[Terminé] Karaté Girls | Nissa

Jeudi, c’est l’heure du karaté. Pour le moment, Lou n’a loupé aucune heure de club. Elle est sérieuse. Le karaté, elle le pratique depuis qu’elle est toute gamine, quand elle vivait encore en France. Elle n’est pas excellente, mais elle fait de son mieux. Petit à petit, elle a construit un bon petit niveau, et elle arbore fièrement une ceinture bleue. La couleur lui va bien, mais elle n’espère pas la garder trop longtemps. Elle a déjà hâte de passer au marron.

Quelques échauffements, quelques étirements, et quelques duos sont formés.

C’est la première fois qu’elle se retrouve contre Nissa Tanaka. Une brune, aux grands yeux. Elle a l’air gentille, la Tanaka. Elle a l’air timide, aussi. Elles n’ont jamais parlé. Ni sur le tatami, ni sur le banc des vestiaires. Lou s’incline vers elle. Elle n’a aucune idée de son niveau. Pas très observatrice, elle ne fait attention qu’à ses adversaires. L’entraînement risque d’être intéressant.

« Enchantée, Lou Takahashi, amusons-nous ! »

“Et travaillons bien”. Lou valorise le plaisir sur le travail. A quoi bon vivre sans s’éclater ? Après cette courte présentation, elle se met en position. Pas besoin de parler plus, leurs corps le feront pour elles.

Les mains et les tibias bien protégés, Lou se sent invincible. C’est que Nissa ne lui fait pas une grande impression. Ce n’est pas à cause de la couleur de sa ceinture, oh non. C’est plutôt à cause de sa timidité. Mal à l’aise comme elle semble l’être, est-ce qu’elle sera capable de vraiment frapper ?

La timidité, ce n’est pas un trait de caractère de Lou. Pas du tout. Elle en est très reconnaissante. C’est terrible d’être timide. On ose rien, et on est pris pour plus fragile que l’on est. Lou n’est pas du genre à se moquer des timides. Mais, il est vrai, elle a tendance à les sous-estimer.

Trop confiante ?

Lou, elle aime l’adversité. Elle est super contente lorsqu’elle tombe sur un adversaire à la ceinture marron, ou noire. Parce qu’elle a l’impression qu’il y a du challenge. Elle aime bien se battre contre plus grande qu’elle. Ou même avec les garçons. Comme si ça lui donnait quelque chose en plus, de pouvoir se défendre contre n’importe qui.

Miroir de Nissa, Lou s’incline, fait quelques pas en arrière, et se positionne. Pas correctement sur ses appuis, elle est relaxée. Beaucoup trop relaxée. Elle regarde Nissa, sans vraiment la regarder. De toute manière, la timide, elle va pas oser faire le premier pas ? Lou s’apprête à lancer sa jambe quand le poing de Nissa s’avance vers elle.

Bien trop confiante.

Lou perd immédiatement la surprise, ne se protège pas correctement, et en évitant le coup, trébuche. Elle se remet sur ses deux pieds, un large sourire aux lèvres.

« Bien joué, Tanaka ! »

Surprise, mais pas déçue, Lou est contente de s’être trompée. Le combat risque d’être plus intéressant que ce à quoi elle s’était attendue. Elle se concentre, et se met en position. Cette fois, elle fait bien plus attention. Elle détaille le corps de Nissa, regarde ses mouvements, prête à profiter de toute ouverture.

Et quand elle a l’impression de la trouver, elle tente un Fumikiri. *

Déplacement en avant, yoko-geri*, arrêté. Pas glissé, gedan-barai* pour arrêter le poing de Nissa. Attente. Les deux femmes se regardent, s’observent, s’écoutent, dans un combat dans lequel elles se donnent toutes les deux à fond. Lou a une légère avance, mais trois fois rien. Elle le sent, si elle lâche son attention, ne serait-ce qu’une minute, elle pourrait se faire rattraper.

Un autre rapprochement, en pas chassé, Lou attaque. Plus question d’être sur la défense. Si elle veut prendre une avance suffisante, il faut qu’elle surprenne son aînée. Alors, elle l’attaque du poing, mais est arrêtée. Un peu frustrée, elle enchaîne les techniques. Elle touche plusieurs fois Nissa, mais pas assez à son goût. Empêtrée par sa frustration, Lou commence à perdre en précision.

Et puis, il y a ce foutu mal de ventre.

Il lui transperce les intestins. Pourtant, Lou ne se souvient pas avoir mangé quoi que ce soit d’étrange plus tôt. Un petit pain au curry, acheté au kombini du coin, et un onigiri. C’est même assez peu pour une grosse mangeuse comme elle. Mais son mal de ventre ne ressemble pas à celui de la faim. C’est bien plus aigu.

Et ne pas comprendre cette douleur la déconcentre complètement. Elle pose, plusieurs fois, la paume de sa main sur le bas de son ventre, comme pour le réchauffer, mais ça ne passe pas.

Elle ne se laisse pas débiner, Lou, malgré les aiguilles dans le ventre. Ce ne sont pas ses premières règles, mais elle préfère ignorer l’évidence. Elle ne peut pas les avoir maintenant : c’est une semaine en avance ! Il y a bien le stress des examens, le froid mordant de l’automne, qui peuvent jouer sur ses hormones. Mais non. C’est certainement un petit rien aux intestins.

Alors, elle enchaîne, et continue le combat. Elle est un peu faible, mais ne lâche pas. Ce n'est pas une petite douleur qui va l’arrêter. Elle pourrait, mais le jeudi, c’est le seul jour où elle pratique. Et les prochaines semaines, elle va certainement devoir s’arrêter pour réviser.

Satanés examens, satanés mathématiques, satané japonais. Ses lacunes vont la priver d’activités extrascolaires.

Nissa prend du temps, au sol. Lou fronce les sourcils. Elle a pas mal, au moins ? C’est que la cadette peut être un peu brutasse, et, déconcentrée, elle a peut être abusé sur le mouvement. Et quand elle se redresse, Nissa la tire vers Meyuki, puis les vestiaires.

Et Lou se laisse faire.

Confuse, elle ne sait pas bien quoi dire, et obéit sagement. Ses muscles refroidissent doucement, et Lou regarde tous ses autres camarades. Ils ne font même pas attention à ce qui se passe.

Lou retire ses protections, toujours aussi confuse. Ses bras, d’abord, puis ses jambières. Se faisant, elle ne quitte pas le regard de Nissa. Ses sourcils froncés, lui demande : “mais qu’est-ce qu’il se passe ?”. “Important ? De quoi ?”.

Une crampe.

Après l’exercice, le corps de Lou est encore plus sensible. Son ventre est de plus en plus récalcitrant. Non, ce n’est pas son intestin. Ni son estomac. Ni son colon. C’est bel et bien son utérus, qui mécontent, lui fait de grands signes.

« Merde… »

Parce que Lou, elle ne s’y attendait pas. Pas assez prévenante, elle n’a pas une serviette dans son sac.

« J’ai rien.»

Satané corps de femme. Parfois, Lou aimerait être née homme. Pas qu’elle se sente homme, juste que tout serait plus simple comme tel. Hors pisser debout, ça lui permettrait de ne pas avoir à se soucier de son sang tous les mois. Et puis, ce serait tellement plus simple pour flirter avec des filles.

« Merci beaucoup. »

Elle attrape la serviette du bout de la main, puis les cachets. C’est drôle, les hormones, comme ça te détraque. Elle se sent un peu triste, un peu mal, Lou, soudainement. Certainement à cause de cette pensée fugace. Si seulement elle était un mec, elle pourrait draguer sans jamais se poser de question. Si seulement elle était un mec, elle pourrait dire aux filles qu’elle trouve jolie qu’elle les aime. Si seulement elle était un mec, elle pourrait tenir leur main sans avoir peur de la réaction de ses amis, et de sa famille.

« Si seulement j’étais un mec… »

Grommelle-t-elle en se dirigeant vers les toilettes. Elle s’enferme, et constate l’étendu des dégâts. Le pantalon, ça va encore, la tâche partira. Quoi que le rouge sur le blanc, ça ne fait jamais bon ménage. Par contre, la culotte, c’est une autre affaire de manche. Va falloir la laisser tremper, pas la meilleure des décos dans sa chambre mixte. Elle sèche du mieux qu’elle peut son sous vêtement avec du papier, avant de mettre la serviette et de revenir, pantalon à la main. Elle attrape sa jupe, tant pis pour son collant, elle aura froid le temps de retrouver les dortoirs.

« Désolée, j’ai dit ça tout à l’heure sans réfléchir, c’est lourd, des fois, d’être une femme. Mais merci beaucoup, pour ton aide. Va falloir que j’arrange ça, maintenant. »

D’un signe de tête, elle montre son pantalon, tâché. Pas sûr que le savon et l’eau froide des vestiaires suffisent.

Faites que le cachet fasse effet, faites que le cachet fasse effet. Les pics dans le bas ventre de Lou sont de moins en moins intenses, mais n’ont pas complètement disparu. Pauvre gamine, elle n’a pas l’habitude de règles aussi intenses. C’est certainement lié à leur décalage. D’habitude, elle s'estime assez chanceuse. C’est court, rapide, et sans douleur. Elle espère sincèrement que son corps revienne à la normale.

« Merci de me rassurer. »

Elle est gentille, Tanaka. Quoi qu’il arrive, elle a le mot pour faire du bien. Et quand ce n'est pas le mot, ce sont les solutions au problème. Les règles qui arrivent trop tôt ? Une serviette ! Le ventre qui fait mal ? Une pilule ! Une tâche de sang ? Une dizaine de recettes de grand-mère. Elle aurait mille et unes raisons de vouloir être un homme. Pas facile d'être une fille tous les jours.

Mais l’attention de Lou est complètement détournée par les astuces pour le sang.

« Du coca ? »

Elle n’en boit pas souvent, mais elle garde le souvenir d’un épais liquide visqueux et brunâtre. Davantage le genre qui tâche. Ou peut-être que c’est grâce aux bulles, elles désintègrent certainement les résidus incrustés. Cela dit, citron comme coca. Vinaigre, comme eau oxygénée, Lou ne se balade avant aucun de ces produits.

Mais Nissa, si.

« Wow, c’est le sac d’Hermione Granger que t’as. »

Elle se rapproche et hoche doucement la tête.

« On perd rien à essayer ! »

Sacrée erreur ! Il faut dire que rares sont les personnes qui se baladent avec de l’eau oxygénée. Même en petites bouteilles. Elle pense à tout, la Tanaka, et elle pourrait soigner un régiment de soldats. Lou fait un petit signe à Nissa, pour lui demander d’attendre, le temps de déposer sur le banc des vestiaires son kimono tâché. Se faisant, elle laisse tomber de sa main l’emballage, recouvert de fleurs roses, de sa serviette. Un peu gênée, elle la rattrape, les joues rouges. Elle aurait pu la jeter dans les toilettes, quand même. Un oubli, ridicule, qui lui doit une petite course jusqu’à la poubelle, avant de retrouver son aînée.

« Excuse-moi, j’avais oublié un mouchoir. »

Un mouchoir, un mouchoir, il est beau le mensonge ! Mais ni vu, ni connu, Lou espère que Nissa n’a rien remarqué. Pas qu’elle essaye de la draguer, mais disons qu’elle n’a pas envie d’avoir l’air complètement crade devant sa camarade.

Les mains libres, elle récupère finalement le coton, et le flacon d’eau oxygénée. Elle n’utilise jamais ce genre de produit, alors elle ne prend aucune précaution. Ce n’est pas dangereux, c’est trucs là ?

« Merci beaucoup. »

Puis, Lou se dirige vers le petit bout de banc. Elle ouvre la bouteille, applique un peu de produit sur le coton, et tape doucement le tissu. Elle fait attention. Naturellement, elle aurait frotté le produit. Mais son kimono, elle y tient. Pas question de faire pénétrer la tâche dans les fibres. Plus elle tapote, et plus le rouge s’estompe. Les recettes de grand-mère, ça fonctionne.

« Putain ! La puissance de ton truc ! »

Toute contente, Lou se retourne vers Nissa. Elle en perd toute notion de politesse. Les insultes fusent, et elle ne s’en rend même pas compte.

« Regarde ! C’est devenu rose ! »

Elle tend la zone tachée vers son aînée pour la lui montrer.

Lou regarde de nouveau la tâche rosée. Nissa a raison, il faut certainement aller au robinet. La plus jeune aimerait continuer à appliquer l’eau oxygénée. C’est terriblement satisfaisant de voir le sang s'estomper. Peut-être qu’elle a une chance de rattraper son pantalon.

« Tu as raison, je file aux toilettes. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Lou part comme une flèche en direction de la salle de bain. Sa jupe flotte un peu dans les airs, emportée par la rapidité des mouvements de la jeune fille. Elle se précipite au premier robinet qu’elle voit, et ouvre l’eau en grande pression.

Elle se prend un tas d’éclaboussures.

Elle frotte un peu le tissu du bout des doigts, mais ça ne s’estompe pas tellement. Beaucoup moins satisfaisant que l’eau oxygénée ! Et alors qu’elle s’apprête à prendre un peu du savon liquide qui surplombe le robinet, elle se souvient : elle a un peu de savon de Marseille dans son sac. Un petit morceau, très usé, presque plus rien, que sa mère lui avait prêté un jour où elles étaient parties pique-niquer.

Elle revient auprès de Nissa, en laissant le kimono dans les toilettes : « Dis, Tanaka-san, tu penses que ce serait mieux de mettre du savon pour les mains ou du savon de Marseille sur la tâche ?. » En posant la question, elle se rapproche de son sac pour en sortir le trésor et le tendre à sa camarade.

Le savon de Marseille, Lou l’a toujours connu. Il trône fièrement à côté du robinet de la cuisine. C’est sa mère, qui l’a introduit dans la maison. Elle l’a découvert lors de son apprentissage en France. Pour nettoyer les cuisines, pas de javel ! Le chef cuisinier détestait l’idée de mettre des produits nocifs sur ses plans de travail. Du vinaigre, du bicarbonate, du savon de Marseille, et beaucoup d’huile de coude.

Alors, quand Nissa essaye de répéter le mot, Lou est un peu surprise. « Bah. Marseille. M - A - R - S - E - I - L - L - E. » Elle épelle, en alphabet latin. Avant de se rendre compte. Marseille, ce n’est pas du tout, mais alors pas DU TOUT au japon. « Oups, pardon. » Elle met son savon au centre de sa paume pour le montrer à Nissa, tout en expliquant. « Je ne sais pas si c’est artisanal, mais maman commande ça en France. C’est un savon français, à base d’huile d’olive. C’est très dégraissant ! Si tu veux, je t’en ramènerai un vrai bout, la prochaine fois.»

Pas question de lui donner celui-ci. Il est bien trop petit, un peu fondu, et surtout : Lou en a besoin pour son kimono. Oui, ce sera certainement mieux que le savon des toilettes. Après tout, maman l’utilise pour tout nettoyer, y’a pas de raison que ça ne fonctionne pas sur les tâches de sang.

Et alors qu’elle s’apprête à retourner vers les toilettes, la remarque de Nissa l’arrête. Froid ? « T’inquiète pas, je suis de bonne consistance ! » Elle bande le muscle de son bras, dans une position rappelant le “We can do it !”, avant de repartir vers les toilettes.

Elle frotte avec le savon, et ça semble bien fonctionner. « Viens voir ! » Lou appelle Nissa depuis les toilettes, il faut qu’elle voit ça de ses propres yeux !

Elle connaît Marseille ! Le visage de Lou s’illumine. Pourtant, la lycéenne n’y est jamais allée. Elle a vu des photos, surtout. Quelques films, aux décors maritimes. Et les spécialités culinaires évidemment. Lou aime beaucoup la bouillabaisse, et la ratatouille. Malheureusement, les tomates japonaises ne sont pas les mêmes que celles du sud de la France. Pas moins bonnes. Juste… différentes.

Quelques fois, Lou se dit avoir bien envie de retourner en France, avec sa maman, retrouver des goûts de son enfance. De quand elle était toute gamine. Pas question d’un étoilé, ou d’un gros restaurant, juste des petites enseignes familiales, et rustiques. Elle aimerait beaucoup, ça.

Mais maman n’a pas le temps. Il y a le restaurant.

« Maman a des amis qui y vivent, alors ils envoient des gros colis. Il y a un petit surcoût de transport, mais ça permet d’avoir de la qualité à un prix accessible ! Mais je dois bien t’avouer, que je ne sais pas du tout combien ça lui coûte… »

Bien le genre de Lou, ça. Elle consomme, sans trop se soucier du prix des choses. Elle est encore trop jeune, pour vraiment s’en rendre compte. L’argent qu’elle a dans son portefeuille, c’est surtout celui de ses parents. Alors, certes, elle bosse. Mais quand elle noue son uniforme du restaurant, elle a surtout l’impression de donner un coup de main à l’entreprise familiale.

Dans les toilettes, Lou frotte, frotte, et frotte. C’est magique, le savon. C’est magique, l’eau oxygénée ! Une combinaison impressionnante que l’adolescente espère ne pas oublier. Note pour plus tard : avoir toujours une bouteille et un bout de savon sur soi !

Et Nissa est aussi impressionnée que Lou. La cadette saisit l'opportunité et frappe joyeusement dans la main de son aînée.

« C’est troooop bien !!! Merci beaucoup Tanaka-san, c’est grâce à toi. Si tu n’avais pas été là… »

Déjà elle se serait tapée une belle honte. Les garçons de leur âge ne sont pas les plus malins, et n’auraient pas loupé une occasion de rigoler.

« …Je me serai sentie bien bête. Qu’est-ce que je peux te proposer pour te remercier ? »

Une dette d’honneur. Comme dans les shonens !

Ce n’est pas écrit “française” sur le visage de Lou. Et puis, elle n’en a même pas la nationalité. Mais la jeune adolescente l’oublie. Pour elle, sa relation avec la France est évidente. Jusqu’à son prénom !

« Je suis née à Paris. » Et elle ne connaît quasiment aucune autre ville. Ses parents ne sont pas de grands voyageurs, et ont trimé toute leur vie. Ils sont surtout familiers des palaces dans lesquels ils ont travaillé. « J’y ai vécu pendant huit ans, puis on est revenu au Japon chez ma mamie ! Mais j’ai jamais vu Marseille. »

Pourtant, elle aimerait bien. Ces derniers jours, elle parle beaucoup de la France. Sûrement à cause du déménagement à Kobe. Ici, il y a beaucoup d’étrangers, et elle a entendu parler sa langue maternelle quelques fois. Du coup, ça la démange. Elle a envie d’y retourner, maintenant qu’elle est plus grande. Essayer de parler français, pour de vrai, et de voir à quoi ressemble cette ville où elle est née.

Un peu dans sa tête, elle se surprend à imaginer les rues des cartes postales. Les boulevards, les immeubles haussmanniens, la tour Eiffel et le Sacré Coeur. Est-ce que ça ressemble vraiment à tout ça, Paris ? Elle a bien entendu parler du syndrome de Paris, et de tous ces touristes qui en reviennent déçu.

Elle a peur de revenir déçue.

« Manger français ?! » Elle sort immédiatement de ses rêveries. La demande de Nissa surprend Lou. « Non ! Non ! Non ! J’oublie pas ! » La cadette est toute excitée par la requête. Nissa n’aurait pas pû mieux tomber ! « Avec plaisir ! Tu préfères le sucré ou le salé ?»

Au fond, Lou croise les doigts pour “sucré”. Elle aimerait bien montrer l’étendue de ses talents en pâtisserie.

Une joue gonflée, pour réfléchir. Bonne question. Lou, elle ne repense pas souvent à la France. Elle était toute gamine. Alors, elle n'a pas vraiment senti la différence entre son pays de naissance et son pays d’adoption. Rayonnante, elle avait des amis là-bas, elle s’en est fait ici. Et puis, à huit ans, on ne réfléchit pas à tout ce qui est homophobie, discrimination.

« C’était bien, je crois… » Une petite pause. Elle ne sait pas si c’est une bonne réponse. « Je sais qu’on vivait dans Paris même quand j’étais toute petite, puis on a déménagé à côté, en banlieue. Je ne connais même plus le nom de la ville ! Du coup, je ne me rappelle pas vraiment de tout ce qu’on voit dans les films... genre, les musées et tout ! Je me rappelle surtout du restaurant de mes parents, et de l’appartement. »

Et puis, elle n’en a quasiment jamais parlé avec sa famille. Ils sont tous très troublés par le départ obligatoire au Japon. Lou est bien la seule à ne pas regretter la France. Alors, comme un secret de polichinelle, on en parle jamais trop. Les souvenirs sont plus vifs lorsqu’ils sont partagés.

Elle aimerait beaucoup, avoir ce genre de discussion avec son frère, ou sa soeur. Eux, ils étaient déjà presque adolescents avant le départ. Mais muets, et pas très proches de Lou, elle n’a jamais eu l’occasion.

« Sucré ! » Va pour sucré, complètement le sucré et rien d’autre que le sucré ! Lou a l’impression d’avoir gagné à la loterie et son excitation se voit très certainement sur son visage. « Je note : pas de café ! Tu as une préférence ? Plutôt chocolat ? Plutôt fruit ? Plutôt fruit et chocolat ? Plutôt croquant ? Fondant ? » Le débit de parole de Lou s’accélère au fur à mesure des questions, jusqu’à s’arrêter net sur la dernière. Elle pose une main sur ses lèvres, un peu désolée. « Pardon, je parle trop vite. Une petite préférence ? Ou tu me donnes carte blanche ? »

Un petit hochement de tête : « oui, c’est pour ça que je suis venue à Kobe en milieu d’année scolaire. »

Un tout nouveau restaurant, tout beau, tout propre, qui n’attend qu’une chose : les clients ! Lou a un peu peur, que ça ne fonctionne pas. Ses parents ne supporteraient pas une nouvelle fois de mettre la clé sous la porte. La France, ça a été trop de déception. Leur restaurant familial, c’est leur rêve. Il leur a fallu beaucoup de courage pour en ouvrir un nouveau.

« Il s’apelle “Le Gourmet”, c’est un mot français. » Elle épelle : « G, O, U, R, M, E, T. »

Elle fait attention de bien identifier chaque lettre. La gothique lolita qu’elle avait rencontré début novembre n’avait pas bien compris. Lou a demandé à ses parents : est-ce que Maya est venue au magasin ? Une fille comme ça, on ne la loupe pas. Mais pas encore. Peut-être qu’elle n’a simplement pas compris le nom du restaurant.

« C’est de la nourriture française ! C’est super pour y aller en famille, avec une copine, ou un petit-ami. On y mange vraiment bien. Mais malheureusement je crois que tu ne pourras pas en profiter avec du vin. »

Un petit rire. Lou non plus, cela dit. Elle aimerait beaucoup pouvoir en profiter. Même juste du bout des lèvres, mais maman ne veut pas.

« Si tu dis que tu viens de ma part, tu auras une réduction ! »

Elle a négocié ça avec ses parents. Un peu de publicité, un peu de service client. C’est gagnant-gagnant. Puis les étudiants n’ont pas toujours les moyens de se payer un restaurant. Lou ne connaît quasiment que des lycéens, alors, elle fait comme elle le peut.

« Donc… au chocolat. Sans café. C’est noté ! »

Un petit clin d’oeil, un large sourire. Lou ne sait pas encore ce qu’elle va pouvoir concocter. Il y a beaucoup de possibilités ! L’opéra, on raye de la liste, mais il y a bien la forêt noire ! Le Trianon ! Les Merveilleux ! Le chou ! Même l’éclair ! Est-ce qu’elle se tenterait à faire des mignardises pour que Nissa puisse goûter à tout ? Lou est super excitée !

« Oui ! Je suis au club ! » D’ailleurs… « Pour le gâteau, je le ferai au club ! Ils ont vraiment des bons fours. »

Et de bons ingrédients. Les cuisines de ses parents, c’était une autre possibilité.

Lou bombe le torse, hausse légèrement les épaules, dans une position fière. Le restaurant de ses parents, elle l’aime. Plus que tout. Papa et maman se sont battus pour en être là. Leur cuisine est excellente ! Digne des plus grands palaces. Ils ont fait leurs marques dans de sacrés étoilés. Lou aimerait bien un jour les visiter. Mais pour le moment, elle n’a pas les moyens de s’offrir un dîner estampillé Michelin.

Elle prend son plus bel accent français, presque un peu forcé : « Le Gourmet », avant de reprendre en japonais : « C’est un nom qui désigne un amateur de nourriture et de boisson raffinée.» Le bon vivant qui a de l’argent. Et donc, qui se permet le luxe d’avoir du goût.

Si ses parents ont choisi ce nom, c’est moins pour la signification que pour la sonorité. Depuis plusieurs années, les mots français fleurissent sur les devantures de café. Parfois, les restaurateurs connaissent à peine la signification. Le “gourmet”, avec son g et son r, sont typiques. Ils rappellent le prénom “Gaston”, ou “Gustave”, très franchouillards.

Au sujet de l’alcool, Lou est bien désolée de ne pas pouvoir essayer. Ni au Japon, ni en France. Elle a discuté avec des filles de son âge sur Instagram. A 16 ans, la majorité des françaises ont déjà bu. Que ce soit un verre, avec leurs familles, ou un peu plus qu’un verre, avec leurs amis.

« Moi non plus… » Mais Lou, elle aimerait bien essayer. Si les adultes aiment tellement boire, c’est que ça doit être bon. « Tu as quel âge, toi ? »

Si Nissa a dix-huit ans, elle pourrait boire, en France ! Même si, il faudrait se taper plusieurs heures d’avion pour ça. C’est un peu cher la bouteille de vin. Il y a bien d’autres moyens de goûter aux plaisirs des liqueurs.

« Je crois que ça n’a attiré qu’une ou deux personnes.» Lou hausse les épaules, un peu désolée. « Je fais un piètre commerciale ! »

Elle aimerait bien ramener un peu plus de monde dans le restaurant. Néanmoins, le budget est souvent trop serré pour y faire une soirée entre amis. Et ce, malgré la réduction. Il faut une petite occasion.

Lou est pressée aussi, de pouvoir faire à manger à Nissa. En fait, elle serait pressée de faire à manger à n’importe qui. Elle a tellement envie de devenir pâtissière qu’elle recherche des commentaires, des cobayes, pour tester ses recettes.

« Hm… Il y a bientôt les examens. » Une main sur le menton, Lou réfléchit à la meilleure date. « Je dois réviser pour… » Elle ne peut pas se permettre de les louper ! « Mais tout de suite après les examens, je peux te proposer de passer au club de cuisine ! T’en penses quoi ? »

Sempai ! Lou savait que Nissa était plus âgée qu’elle, mais elle lui aurait donné dix-sept, dix-huit, au plus ! C’est sûrement à cause de sa timidité, et de son air gentil. Ses joues rondes, peut-être, aussi. Lou a pris ses aises, avec Nissa. Pas qu’elle ait pour habitude de mettre ses aînés sur un piédestal, mais elle aurait peut-être été un peu plus polie. Un peu plus dans les formes.

« Seize ans ! Et me reste encore bien six mois pour atteindre les dix-sept. »

Puis, de toute manière, dix-sept ans, ce n'est pas un âge important. Ni au Japon, ni ailleurs. Dix-huit, c’est la majorité en Europe. Tu peux y boire un peu. Être un peu libre. Mais dix-sept, c’est juste l’année avant la majorité. Et au japon, c’est juste trois ans avant la majorité. Parfois, elle aimerait être en France, être restée. Lou a l’impression qu’il y a plus de libertés, là-bas. C’est encore une adolescente, mais qui aimerait être un peu prise au sérieux. Même si c’est confortable, d’être ado, elle a hâte de goûter à la liberté d’être adulte.

« J’espère vraiment que le restaurant vous plaira ! »

La cuisine française, ça peut parfois être déroutant. C’est plein de jus, de viandes. Parfois, c’est un peu lourd. Et même si ses parents ont adapté la carte pour les goûts japonais, il faut aimer.

« La meilleure communication, c’est les recommandations des clients satisfaits. »

Surtout quand ils le manifestent en étoiles sur Google, et autres Tripadvisor. Lou a ouvert des comptes sur les réseaux sociaux, pour la communication du restaurant de ses parents. On n’y trouve pas grand chose : un menu, quelques photos de plat, mais c’est déjà une vitrine.

« Et bien deal ! » Après les examens, c’est pas tout de suite, mais ça rassure Lou. Elle a besoin de prendre le temps de bien les réviser. Et de les réussir. « J’espère que je vais les réussir, ces exams, pour pouvoir ne penser qu’à ton gâteau. »  Et pas aux rattrapages. Ou aux exams suivants.

L’horloge tourne, on entend depuis les vestiaires les autres étudiants parler, bouger, s’exciter. Ils vont arriver dans quelques minutes. Alors, Lou rassemble toutes ses affaires, pour les ranger en boule dans son sac. Quand elle rentrera, elle sèchera proprement son kimono. Où l’étendre ? Sûrement sur sa chaise.

« Merci encore, Tanaka-sempai. » On met les formes, maintenant qu’elle connaît son âge.