Une journée spéciale

La remarque de Beck fit naître un sourire sincère sur les lèvres de Jin, un sourire qui n'avait rien d'une façade cette fois. Elle avait ce don, cette manière bien à elle de glisser des piques légères et enjouées, capables d’alléger n'importe quelle atmosphère. Il posa délicatement ses baguettes sur le bord de son assiette, ses yeux d’un brun profond rencontrant ceux de Beck.

-« Un bon disciple, hein ? »

L'homme sourit en hochant la tête, un éclat amusé dans le regard et reprit.

-« Je pense que tu n’as pas tort. Harumi était… exigeante, disons. Je me souviens qu’elle n’hésitait pas à m’engueuler si je ne coupais pas les légumes correctement. Une vraie furrie ! »

Ashina ria doucement à ce souvenir, mais derrière ce rire se cachait une douce mélancolie. Les images jaillirent dans son esprit avec une netteté douloureuse : Harumi, adolescente, penchée sur une planche à découper, ses longs cheveux attachés en une queue de cheval pratique, son sourire déterminé et un peu moqueur lorsqu’il tentait maladroitement d’imiter ses gestes précis. « Si tu veux cuisiner, fais-le bien ou passe ton tour, Jin ! » l’entendait-il encore dire, sa voix vive résonnant dans sa mémoire. Ils avaient éclaté de rire ce jour-là, et il se rappelait encore le goût de leur premier plat réussi : un curry japonais qui lui avait semblé être le meilleur repas de sa vie.

Son sourire se fit plus doux, presque imperceptiblement triste, alors qu’il reprit la parole :

-« Elle m’a appris tout ce que je sais en cuisine. Je crois que, d’une certaine manière, elle voulait que je garde une part d’elle avec moi… même sans le savoir. »

Le professeur baissa un instant les yeux sur son assiette, jouant distraitement avec une tranche de légume. Le souvenir d’Harumi pesait sur son cœur, comme un mélange d’apaisement et de douleur. Mais il releva rapidement la tête, ne voulant pas assombrir le moment. Oribe méritait mieux que ça.

-« Mais tu sais, toi aussi tu as un bon instinct pour la cuisine, apprendre par soi-même, c’est admirable. Je suis sûr que tes plats sont bien meilleurs que tu ne le penses. Et, entre nous, l'instinct en cuisne... C’est exactement ce qu’Harumi prônait. Elle aurait sûrement adoré goûter tes plats. »

L'homme accompagna ses paroles d’un sourire chaleureux, cette fois pleinement tourné vers sa récente compagne. Sa présence avait quelque chose de réconfortant, de lumineux, et il voulait s’accrocher à cette lumière, même si une part de lui restait obstinément tournée vers le passé. Il voulait lui donner, à elle, tout ce qu’il avait peut-être raté avec Harumi : des rires, de la complicité, et surtout cette attention qu’il n’avait pas toujours su offrir à son premier amour.

Lorsque Beck plaisanta sur le jogging matinal, Jin ne put retenir un léger rire, un éclat plus spontané cette fois. Il s’adossa légèrement à sa chaise, croisant les bras dans une posture décontractée.

« Toi ? Courir à sept heures du matin ? »

Il secoua la tête avec un sourire taquin.

-« J’ai du mal à y croire. Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour, je tenterai l’expérience. Tu pourrais être surprise de voir à quel point le monde est beau à l’aube. »

Ashina prit une gorgée d’eau, son regard se perdant un instant dans le vide, comme si ses pensées l’avaient brièvement emporté ailleurs. Le monde à l’aube… Il se souvenait des matins où lui et Harumi s’échappaient tôt de la maison pour rejoindre la plage, encore déserte. Ils s’asseyaient côte à côte, partageant un petit déjeuner improvisé, et parlaient de tout et de rien, leurs pieds effleurant le sable humide. Harumi adorait ces moments simples. Il se demandait parfois si Beck les apprécierait autant, si elle aussi pouvait trouver la beauté dans ces petits instants volés à la routine.

« Enfin, ne t’inquiète pas, je ne te forcerai pas à courir. Pas tout de suite, en tout cas. Mais si jamais tu changes d’avis, je suis là. »

Pour une fois, Jin se sentait satisfait, non seulement du plat, mais aussi de l’atmosphère qu’ils avaient su construire ensemble. Ce n’était pas parfait, loin de là, mais c’était réel. Et cela, à ses yeux, avait plus de valeur que tout.