d’horizon qu’étaient ses lèvres, il avait l’air un peu plus détendu.

Le dîner s’écoula sans la moindre anicroche, au rythme des allers et venues du serveur, seule animation qui venait à peine perturber le silence ambiant. La salade fut agréable, fraîche et légère comme il l’avait espéré, et il picora à son rythme, observant toujours les tables alentours. Chaque plat semblait assez copieux, et il ne mentionnait même pas la taille impressionnante des pizzas. Nul doute que l’endroit devrait plaire à son aînée, autant pour l’ambiance que pour les portions.

Quand le repas toucha à sa fin, il emboîta le pas à son camarade et régla sa part sans un mot avant de le suivre à l’extérieur. Une fois dehors, il s’arrêta devant la devanture et, sortant son téléphone, le nom et l’adresse du restaurant rejoignirent les autres enseignes qui avaient attiré son oeil. Le premier restaurant parmi une petite liste de boutiques de jeux de sociétés et de figurines. Il en avait trouvé la plupart sur le net, il n’avait juste pas encore eu le courage de se rendre sur place pour en vérifier l’intéret. Téléphone rangé, il rejoignit le blond en quelques pas, prêt à prendre le chemin du retour.

Dans le silence, encore ? C’était mieux, c’est vrai, mais il ne pouvait pas non plus se permettre de repartir à ses côtés sans un mot, même convenu. Il inclina donc la tête à son intention avant d’enfin percer timidement le voile de tranquillité qui les enveloppait jusque là.

« Merci de m’avoir fait découvrir cette adresse. »

Et sans s’étendre davantage, il reprit le chemin du retour, écoutant le calme de la nuit et levant un peu le nez par moment pour jeter un oeil aux quelques étoiles qui scintillaient discrètement au milieu du ciel de velours. Hmm.. En y repensant il n’avait pas encore trouvé d’endroit plaisant pour les observer en toute sérénité. Peut-être le toit de l’académie ? Il devrait essayer à l’occasion.

Le retour à l’académie se fit dans un calme relatif, au moins le temps de remonter la rue animée où quelques restaurants avaient accroché leur enseigne. Malgré l’agitation, ils avaient eu la place de se déplacer librement, Kotai ne sursautant qu’à deux ou trois reprises, quand un inconnu eut le malheur de le frôler ou de manquer de le percuter. Il avait pris sur lui pour néanmoins minimiser au maximum ses réactions, étouffant les braises couvantes d’une petite crise d’angoisse. Il prendrait le temps d’y réfléchir et de l’accepter une fois au calme dans sa chambre, bien emmitouflé sous ses draps et le plus silencieusement possible pour ne pas déranger son colocataire. Ne pas se faire remarquer. Ne pas faire de vagues.

Inconsciemment, il se mit à suivre les pas plus décidés de Noboru, se glissant dans le sillon laissé par son passage pour éviter davantage de contacts imprévus, alors qu’il commençait à étouffer dans sa chemise, dans ses chaussures. Trop serré. De partout. Coincé. Cloîtré. Perdu. Ses yeux se fixèrent sur le dos de son camarade, point d’accroche dans ce qui lui paru être un océan de monde.

Et quand la rue s’ouvrit sur d’autres plus calmes, que les passants commencèrent à se faire rare, que la nuit seule se mit à les accompagner dans leur trajet, Kotai se remit à respirer. Il fit quelques pas rapides pour revenir à ses côtés, et poursuivit le chemin, un peu plus léger.

Au pied de l’établissement, de l’internat, la voix du blond l’interpella et il lui lança un regard interrogatif. La prochaine fois ? Un raid, un repas. C’était visiblement le deal qu’il lui proposait. Sans menace ni agressivité perceptible dans la voix. Peut-être une proposition plutôt qu’un contrat. Il plissa les yeux, se contentant d’accepter d’un petit signe de tête. Il le salua à son tour avant de se diriger vers sa propre chambre, veillant à ouvrir le plus discrètement possible la porte pour ne pas déranger le probable sommeil de son colocataire. Il fut tenter de relancer son ordinateur, mais cela n’aurait pas été sage. Alors, à la lumière tamisée d’une lampe d’appoint, il opta pour quelques révisions et la lecture plaisir d’un livre de mécanique. Une soirée classique qui s’acheva sur la consultation rapide de ses messages avant de fermer les yeux.

Une pointe de surprise illumina son regard en voyant la petite notification dans le coin de son écran, et sans hésiter, il accepta la demande d’ami. Ils étaient peut-être partis du mauvais pied, n’avaient peut-être pas forcément échangé beaucoup, mais l’après-midi puis la soirée s’étaient déroulées de manière plus insolite qu’il n’aurait pu l’imaginer. Il se demanda dans quel domaine pouvait étudier Noboru. Peut-être la médecine ? Cela expliquerait pourquoi il ne le reconnaissait pas, en omettant ses piètres compétences en terme de mémorisation des visages. Dans tous les cas, s’il regrettait toujours de lui avoir écrasé le pied, il était… content ? Oui, un peu content, d’avoir fait sa connaissance. Ouvrant la galerie de son téléphone, il prit quelques secondes à trouver l’image désirée, et il la lui envoya dans la foulée. Extinction des feux. Comme pour le squelette de son meme, il était l’heure de dormir.

Meme

#Terminé