Débauche en Ré Majeur | feat. Gareth

Cela faisait plusieurs semaines que cette sortie aurait dû avoir lieu. Depuis septembre, en fait ! Ryuji avait surpris son collègue Gareth totalement déprimé dans la salle des professeurs et s'était donné pour mission de lui remonter le moral... et quoi de mieux qu'une soirée sur le signe de la débauche saupoudrée d'alcool et autres plaisirs ? Ca, du moins, c'était en théorie et "la théorie c'est un beau pays" comme dirait l'autre. Dans la réalité, les plannings respectifs des deux trentenaires ne leur avaient pas permis de se libérer dans les jours suivant leur discussion, ensuite c'était Gareth qui avait fini par se défiler au beau milieu de la soirée alors que ça commençait à devenir intéressant, promettant de se rattraper... et de reports en reports, ils en étaient venus à en reparler entre deux verres lors de la soirée du bal d'Halloween. Mettant son collègue au pied du mur, Ryuji fixa un rendez-vous la semaine suivante, soit ce 3 novembre.

Il attendait Gareth dans la rue de tous les vices (ou presque) de Kobe. Entre des bars à thèmes divers et variés on pouvait une enseigne qui faisait maid café la journée et maid café la soirée mais dont les services différaient grandement une fois le soleil couché ; puis d'autres endroits plus ou moins fréquentables, plus ou moins tenus par des personnes plus ou moins fréquentables. Bref, un beau pot pourri d'endroits où claquer sa paye de professeur, se rincer l'oeil et oublier ses problèmes tout en en créant de nouveaux : l'endroit I-DÉ-AL.

Adossé à un angle de la rue, nonchalant, la cigarette au bec, il attendait patiemment son collègue comme un Vergil attendant Dante à l'entrée des Enfers : prêt à le guider dans les multiples cercles qu'ils renferment.

Le brouquin attendait patiemment, toujours adossé à son mur, toujours la cigarette au bec, toujours l'air un peu renfermé, les yeux rivés sur l'écran de son téléphone. Scrollant sur ses réseaux sociaux, espionnant le compte Instagram de sa sœur en surveillant les commentaires, passant sur des photos d'une belle pluie d'étoiles filantes ou celles d'un vieil ami de la fac se targuant d'être un grand casse-cou en se montrant aux commandes d'un planeur... Bref, des mondanités des réseaux sociaux qui avaient le don de l'énerver mais de l'occuper lorsqu'il avait besoin de tuer le temps, puis parfois il pouvait constater que certains posts étaient intéressants.

Les mains dans les poches, toujours adossé, toujours avec cet air un peu sinistre, témoin de son impatience (c'est qu'il avait faim et soif, le bougre), il finit par tourner la tête en direction de la rue principale et put enfin voir s'approcher son collègue ; en même temps difficile de le manquer avec sa taille ! Une fois à sa hauteur, Gareth le salua à sa manière, ce qui provoqua un petit ricanement bien sonore chez Ryuji.

Que veux-tu ! Fallait bien préchauffer le corps, t'as vu quelles températures il fait, aussi !?, lança-t-il en rangeant son téléphone après avoir vérifié qu'il n'avait pas manqué de message important Puis bon, t'as vu à quelle heure tu arrives aussi ?

Il sortit son cendrier de poche pour y écraser son mégot. Il referma la petite boite, la secoua et la rangea à son tour dans une poche de sa veste. Si leurs salutations étaient sous le signe des piques de ce genre, la soirée s'annonçait très très bien. Au fond, Ryuji avait hâte de rentrer et de démarrer les hostilités. Un comble ! Après tout, ce n'est pas lui qui avait besoin de réconfort, mais Gareth ! A priori, lui, ça allait plutôt pas mal si on décomptait ses obsessions et autres gamberges habituelles.

Il quitta son coin de mur pour offrir une poignée de main chaleureuse à son collègue et enchaîna : Alors ! Où va-t-on ? Je peux te proposer ce bar là-bas qui invite souvent de jeunes actrices débutantes entre deux rôles, en tout bien tout honneur, ou bien un simple maid café tout ce qu'il y a de plus classique mais efficace !

Bien évidemment tout était encadré et on ne peut plus légal, les gros bras des clans de la pègre veillaient au grain en coulisses, certes, mais de mémoire d'homme, on pouvait compter les incidents à Kobe sur les doigts d'une main. Bon. Peut-être deux, allez, mais pas plus !

Le club d'actrices était feutré et accueillant. Plusieurs alcôves à thème formaient un arc de cercle autour de la scène principale où se déhanchaient plusieurs personnes alcoolisées. Sur le coin, le bar accueillait les poivrots habituels, charmés par les faveurs des hôtesses plus classiques. Entre les maids, les sportives, les femmes aux costumes inspirés d'actrices aux genres et époques diverses qui se côtoyaient, il y avait l'embarras du choix pour passer du bon moment.

On peut commencer par le bar. De toute façon il faut réserver si on veut passer du bon temps avec les actrices !, dit-il en pointant deux tabourets juste devant eux, placés entre deux piliers de comptoir.

Une fois assis il toqua sur le bar pour accueillir la barmaid, une femme de la trentaine portant la tenue typique des barmaid de clubs de films. La femme s'approcha d'eux avec un petit Qu'est-ce que ce s'ra pour vous, mes mignons ?, décidément ils s'étaient mis à engager tout et n'importe qui depuis sa dernière visite... Ca manquait de classe ! Qu'à cela ne tienne.

Une bouteille de saké et deux verres pour mon camarade et moi-même, on va commencer soft., dit-il avec un clin d'oeil. Il se tourna vers son compagnon d'infortune en attendant l'arrivée de leur boisson. Bon. Alors. Comment ça va depuis la dernière fois ?

Les pieds dans le plat direct, du typique Ryuji. Autant y aller franco dès le début. De toute façon cela risquait d'être la moins pire des choses risquant de se passer ce soir-là.

Ryuji accueillit la bouteille de saké et les verres. Immédiatement il servit un verre à Gareth avant de servir le sien. Il tendit le breuvage à son collègue. Moi ? Hmm.. J'en avais vue une une fois déguisée en Audrey Hepburn, j'ai adoré ses longs gants noirs ! Santé !, répondit-il avant de trinquer en levant son verre pour ensuite le porter à sa bouche.

Le saké n'était pas de grande qualité ceux-là étaient beaucoup plus chers mais il ferait très bien l'affaire. Après tout l'idée était de se mettre une (petite) mine, pas de déguster les meilleures boissons du pays. Auquel cas, Ryuji aurait choisi un autre endroit bien plus classieux qu'un bar à hôtesse à thème, enfin...

Il rit lorsque Gareth répondit à sa question. Peut-être un peu trop tôt pour en parler, oui. C'était bien possible. Il n'était pas forcément connu pour sa maîtrise de certains codes sociaux, ce n'était pas une nouvelle. Il feignit un clin d'oeil quand Gareth parla d'avancer, de compassion, avant de manquer de s'étouffer lorsqu'il mentionna cette fameuse idylle.

*kof kof* hein quoi !?, balbutia-t-il en essuyant sa bouche avec un mouchoir. Mon idylle, hein... Comment dire... Bah ça avance ! C'est parfois difficile, beaucoup de rebondissements, notamment avec nos horaires de cours respectifs, le fait de se cacher... Mais c'est une femme bien et je suis assez attaché., souffla-t-il.

Tu parles, assez attaché ? Ce n'était plus un euphémisme, à ce stade. Ryuji était clairement mordu de la belle coréenne... dont il venait presque de griller la couverture. Trop de détails. Manquerait plus qu'il lui livre son nom sur un plateau d'argent. Ok, on avait fini par les entrapercevoir à Halloween mais au-delà de ça, ils avaient toujours fait attention à ce que tout ait l'air d'une relation entre collègues bien sous tout rapport.

Ryuji tenta de protester mais il était déjà trop tard: il était rouge pivoine, probablement à cause de la fausse route du dernier shot de saké, et Gareth ne fit même pas mine de faire attention à ses lents et larges mouvements. Il avait mis les pieds dans le plats, tout comme Ryuj l'avait fait quand il s'étaient croisés auparavant. Retour à l'envoyeur, Ryuji ! La description de son collègue était trop proche pour être honnête. En fait, on aurait dit qu'il avait totalement connaissance de qui il parlait ! Comment ? C'était pas comme si Moon était la seule prof de toute l'université ! Puis même, ç'eut put être aussi une collègue d'une autre école ? Voire pire, une étudiante. En y réfléchissant, Ryuji fut soulagé qu'il ne fasse pas cette dernière supposition. Manquerait plus que ça.

Oui... Oui... Oui, peut-être oui... Hm-hm, acquiesça-t-il faussement ennuyé lorsque son collègue énumérait le profil de Moon comme s'ils jouaient au "Qui Est-Ce ?". Il s'était effondré au fur et à mesure qu'il se sentait cerné. Enfin, il feignit un rire avant de se redresser et de se resservir Tu parles d'une devinette. Je sais que je suis peu subtil mais quand même... il marqua une pause, l'air bougon, avant de regarder Gareth droit dans les yeux qui te l'a dit ?

Il était sérieux : bien que la discrétion ne fasse pas partie de ses plus grands skills, il avait toujours fait son maximum pour que Moon et lui ne soient pas trop associés ensemble sur leur lieu de travail, du moins le temps que cela devienne officiellement officiel entre eux. Ca cachait quelque chose.

Des rumeurs, hein...

Comme il l'avait craint, leur relation avait fini par se savoir. Ou en tout cas ils s'étaient montrés suffisamment proches pour que ça parle d'eux dans la salle des professeurs. Pas que cela l'embête, en fait, mais il avait à coeur que Moon ne soit jamais "gênée" d'être associée à lui. Après tout, ce n'était pas elle qui avait l'impression de dater quelqu'un dans une "ligue plus haute" que la sienne. Il soupira longuement.

Il prit un nouveau shot qu'il balança direct au fond de son gosier. Il ne cherchait pas plus l'ivresse que le courage. Mis à part sa famille, personne n'était réellement au courant de cette histoire, il n'en avait jamais directement parlé, non plus.

Pas vraiment officiel, en effet. On s'est un peu tapé dans l'oeil après que je lui ai proposé de boire un verre et de manger un bout. On s'est rencontré dans une des salles de profs, celle avec la photocopieuse possédée, là. Bah figure-toi que j'ai shoté dedans et qu'elle est devenue folle. Pour me "faire pardonner" d'avoir foutu le bordel et de l'avoir retenue pour qu'elle ramasse les feuilles avec moi, bah je l'ai invitée. De fil en aiguille, on s'est plutôt pas mal rapprochés, sauf que...

Il marqua le silence. Ca aurait pu avoir l'air savamment pensé mais il manqua juste de salive au moment d'évoquer l'instant précis où ils se rendirent compte qu'ils étaient voisins. A croire que ce détail, qui a certains avantages au fond, avait débuté les complications de leur relation. On avait vu mieux comme départ, en effet. Il reprit.

Au moment de la raccompagner, j'ai pas fait gaffe à la route et on a découvert qu'on vivait pas dans le même quartier mais dans le même immeuble. LE MÊME il frappa du poing sur le bar IMMEUBLE, bordel. A un étage d'écart. Elle a pris peur et on s'est souhaité bonne soirée comme deux cons. On s'est revus plusieurs jours plus tard, elle était en piteux état, elle a passé la nuit chez moi et depuis on se revoit assez souvent. Une fois sur deux c'est cool, l'autre fois c'est catastrophique.

Il secoua les épaules, désabusé en verbalisant (enfin !) leur situation. Il l'avait bien résumé : 50% de bon, 50% de bordel. Il espérait que bientôt, ils parviendraient à atteindre la majorité de bien pour un minimum de bordel. Il y croyait vraiment, il aspirait à ça d'ailleurs.

Ryuji commanda un autre verre et en profita pour demander la p'tite soeur pour son comparse. Il paya la note, aussi. Après tout, c'était lui qui avait proposé cette sortie, il devait bien ça à son collègue qui avait dû trouver une babysitter pour son enfant. Il porta le verre à sa bouche après l'avoir agité avec un clin d'oeil en direction de Gareth avant de reprendre sa confession.

Tu parles d'une romance !, lança-t-il avec un ricanement. En fait, la moitié du temps c'est super. Ca l'était au début. Puis j'ai eu le malheur de laisser largement glisser qu'on était ensemble, je crois qu'un "chérie" s'est glissé dans une phrase et ça a foutu la merde. Ca a fini dans les larmes, bref, je te passe les détails peu glorieux. On s'est rabibochés puis la fois d'après ça allait. Après ça une autre gaffe, toujours le mot ou le geste de trop.

Il prit une paille dans le verre qui en contenait des dizaines et la flanqua dans on verre pour tour à tour, faire des bulles et mordiller la paille. Une vieille manie de quand il était enfant, il n'a jamais pu boire à la paille sans les mordiller. C'était du coup facile de repérer les verres dans lesquels il avait bu. Pratique !

En fait, j'ai l'impression qu'elle s'attendait à autre chose et d'être une sorte de truc entre-deux. Genre pas un pansement mais comme si j'allais être la transition avant son homme idéal, tu vois ? Bref, comme si j'étais pas assez bien et qu'elle devait forcément toujours me "recadrer" ou quelque chose du genre. Pour être honnête, ça me rend triste parfois, d'avoir l'impression d'être une sorte de golden retriever.

Il ricana tout seul à son analogie et maltraita à nouveau sa pauvre paille. Il espérait que ça s'arrange, et pour de bon cette fois, sinon il n'était pas sûr de combien de temps il allait pouvoir le supporter. A côté de ça, tout était vraiment bien, en plus. Pas de quoi imaginer que ça casse entre eux mais parfois on pourrait l'imaginer. Un mot ou un geste en trop, encore. De quoi mettre le feu aux poudres.

Ryuji ruminait encore, les yeux posés sur son verre à moitié plein parsemé de bulles. Au final le breuvage le représentait bien : des bulles d'immaturité dans un emballage plus âgé. Trente ans d'âge, ça ferait un bon whisky d'ailleurs. Il en aurait bien bu un mais déjà les effets de l'alcool se faisaient sentir et bientôt il ne pourrait plus marcher ni parler droit. Un coup à se faire virer du club par la tenancière et rentrer penaud la queue entre les jambes à l'appartement. Et s'il passait chez elle ? Après tout, elle lui avait un peu fait le coup, d'arriver éméchée chez lui. Non. Il était bien trop orgueilleux pour se montrer comme ça et préférait largement rentrer s'écraser chez lui.

Ouais. On va dire ça... Au fond je me sens pas inférieur à elle, juste pas assez. Mais c'est pas grave, on verra. Je vais essayer de ne pas me prendre la tête et j'aviserai., il porta le verre à sa bouche et en vida le contenu d'une traite sans ciller. Pfiou... Après c'est pas comme si j'avais les clochettes de claquer la porte hein., dit-il un peur amer mais dans un rictus sarcastique.

Il fouilla dans ses poches à le recherche de quoi payer ses consommations et celles de son partenaire de beuverie. D'habitude il aurait poursuivi la soirée mais il sentit que ce n'était pas une bonne idée pour cette fois. Il posa un regard en coin, désolé, à son collègue en secouant les épaules.

T'aurais pas vu mon portefeuille ?, demanda-t-il avec un air idiot sur le visage. Il était probablement bien fourré dans sa veste, comme d'habitude. A croire qu'effectivement, les verres enchaînés commençaient à avoir raison de lui.