[Terminé] Deux mains dans un seul pot de pop-corn | Ft. Maka

Enfin, enfin, enfin, enfin !

Lou trépigne dans le hall d’entrée du cinéma de Kobe. Elle ne tient plus debout. Elle attend ce jour depuis des semaines. C’est son date ! Son tout premier date ! Avec une fille ! Quand Maka lui a proposé de passer le réveillon ensemble, au cinéma, Lou n’en a pas cru ses yeux. Elle a relu le sms une dizaine de fois, avant de répondre un simple : “Oui, avec plaisir, tu veux voir quoi ?”. Elle l’a écrit, supprimé, ré-écrit, re-supprimé, ré-ré-écrit, re-re-supprimé, avant de le ré-ré-récrire une dernière fois.

Est-ce qu’il faut être flirty ? Ou prendre des distances pour se faire désirer ? Sauter sur l’occasion pour lui dire combien elle est belle et qu’elle lui plaît, ou plutôt faire comme si de rien n’était ?

Lou a opté pour la dernière option. Mais derrière son téléphone, elle avait envie de crier “OUI MAKA, OUI PASSONS NOEL ENSEMBLE, ET TOUS LES AUTRES JOURS DE L'ANNÉE". Lou a oublié Louise, son flirt de France, en un claquement de doigts. C’est que Maka lui a fait de l’effet, pendant ce fameux accident de sapin. Et si elle aurait pu l’oublier facilement en quelques semaines, cette invitation surprise a rendu Lou complètement dingue.

Il n’a suffit à Maka que de donner un peu d’attention à Lou pour que cette dernière tombe raide dingue d’elle.

Elle a tout épluché, sur internet. Elle a vu ses concerts, son agence, ses photos. Ses goûts aussi, ou alors ce que son agence dit être ses goûts. Maka est devenue une véritable obsession, jusqu’à aujourd’hui, enfin.

Leur date.

Mais l’heure de rendez-vous est passée depuis dix bonnes minutes, et Lou, qui était là en avance, commence à s’impatienter. Elle va pas se faire poser un lapin, quand même ?

Tenue de Lou:

« He-hello ! » Lou retient un “Wow”.  « Je n’ai presque pas attendu. »

Maka est là. Maka est là ! Maka est belle. C’est la première fois que Lou la voit en robe ? Elle est vraiment, vraiment, vraiment trop belle dans sa robe. Lou agrippe le tissu de son vêtement. Elle aussi a fait attention à sa tenue avant ce rendez-vous. Elle a passé un temps monstre dans la maison de ses parents, à essayer ses vieilles fringues. Les plus mignonnes ! Elle a troqué ses vêtements sportswear pour cette robe longue.

Elles sont si apprêtées, toutes les deux. Elles iraient bien ensemble, n’est-ce pas ? Lou commence à se faire des films. Si Maka est si jolie, c’est qu’il s’agit vraiment d’un rendez-vous galant. On ne se pomponne pas pour une soirée entre copines, n’est-ce pas ? Non. C’est un vrai date. Un vrai de vrai de vrai date.

Lou en est de plus en plus convaincue, surtout lorsque son rencard lui propose le popcorn. Un pot pour deux ! C’est comme dans les films les plus romantiques. Le cœur de Lou rate un battement. Son imagination lui fait des surprises. Elle envisage déjà leurs mains nouer à la discrétion des popcorns.

« C’est parfait ! Très bien ! Un popcorn pour deux, on l’achète après avoir récupéré les places ? »

Maka et Lou ont déjà choisi le film qu’elles vont voir. Un film d’horreur, maison hantée et fantômes à foison, qui excite complètement la petite Lou. Elle adore ce type de films, elle en regarde depuis des années en douce sur son ordinateur. Maintenant qu’elles ont toutes les deux seize ans, elles peuvent même en profiter au cinéma. Lou ne se laisse que très rarement avoir par les jumpscares, bien trop habituée à la réalisation de ce genre de films, alors elle a une idée en tête : rassurer Maka et jouer la protectrice. Une attention qui la fera craquer, non ?

Les deux filles se rapprochent du comptoir, récupèrent les places, puis se dirigent vers l’étale aux confiseries. Lou, galante, refuse que Maka paye le pot de pop-corn :  « Tu m’offres déjà la séance, c’est à moi de m’occuper des friandises ! », puis elles descendent dans la grande salle noire.

Elles ne sont pas toutes seules, mais la salle n’est pas pleine. Elles ont donc le choix du placement. Lou préfère être au centre, pour se prendre tout le son et les images dans la tronche. Mais elle préfère laisser le choix à son date :  « Tu préfères t’asseoir où ? Devant, milieu, derrière ? Moi, tout me va. » Non, elle n’est pas fan de devant, ça lui fait mal à la nuque, mais elle préfère s’effacer.

Tenue de Lou:

Choix du film ? Check.
Achat du popcorn ? Check.
Placement dans la salle ? Check.

Maka et Lou s'assoient tout au centre. Petit à petit, la salle se remplit. Un couple de trentenaires passe juste devant les deux lycéennes. Lou s’apprête à râler, mais ils préfèrent des fauteuils un peu plus loin. Le film commence, et personne ne s’est placé devant elles. Parfait ! Quand on est petites, c’est difficile de supporter les touffes de cheveux qui remuent devant l’écran de cinéma.

Les bandes-annonces défilent, ainsi que quelques pubs. Lou n’est pas du tout concentrée sur l’écran. Son regard fait un ping-pong entre la porte qui s’ouvre et se ferme à l’entrée de nouveaux spectateurs, le pot de pop corn dans lequel elle n’ose pas encore piocher, et la main de Maka, qui y fait quelques allers et retours.

Lou n’ose pas attraper de friandises, parce qu’elle a peur que leurs doigts se frôlent, se touchent, et peut-être, qui sait, s’attrapent ! Elle ne sait pas si elle brusque les choses et tout à coup, toutes ses certitudes deviennent des inquiétudes. Et si, pour Maka, ce n’était pas du tout, du tout un rendez-vous ? Et si elle avait mis une robe juste pour le week-end ? Et si, elle n’avait pas vu qu’on était la veille de noël et qu’elle ne faisait pas gaffe à tous les couples qui le fêtent ?

« Ah-ah, oui mon téléphone. » Lou l’éteint, et le range bien profondément dans son manteau. Pourtant, tout de suite, elle a envie de s’y cramponner pour chercher sur google des réponses à ses questions.

Alors, quand le film commence, elle n'en profite pas du tout. La gamberge a raison de la pauvre lycéenne, qui ne fait que penser à Maka et à ses intentions. Mais heureusement, après une dizaine de minutes, la fiction a raison de la réalité et Lou se laisse avoir par les fantômes.

Machinalement, elle attrape quelques pop corn dans la boîte. C’est bon, Lou en oublie presque l’objectif de la soirée, ainsi que Maka. Le film est bien trop intéressant. Elle en aime les musiques grinçantes, les décors brumeux, ainsi que les fantômes. Lou, elle adore les films de fantômes. Elle n’en a pas peur, mais pas peur du tout. Elle a appris à dédramatiser et à chercher l’effet spécial dans le film.

Un petit bond.
Quelques popcorns.
Lou se rend de nouveau compte de la présence de Maka.

Elle tourne immédiatement le regard pour voir son rendez-vous crispé dans le fauteuil. C’est mignon. Lou ne s’attendait pas à ce que Maka ait peur du film d’horreur. Mais ses inquiétudes et ses doutes refont surface. Est-ce qu’elle peut se permettre de poser une main sur son épaule pour la réconforter ? Ou lui dire que tout va bien, qu’elle peut se cramponner à elle si ça la rassure ?

Non, clairement pas. Alors, résignée, Lou retourne au film, et au popcorn. Elle glisse une main innocente dans le pot, prête à attraper une grosse poignée.

Mais la douceur qu’elle attrape n’est pas faite de maïs.

Lou agrippe à pleine main celle de Maka. Quand elle s’en rend compte, elle sursaute, retire sa main et manque de faire tomber les pop-corns, qu’elle rattrape en dernière minute, et s’exclame, un peu trop fort :

« Pardon ! Pardon ! Pas fait exprès ! »

Trop fort, même, à quelques rangs au-dessus, un “Chhhhhhh”, lui demande de se taire.

Tenue de Lou:

Le cœur de Lou bat à mille à l’heure. Elle est si perturbée qu’elle n’a même pas le courage de se retourner et fermer le clapet à la personne qui lui a demandé de se taire. C’est bon ! Il n’est même plus possible de faire un petit écart dans les salles de cinéma, maintenant ? Il faudrait se taire, ne pas bouger. Boomer,  va ! On ne va pas voir un film d’horreur si on ne veut pas entendre des personnes crier.

Enfin, crier…

Lou n’a pas vraiment crié de peur devant le film, non. Mais elle est encore plus effrayée par ce qu’il vient de se passer. A vrai dire, même si elle aime draguer des demoiselles sur les réseaux sociaux, Lou n’a jamais eu de vrai date avec une fille. Et maintenant qu’elle doute de la qualité de leur rendez-vous, elle essaye de faire le minimum syndical.

Les yeux rivés sur l’écran de cinéma, et évitant absolument ceux de Maka, Lou essaie de reprendre son souffle. Elle tient très fort le pot de pop-corn pour ne pas le renverser et perdre davantage de sucreries.

Mais Maka ne fait pas de cadeau. La pauvre Lou sursaute de nouveau lorsque son rendez-vous lui prend la main. Son cœur s’emballe, et ses pensées aussi. Alors, comme ça, c’est une vraie date ? Un vrai de vrai de vrai ? Elle ne s'était pas trompée ? On ne tient pas la main des gens sans aucune arrière pensée ? Même les amies les plus platoniques ne se tiennent pas la main de cette manière ! Lou a envie de croire que c’est un signe. Elle a un rencard, avec une vraie fille.

Alors, impossible de se concentrer sur le reste du film. Malgré les screamer, et les jump-scares, Lou reste immobile dans son siège. Elle ne mange même plus de pop corn. Elle a peur que si elle bouge, ne serait-ce que d’un millimètre, la main de Maka se détache de la sienne. Elle est douce, elle est chaude, elle est si réconfortante. Une main de fille, dans la sienne.

Et les crédits arrivent.

Et les lumières s’allument.

Leurs mains sont toujours nouées. Par hasard ? Par habitude ? Peu importe, Lou a envie de croire que c’est par tendresse.

« Le film t’a plu ? »

Lou, elle ne peut même pas répondre à cette question. Le film, elle s’en souvient plus du tout. Il n’y a plus que la main de Maka.

Tenue de Lou:

« Eeeeuh… » Lou, allez, réfléchis, pense, trouve quelque chose à dire. Elle te pose une question ! Tu ne peux pas juste te permettre de lui répondre “Je n’ai absolument rien suivi, je suis incapable de te dire de quoi le film parle, vraiment, j’ai rien compris à la fin, et puis de toute manière, je ne suis même pas sûre d’avoir vu la fin ! Invente ! « Oui, oui, j’ai aimé. » Ah ! On aura vu mieux, comme invention. Lou espère qu’une seule chose : que Maka ne cherche pas à en savoir plus. Pas de description de scène, d’acteur préféré, de musique à en couper le souffle ! Elle n’en sait rien du tout.

Et Maka lâche la main de Lou.

C’est comme un vide, d’un coup. Lou s’était habituée, à la chaleur de leurs paumes, collées l’une à l’autre. Mais c’est peut-être à cause des lumières, qui les inonde. Dans le noir, personne ne pouvait les voir, maintenant qu’il fait jour, c’est peut-être plus difficile d’être romantiques. Après tout, l’homosexualité c’est plus facile à vivre cachées !

Lou enfile son manteau, son écharpe, et se lève à son tour. Elle suit Maka jusqu’à la sortie. Elle regarde tous les couples dans la file qui attendent d’entrer dans la salle de cinéma. Certains s’énervent “ah on en a marre de ceux qui racontent la fin en sortant !”. C’est bien, Lou ne pourra pas les spoiler.

Le macadam est trempé, il pleut encore un petit peu. Temps de crotte ! Lou préfère l’été, et ses beaux rayons de soleil. Elle enfile sa capuche. Sous cette capote de tête, elle ne se sent pas du tout à son avantage, mais elle ne veut pas, mais pas du tout, arrêter ce rendez-vous maintenant :

« Non, même pas peur ! » Elle se mord l’intérieur de la joue avant de rajouter “J’suis pas en sucre”. Vieille expression qu’elle emprunte à sa grand-mère, mais trop désuète pour un rencard. « Tu as quelque chose en tête ? »

Lou n’a pensé à rien d’autre qu’au cinéma. En fait, Lou n’a pensé à rien d’autre que Maka. Piètre amante, elle ne sait pas du tout comment on arrange un rencard… Si tant est que s’en est un.

« Je te suis ! » L’aventure commence !

Lou se laisse emporter par Maka. Elle ne réfléchit pas, elle se laisse guider. De toute manière, ce n’est pas son genre, à Lou, de trop réfléchir. A la limite, penser, peut-être, et encore. Enfin, aujourd’hui, oui, elle pense. Elle vit à fond dans ses propres rêveries. Elle est déjà dans le futur, à imaginer Maka dans ses bras. Maka qui la tire dans les rues. Maka, Lou, et l’aventure !

Lou, elle ne fait même pas gaffe au chemin. On pourrait la tirer, n’importe où, qu’elle se laisserait faire. C’est drôle, mais elle a vraiment confiance en son rendez-vous. Pourtant, ensemble, elles se sont déjà fourrées dans de drôles d'histoires. Tiens, le sapin. Lou se demande si des étudiants ont remarqué qu’il était branlant, un peu ridicule. Elle, elle aime bien ce sapin. Quand elle passe devant, elle pense à Maka. Et même si la résultante, c’est deux heures de colle - et ce n'est pas rien ! -, elle y conserve tout de même un souvenir chaleureux.  

Une à une, Lou grimpe sur l’échelle. Même pas peur ! Ni des hauteurs, ni de glisser. Elle a l’habitude, de vadrouiller. Il n’y a rien de plus excitant que la nouveauté. Et tant pis si c’est un peu dangereux ! Elle préfère vivre à fond, et se casser quelques os, que de passer son temps à attendre que le temps passe sans rien découvrir.

« Merci ! »

Néanmoins, elle attrape la main de Maka. Elle aurait pu se hisser toute seule jusqu’au toit, mais sa robe longue restreint les mouvements de ses jambes. Ah ! Elle préfère vraiment la jupe courte de son uniforme de collégienne. C’est beaucoup plus pratique pour grimper.

Sur le toit. Elle aimerait, Lou, dire que c’est magnifique, mais pour le moment, ce n’est rien d’autre qu’un toit. Et pas terrible, en plus. C’est beaucoup de béton. Mais Maka continue la balade et l’aventure les entraîne jusqu’à un bloc de béton.

« M-Mais ! »

Trop tard, Lou aurait voulu dire à Maka de garder son manteau, elle va avoir super froid, habillée comme ça. Et puis, Lou, elle s’en fiche pas mal de se mouiller les fesses. Au pire, elle aurait conservé une position en canard, elle a les cuisses solides, et les squats, ça ne lui fait même pas peur !

Mais le manteau est là. Interdite, elle hésite à monter dessus. N’est-ce pas trop tard ? Elle pourrait retirer le vêtement, mais le tissu est déjà imbibé. Maka a une mauvaise habitude au sacrifice, à des moments où ça n’est pas nécessaire, mais cette fois, Lou accepte et monte sur le manteau, elle s'assoit au bord, ses jambes dans le vide, et appelle Maka pour qu’elle la rejoigne.

Magnifique. C’est tout simplement magnifique, la vue d’ici. Lou ne pensait pas accéder à un tel panorama depuis un simple toit. Les lumières de la ville créent un tableau coloré. La lycéenne regrette presque de ne pas avoir pris son appareil photo. Mais elle sort de sa poche son téléphone portable pour en prendre une du paysage, puis une seconde, une troisième.

Et elle se tourne. Son appareil se déclenche et elle immortalise le visage de Maka, perdue dans ses pensées, ou dans l’admiration du paysage.

« C’est vraiment beau. »

Maka, le paysage, et les yeux de Maka qui regardent le paysage.

Oh non ! Non non non. Ce n’est que le premier rendez-vous et voilà que Maka affiche déjà une mine déconfite. Il n’a fallu que trois petites heures, même pas, peut-être seulement deux, pour que Lou fasse une bourde. Elle le savait ! C’était pas possible d’y arriver du premier coup. Elle n’est pas assez expérimentée, Lou, alors elle a cramé toutes ses chances de peut-être vivre un truc avec Maka. Pas besoin que ce soit un gros truc, une histoire d’amour, pour la vie ou quoi que ce soit.

Non, elle aurait bien aimé rien qu’une petite histoire.

Rien que de petits souvenirs.

Rien d’autre.

Mais voilà que maintenant, elle risque de ne plus rien vivre du tout. Tout ça à cause d’une petite, toute toute petite photographie. Et parce qu’elle voit bien que Maka est embêtée par cette photo, elle a dû mal à l’expliquer :

« B-bah… En fait… C’est que… »

C’est rien de grave, pourtant. C’est juste que le moment était agréable, que c’était joli, que Lou depuis quelques mois fréquente le club de photographie et n’a jamais l’occasion de travailler sur des portraits. Le visage de Maka était joli, parce que le moment était joli, parce que rien d’autre.

« Juste que… »

Elle avait pas pensé, Lou, au fait que c’était bizarre. On ne prend pas les gens en photo comme ça, sans leur demander leur accord. Maka n’aime peut-être pas qu’on l’imprime. Et puis, en plus, qu’est-ce qu’elle va faire de la photo, après ?

« En fait… »

Rien. Mais rien du tout ! Elle va la regarder, et c’est tout. Finalement, Lou reprend ses esprits. C’est pas grave, c’est une photo. Une photo, c’est pas indélébile. Et puis, c’était innocent, c’est pas comme si elle avait des idées derrière la tête ou quoi, ou qu’est-ce :

« J’avais juste envie de garder un souvenir, et puis tu étais jolie, avec le reflet de la lumière, mais si tu veux je la supprime. » Une respiration. « Désolée. »

Heureusement que la nuit enveloppe les deux adolescentes. Lou ne se rend pas bien compte, du rouge aux joues de Maka. Impossible, alors, pour elle de savoir toute la timidité que trahit le visage de la chanteuse. Et puis, même si elle pouvait le voir, Lou ne voudrait pas croire aux indices. Est-ce qu’il y a quelque chose entre elle et Maka ? Elle en était certaine, au début du rendez-vous, et à la fin, elle doute un peu.

Elle aimerait bien y croire, mais c’est irréel, surréel, même. Les lesbiennes, ça ne court quand même pas les rues.

Mais elle a envie d’y croire un peu plus, quand Maka lui dit qu’elle est jolie. Elle est jolie, Lou ? Elle ne le croit pas vraiment, mais le compliment la touche.

« Merci. »

Elle ne le refuse pas, elle le prend, elle l’accepte. On ne lui dit jamais qu'elle est jolie. Plutôt qu’elle est énergique, qu’elle est entraînante, qu’elle est sympa, qu’elle est souriante. Mais jolie, ça, non !

« Et j’aimerai bien, la garder. »

Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle en fera, Lou, mais une photo comme ça, il ne faut pas la jeter. Qui c’est, c’est peut-être la première photo d’une longue série ? Et puis, juste comme ça, elle tend le téléphone vers Maka, pour qu’elle puisse le prendre et :

« Tu veux la voir ? »

Il n’y a pas que l’éclairage qui est super, mais Lou garde la réflexion pour elle. Dieu sait combien c’est difficile pour la lycéenne de se trouver jolie. C’est sûrement pareil pour Maka. C’est l’âge, disent les adultes. Le changement du corps, tout ça. Mais Lou ne sait pas vraiment si un jour elle pourra se trouver bien sur une photographie. Elle est si différente des filles “jolies”. Elle n’est ni douce, ni mignonne.

Il pleut.

A grosses gouttes, cette fois. Et malgré le parapluie de Maka, les jambes de Lou commencent à tremper. Et si elle a l’habitude de l’aventure, elle commence à légèrement claquer des dents. C’est qu’il fait froid, en ce jour de noël 2017. Et qu’il se fait tard aussi. Lou a froid, mais elle n’a pas envie de le dire. Elle jette un coup d'œil sur les épaules de Maka. C’est vrai, elle n’a pas de manteau !

« Il commence à se faire tard, mais je rentre chez mes parents ce soir, donc pas peur du couvre feu ! »

Lou a vraiment envie de continuer la soirée. Mais est-ce que Maka a le luxe de ne pas rentrer dans les dortoirs ?

« Mes parents ont un restaurant, pas très loin d’ici. Si tu veux, on peut aller s’y réchauffer, et manger un peu ? »

La lycéenne sait que l’établissement est plein de jeunes amoureux qui ont réservé pour l’occasion, mais il y a toujours moyen de se trouver un petit coin dans la cuisine, et à l’abri des regards.

Lou louche sur le parapluie, qu’elle tient entre les mains. C’est vrai qu’elle est trop tête en l’air pour penser à ce genre d’outils. Son parapluie, il est bien rangé dans son placard, au sec, et au chaud ! Mais Maka en a déjà bien assez fait ! Lou n’a pas envie de profiter de sa gentillesse.

Et puis, elle aimerait aussi pouvoir prendre soin de Maka ! La galanterie, ça devrait aller dans les deux sens - surtout quand il s’agit de deux demoiselles -. Alors, poliment, elle refuse :

« Non, non, t’inquiète pas ! »

Un passage par l’échelle ! Lou fait attention. Les chaussures qu’elle porte aujourd’hui sont un peu trop neuves, et un peu trop rigides. C’est le genre de soulier que l’on ne porte que pour des rendez-vous amoureux. Mais heureusement, la muse de l’adresse a été clémente, et Lou arrive tout en bas sans une égratignure.

Soudain, une idée passe par la tête de la lycéenne. Et si elles le partagaient, ce parapluie ? C’est romantique, et puis comme ça, aucune ne sera vraiment mouillée. A la limite, leurs épaules. Alors, sans même proposer à Maka, Lou se rapproche et tend le parapluie au-dessus de leurs têtes.

« Reste près de moi. »

Elle se mord la joue. C’est qu’elle est fière, Lou, de sa formule. Elle a l’impression d’être comme les stars de cinéma. Ou les garçons dans les dramas. C’est à son tour de jouer le jeu de la galanterie, et elle adore ce rôle.

Un frisson.

Lou aimerait rester classe, donc rester de marbre, mais elle n’y arrive pas. Dès que Maka attrape son bras, son cœur se met immédiatement à battre la chamade. Et puis ses joues, oh oui, ses joues ! Elles brûlent. Impossible d’ignorer combien la chanteuse lui plaît. Combien ses attentions lui plaisent, aussi.

Elle espère, le plus sincèrement possible, que ce n’est pas juste amical. Faites que Maka ait un petit coup de cœur pour Lou, rien qu’un petit. Elle ne peut pas être aussi romantique sans avoir une idée derrière la tête. Non ? Quand même pas !

Elle le sait, pourtant, Lou. Tout le monde n’est pas homosexuel. Et les chances que Maka le soit sont plutôt pauvres. Mais plus le rencard dure, et plus Lou a la sensation qu’il s’agit bel et bien d’un rendez-vous amoureux. Que ses rêves les plus fous se réalisent.

Quelques gouttes de pluie dégoulinent le long du parapluie pour échouer sur l’épaule de Lou. Elle regarde Maka, pour s’assurer que tout va bien. Son manteau est déjà trempé, elle doit se dépêcher de rejoindre le restaurant.

Alors, elle presse le pas. Et elle entraîne Maka dans les rues de Kobe. Au maximum, elles s’abritent sous les devantures des magasins. Un dernier détour, à droite, vers la rue des restaurants, et Maka peut lire, en français “Au gourmet”. Une inscription argentée, sur une devanture noire. Le restaurant est assez classe, il est rempli, aussi.

Le réveillon de noël, Lou ne l’a jamais fêté en famille. C’est la dure vie des restaurateurs : les fêtes, c’est en décalé. Lou n’est pas fâchée, bien au contraire, elle est heureuse de voir ses parents enfin réussir dans un commerce de bouche. Après l’échec de leur restaurant en France, les deux cuisiniers avaient très peur de rater leur seconde chance au Japon. Ils ont de la chance, à Kobe, les affaires vont bien.

« C’est ici, viens, on va se mettre au sec ! »

Toutes les tables sont prises, mais Lou ne s’éternise pas dans le restaurant. Le parapluie plié dans les mains, elle se dirige vers l’espace du personnel, en saluant quelques habitués d’un « Bonjour ! » enjoué. Et si dans les cuisines, c’est la folie, dans la petite salle de repos, c’est le calme.

Il n’y a plus que Lou et Maka, qui peuvent maintenant se débarrasser de leurs affaires, et profiter de la chaleur des radiateurs.

Lou fronce des sourcils. Comment ça, que ça dérange ? « Baaaaah… Oui. » Elle est on ne peut plus certaine ! C’est que, ici : « C’est chez moi, quand même. » L’appartement familial est au-dessus du restaurant. Et puis Lou y travaille souvent. Et même si le restaurant n’a ouvert qu’il n’y a que quelques mois, elle y a investi les lieux. A côté des fours et des casseroles, il n’y a pas de meilleure maison.

Et c’est à ce moment qu’elle se rend compte qu’elle ne connaît pas bien Maka, et que Maka ne la connaît pas bien. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire ses parents ? Est-ce qu’ils vivent à Kobe ? Et puis, c’est quoi ses passions ? Sauf peut-être la musique. Ce sont des simples camarades de classe.

Crotte ! Se prendre la tête, ça ne sert absolument à rien. Ce genre de rendez-vous, c’est bien pour faire connaissance, non ? Alors, elle fonce, la Lou :

« Mais considères toi comme VIP ! Je vais chercher une carte, prends tout ce que tu as envie. C’est cadeau de la maison. » Lou s’apprête à sortir de la pièce, et avant de disparaître, elle s’arrête à l’encadrure de la porte et se retourne vers Maka : « Et pas de négociation, je travaille souvent ici comme serveuse pour donner un coup de main à mes parents, donc on peut manger à l’oeil. »

Et elle disparaît. Elle veut faire vite, Lou, pour ne pas trop faire patienter Maka. Quand elle revient, c’est promis, elle lui posera plein de questions ! Genre “C’est quoi ta couleur préférée ? Tu es plutôt chien ou chat ? Est-ce que tu aimes les filles ?” Non. Peut être pas la dernière tout compte fait. Elle trottine dans le couloir, est rattrapée par sa maman qui lui demande un bisou, attrape une carte et revient dans la petite pièce des employés.

Elle montre la carte, comme un trophée, avant de la poser devant Maka. « Tu peux prendre tout ce que tu veux ! C’est de la cuisine française. Moi, j’adore les œufs mayo et la soupe à l’oignon ! Mais on peut prendre un peu de bœuf au poivre qu’on partage, ou alors des poireaux vinaigrette ! » Lou redresse le visage. En fait, elle se défile. Les milliers de questions, elle les lui posera en attendant les plats. C’est bien, aussi, en attendant les plats.

« Du boeuf au poivre, oui. »

Lou est habituée des recettes françaises. Aussi longtemps qu’elle se souvienne, ses parents n’ont jamais cuisiné autre chose. Pourtant, lorsqu’il a choisi son apprentissage, le père Takahashi n’avait pas pris la France par passion. Il préférait la cuisine italienne, lorsqu’il était jeune. Mais parce qu’il n’a pas trouvé de restaurant près à l’accueillir en Italie, il a volé jusqu'à Paris. Et c’était un coup de cœur. Un véritable coup de cœur. Qui n’a cessé de se développer au cours des années.

« Ce sont des filets, des pièces de viandes très tendres, nappées d’une sauce à la crème et au poivre blanc ! C’est super bon ! »

Mais voilà qu’une question se pose : plutôt saignant, ou à point ? Une question qu’on ne pose pas très souvent dans les restaurants japonais. Alors, elle préfère être simple :

« Le boeuf peut être très cuit, ou encore un peu cru au milieu, tu préfères comment, toi ? »

Lou, elle préfère quand c’est encore un peu rosé. Pas trop saignant, mais pas trop cuit non plus. En plus du boeuf au poivre, Lou pointe du doigt quelques entrées qu’elle pense être sympas à goûter ensemble : la fameuse soupe à l’oignon, un peu de pâté de campagne. Plus qu’à passer commande auprès des chefs de cuisine.

« Je reviens ! »

Lou file vers l’accueil, attrape un petit calepin où elle note les trois plats qu’elle veut faire goûter à Maka, arrache la petite feuille et glisse en cuisine pour la tendre à sa mère. Il y a beaucoup de commandes, mais maman lui a promis, elles ne vont pas attendre trop longtemps. Avant de sortir de la cuisine, Lou attrape une bouteille d’eau, et deux verres, qu’elle rapporte à Maka.

Cling, cling, cling. Elle pose les deux verres sur la table, ainsi que la bouteille, retire le bouchon, et leur verse un petit peu d’eau. Et finalement, quand Lou est installée, elle se lance :

« Et toi, tes parents ils font quoi ? »

C’est le moment de faire connaissance.

Ce sera mi-cuit, alors. Lou sait que la cuisson saignante peut-être un peu répugnante. Et pour un premier boeuf au poivre, il faut faire sensation ! La jeune lycéenne est très fière de la cuisine de ses parents. Elle espère que Maka appréciera la viande, et peut-être, ramènera des amis ou de la famille.

En parlant de famille, c’est vraiment différent de la sienne. C’est qu’ils sont loin, en plus ! Lou n’arrive pas à imaginer ses parents à une heure d’elle. Même si maman et papa ont longtemps été absents à cause de leur travail, elle aime pouvoir les voir, les saluer, surtout les savoir pas très loin.

Contrairement à Maka, qui semble avoir un grand frère qui prend soin d’elle, Mathéo et Anna ne sont pas les plus tendres.

« Oui, oui, ils cuisinent. Ils ont tout appris en France ! C’est pour ça que je suis née à Paris. »

Pourtant, Lou n’a pas eu le droit à la nationalité française. Il faut séjourner 12 ans dans le pays, qu’on leur a dit à l’ambassade !

« C’est pas trop dur, avec tes parents loin ? Et puis… » Lou est confuse, avec le terme “contrat”, elle ne comprend pas bien. Est-ce par rapport au travail de Maka ? À sa carrière de chanteuse ? C’est encore pire si ses parents ne sont présents que professionnellement. C’est important, aussi, la tendresse de ses proches. « Le contrat ? »  

Le plan “apprendre à se connaître” fonctionne bien. Maka en est très très réceptive. Peut-être même trop ! Lou est comme inondée de questions auxquelles elle répond avec un grand plaisir : « Le restaurant est ouvert depuis cet été ! Avant, on habitait plus loin, dans la campagne. On vit au-dessus, dans l’appartement. » Elle pointe le plafond du doigt. « Mais bon, je vis surtout dans ma chambre de lycée. Ils finissent trop tard leurs soirées et ils veulent que j’étudie dans de bonnes conditions. »

Ah ! De ménage ! Décidément Lou n’a rien compris. Ou bien, elle n’a rien suivi. Peut-être un peu des deux, à tout bien réfléchir. Elle a faim. Les popcorn ne sustentent pas son appétit de loup. Elle guette régulièrement vers la porte : est-ce qu’un serveur va entrer ? Mais personne. Elle espère que ce ne sera pas maman. Et qu’elle l’embrasse, tout ça, devant Maka. Lou ne refuse que très rarement les bisous et les mots doux, mais là elle a envie de se montrer comme désirable, et pas comme une gamine.

« J’apprends à connaître mes colocataires ! Tsumugi-san est vraiment trop gentille, elle m’aide à prendre soin de mes cheveux, je crois qu’ils sont plus brillants depuis qu’elle me met des soins. » Et plus jolis. « Seito-kun est plus discret, mais il m’a aidé avant les examens pour le français, franchement je lui dois ma réussite à l’épreuve. » A lui, mais aussi au travail. Lou a donné de sa personne ces dernières semaines pour ne pas rester sur la sellette. Elle sait qu’elle n’est pas très en avance scolairement. « Eeeet, Montoro-kun, je le croise parfois, mais on ne se parle pas beaucoup. » Mais est-ce que ça intéresse Maka, tout ça ? Lou se mord un peu la joue. Elle parle beaucoup trop, pour ne rien dire d’intéressant.

Alors, elle repart sur les questions de famille : « Tu vas faire quoi, du coup, le jour de l’an ? ? » Lou ne pourrait pas imaginer un nouvel an sans maman, papa, et même Mathéo et Anna. Bien que leurs relations se soient dégradées ces dernières années, elle tient à fêter le passage à la nouvelle année ensemble. Elle a toujours la même prière, quand sonne minuit : que leurs relations s’apaisent, et qu’ils arrivent à se comprendre. Pour le moment, ça n’a fait qu’empirer. Peut-être qu’elle devrait prier pour le contraire, la prochaine fois.

Toc. Toc. Toc.

Une tête passe par l’encadrure de la porte. Ce n’est pas maman, mais papa. Tout de blanc vêtu, et la tête entourée d’une toque droite, il pose les quelques plats sur la table. Il est beaucoup plus discret que maman, il se contente d’un “bon appétit”, avant de repartir. C’est rassurant.

« Tu veux commencer par quoi ? Le bœuf est chaud, la soupe à l’oignon aussi, le pâté est froid. Les français commencent souvent par le pâté, comme une entrée, et la soupe, et finissent par le bœuf, mais on peut aussi manger tout en même temps ! »