J-4. Des cernes aussi grosses que des poches de kangourou. Les cymbales d'un singe au regard idiot qui tintent dans sa tête sans espoir qu'il y ait une fin. De la bile coincée en travers de la gorge. Acide, corrosive. Le cœur en vrac, piétiné par la Saint-Valentin et son lot de surprises. Un appétit d'oiseau, manger pour survivre, du sucre pour tenir. Le parallèle avec la drogue n'a jamais été aussi probant. Son corps se fait broyer par le stress.

Des jours entiers à réviser. Sans s'accorder la moindre distraction. Annulées les sessions d'Animal Crossing dans la chambre de Nolan. Oubliées les balades champêtres dans les rayonnages de la bibliothèque. Remisées au second plan les entraînements de foot. Seito ne vit plus que pour un seul objectif : réussir son année. Il pourrait mourir après l'annonce des résultats – positifs, quoi d'autre ? – qu'il ne regretterait pas ses derniers instants.

Il semblerait de toute façon que son absence n'est pas une grande perte. Si Pablo et Mathéo croient qu'il n'a pas remarqué leur léger changement d'attitude après la Saint-Valentin, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu'à l'omoplate. Et ça l'emmerde. Tant de paroles, tant de gestes échangés. Un buffet de bonnes raisons qui pousserait n'importe qui à l'écarter. Bien qu'il n'en soit pas étonné, le japonais souhaiterait néanmoins en connaître la raison.

S'il a fauté, ce qui est évident de par ses aptitudes sociales plus que bancales, il aimerait pouvoir s'excuser. Histoire de s'éloigner dignement, à défaut de se racheter. Témoin omniscient des pensées de tout un chacun, Seito assiste à la matérialisation physique de ses malheurs – Les malheurs de Seito, Sophie n'a qu'à bien se tenir – sous la forme d'une méchante chute. De celles qui te hérissent le poil et te soulèvent la lèvre supérieure tant tu t'appropries la douleur de l'autre.

Il saute les trois marches restantes et s'agenouille auprès de la jeune fille. Avant de s'apercevoir qu'il la connaît. Et il ne trouve rien de mieux à dire que :

« Rien d'cassé ? T'as pas vu qu'il restait des marches ou quoi ? »

Accroupi à côté d'elle, Seito se contente de l'observer. Il ne lui vient pas de suite à l'idée de l'aider à se relever. Et elle ne lui demande pas. Bien que ça ne soit pas une raison, il se dit qu'elle n'en a sûrement pas besoin malgré le fait qu'elle ait loupé trois marches. Regardez-la, elle fait même de l'humour ! C'est qu'elle va plutôt bien dans son malheur. Ses lèvres frémissent et un sourire étire le coin de ses lèvres.

« Y'a pourtant rien sur le sol... à part toi. » se permet-il de faire remarquer.

Un gros éclat qui reflète toute la peine du monde alors qu'elle se redresse. Et alors qu'il prenait ça pour un petit jeu, le japonais déchante lorsqu'elle exprime son statut. Ses yeux pivotent sur la cheville incriminée puis glissent sur son genou écorché.

« Merde. Tu t'es pas loupée quand même. »

Il ne sait pas quoi faire pour sa cheville alors il la remise au second plan et se concentre plutôt sur son genou. La lanière de son sac glisse sur son épaule et il dézippe sa poche de devant. Il en ressort une boîte et s'empresse d'y prendre un pansement.

« Pas un mot sur les motifs, c'est tout c'qu'ils avaient à l'infirmerie quand j'en ai demandé. »

Oui, ce sont bien des petits cochons sur ce pansement qu'il lui tend. Attendez, vous avez cru qu'il allait lui appliquer ? Oh que non, il a tout sauf envie d'un contact. D'autant qu'il a un soudain flash de Nakajima-chan et commence sérieusement à se demander s'il n'a pas été maudit à son insu.

« J'ai pas de désinfectant par contre. Mais j'pense que ça ira. A part la cheville, t'as mal nulle part ailleurs ? » s'enquiert-il, l'auscultant visuellement de la tête aux pieds.

Il est certain que des bonhommes de neiges ou des flocons auraient été hautement préférables à des petits cochons. Non pas qu'il ait quoi que ce soit contre la race porcine mais il la préfère dans son assiette que sur ses pansements. Un léger sourire étire ses lèvres alors qu'elle lui ravit le bandage et la voyant entreprendre un nouveau mouvement, il se redresse avant elle. Ne va-t-elle pas le mettre de suite ? Le japonais ne commente pas et n'amorce aucun signe d'aide supplémentaire. Elle lui a dit à plusieurs reprises qu'elle allait bien, il n'y a donc aucune raison de s'inquiéter outre mesure. C'est donc avec la plus totale insouciance qu'il soupire :

« Tant mieux. J'imagine pas si tu te l'étais pétée... genre juste avant les exams quoi. »

Un kami devait passer par là car soudain, sûrement outré par ses propos nonchalants, Seito sent le corps de la jeune fille se coller à lui tandis qu'une main paniquée lui broie le bras. A peine le temps de réagir que la pression disparaît, le laissant hagard et fébrile. Et les joues de LeLidec-chan n'arrangent rien au tableau, il hoquette :

« C-C'est pas g-grave. T-ta cheville t-te fait mal ?! »

Il réalise avoir été trop apathique et se fout une gifle mentale. Quiconque chute de trois marches dans un escalier ne va pas bien. Prenant conscience de ses poings serrés, il libère ses doigts et tranche net dans les idioties de la brune.

« Ne pas m'en faire alors que tu tiens pas d'bout ? J'ai p't'être l'air c*n mais j'le suis pas tant qu'ça. »

Même si cela reste à prouver. Toujours est-il qu'il lui chipe le pansement des mains et s'agenouille prestement devant elle. Sans réaliser le caractère incongru de son geste, il décolle les languettes autocollantes et pose délicatement le coton contre la zone éraflée de son genou. Deux filles pouffent dans son dos, il fronce les sourcils.

« Elles ont jamais vu un pansement d'leur vie ou quoi ? »

Qu'importe. Il se redresse une fois la tâche accomplie et sourit à sa camarade. Puis il repose son regard sur le cœur – ici la cheville – du problème.

« Bon, ça c'est fait. Maintenant ta cheville. Tu peux la poser au sol ou c'est chaud ? » Il inspecte les environs. « On est un peu en plein milieu du passage alors on pourrait se caler dans la salle de classe, histoire que tu te poses deux secondes. » Un nouvel aller-retour de sa cheville à son visage. « Mais pour ça j'ai besoin de savoir si t'es OK et si j'dois te porter jusque là. »

Bien que l'idée l'effraie au moins autant que de communiquer avec les esprits.

Seito ne pourra pas dire qu'il ne s'y attendait pas étant donné qu'il l'a proposé mais l'entendre confirmer ses craintes le fait frémir d'une certaine appréhension. Être un soutien peut revêtir plusieurs formes. S'il avait suffi de jongler avec les mots, il s'en serait sorti sans trop d'encombres, bien que maladroitement. Cependant, la situation actuelle requiert un contact prolongé qui ne peut se régler par la parole. Bon sang, un sort de Lévitation lui aurait été utile. Tentant vainement de demeurer impassible, il hoche la tête et esquisse un début de sourire qui se veut rassurant.

« Je vais t'accompagner, t'en fais pas. »

Mais avant toute chose, le japonais doit se mettre en condition. Il ne voit qu'un seul moyen pour survivre à cette épopée. Changer de costume. Pas littéralement, il ne va pas se désaper dans le couloir et ne peut compter sur aucune cabine téléphonique pour se changer. Non, le switch doit être mental. Un interrupteur à presser et il n'est plus Seito. Il inspire profondément.

A présent, il répond sous le nom de Rinbo bleu.

Si Seito se donne toute cette peine, c'est parce qu'il ne peut décemment pas abandonner la cousine de son frère d'armes. Et parce qu'il n'est pas un crevard, quoi que peuvent en penser certains. Doucement, il s'approche de la brune et la prévient avant de glisser son bras sous son aisselle. Sa main reste figée derrière son dos, il décide qu'il ne plaquera sa paume qu'en cas d'absolue nécessité.

« J'sais pas si de la pommade fera la blague. Mais s'ils ont au moins une poche de glace, ça devrait te soulager. Allez c'est parti. T'hésites à m'dire si ça t'fait trop mal, on fera des arrêts en cours de route. »

C'est qu'ils doivent quand même changer de bâtiment en traversant la cour, ce n'est pas la porte à côté quand on est blessé. Les deux adolescents se mettent en marche, l'un plus vaillant que l'autre. Seito s'adapte à sa vitesse et se concentre pour maintenir son rôle de justicier, le masque en moins. Son corps lui intime de s'écarter mais il ignore ses signaux. Il doit guérir de cette affliction qui dure depuis trop longtemps. Ce nouvel exercice est bienvenu, il lui est interdit de se débiner. Sauf qu'il a besoin de distraction pour réussir alors, sans aucune introduction, il commente :

« J'crois que j'vais devoir appeler un marabout. Y'a trop de gens qui se blessent autour de moi, ou que je blesse sans faire exprès. J'dois avoir été maudit. Même que si ça s'trouve, ça date de la fois où avec Nolan et Gabriella, on est allé dans un hôtel abandonné. J'sais pas s'il t'a raconté. C'était vraiment flippant. Mais maintenant que j'y pense, c'était sûrement maudit. Pourtant j'ai rien emporté avec moi, même pas un petit caillou ou quoi. A moins que les fantômes peuvent s'infiltrer dans les mailles de tissu. Je sais pas, c'est vraiment chelou. Limite, j'vais avoir peur de me balader sur le campus à force. Si à chaque fois que j'débarque quelque part, quelqu'un se fait mal... »

Imposer est un mot trop fort pour la situation présente. Si cela avait représenté un réel problème, Seito ne lui aurait jamais proposé son aide. Il aurait trouvé un moyen de se débiner ou il lui aurait demandé de rester assise le temps qu'il aille chercher de l'aide. Mais il vaut mieux que ça.

« C'est rien, t'as pas à t'excuser. »

Le japonais espère qu'elle ne remarque pas son trouble. Et il s'en prémunit en occupant l'espace verbal, quitte à la soûler avec ses élucubrations surnaturelles. Elle peut bien lui rire au nez du moment qu'elle ne se focalise pas sur sa main qui ne se pose pas franchement dans son dos. Sauf que la brune choisit l'exact opposé. Seito est scié. C'est tellement gentil et inattendu qu'il est agréablement surpris qu'elle puisse tomber aussi juste. Sortir de sa zone de confort est précisément ce qu'il s'efforce de faire et s'il le fait pour elle, c'est parce qu'elle le mérite et que son amitié avec Nolan est un pilier de sa vie. Un ange passe.

« J'irais pas jusqu'à dire que je suis exceptionnel mais... globalement c'est l'idée. Enfin j'aime bien l'idée que ce soit une force plus qu'une malédiction. Finalement c'est p't'être toi la marabout. Suffisait que je t'aide pour que tu m'éclaires. Comme dans... Rha, y'a un conte français qu'a une histoire comme ça, faut que j'me souvienne du nom... »

Il se concentre et soudain ça fuse.

« Les fées de Perrault ! Bon, j't'ai pas donné à boire mais je t'aide avec ta cheville. Euh, par contre, j'suis pas sûr que ça m'soit vraiment utile d'avoir des pierres précieuses ou des fleurs qui m'sortent de la bouche à chaque fois que je parle. Ou alors ça ferait vraiment beaucoup de diamants. Quoique, avec tout ça, j'pourrais voyager autant que j'veux. J'aimerais bien faire le tour du monde, et toi ? »

Lui qui pensait faire mouche en citant un livre français est ennuyé d'être le seul à le connaître. Mais Seito ne l'abreuve pas de son savoir dans la mesure où il la laisse répondre à sa question. Et sa réponse le désarçonne davantage. Un regard intrigué la dévisage. Existe-t-il réellement des gens que la perspective d'un nouvel horizon n'enchante pas ?

« Ah. » se contente-t-il d'exprimer.

Il ne la juge pas. Simplement, il ne comprend pas. Cela lui échappe que le Japon puisse suffire. L'adolescent rêve d'ailleurs, d'océans et de plaines infinies. Il espère un jour s'effacer dans un mirage du Sahara, se perdre dans la forêt de sequoias de la Sierra Nevada, glisser sur la banquise du Groenland. Non pas que le Japon ne regorge pas de mille et une merveilles. Il a hâte d'en visiter tous les recoins. Mais cette volonté d'éloignement est tenace. Elle gouverne sa vie au point qu'il veuille enfin s'investir. Réussir ses examens est une première étape. Gagner sa vie grâce à l'écriture est la deuxième. Pour quitter le sol japonais, voici la finalité.

« Tous. Mais la Norvège me fait rêver. »

Ses yeux pétillent un instant de magie. En voilà une belle de motivation. Que ce soit pour l'instant présent que pour l'avenir. Il poursuit donc avec passion.

« J'me suis renseigné un peu et j'ai vu que tu pouvais te proposer pour aider des éleveurs de rennes. C'est chez les Sami tout au nord de la Norvège. Genre tu les aides à s'occuper des rennes et en échange ils t'offrent la bouffe et le logement. Ça a l'air trop ouf. Bon, faut être un peu bricoleur parce que y'a les enclos à maintenir et d'autres trucs physiques auxquels on pense pas parce qu'un troupeau de rennes, c'est chaud d's'en occuper quand même. Et puis y'a la météo aussi qui peut t'faire chier. Parce que tu dois être au taquet, même s'il pleut ou s'il neige. Et t'as pas vraiment de jour de repos. Mais qu'est-ce que ça doit être bien de découvrir leur culture, de vivre avec eux. Ça m'tente bien de faire un truc comme ça. Pas juste de voyager mais d'aider aussi quand j'suis sur place. De servir à quelque chose. »

Sans s'en apercevoir, sa main a fini par se plaquer contre le dos de Le Lidec-chan. Quand il s'en aperçoit, il n'esquisse aucun mouvement de fuite. Il craint que cela soit mal interprété. Et un Rinbo ne commet aucune action qui pourrait causer du tort à autrui. Alors il inspire et comble à nouveau l'espace avec une question.

« Mais toi qui vient de France comme Nolan, t'as pas visité les pays qui sont à côté ? Genre l'Espagne ou... euh... l'Italie ? »

Seito la connaît bien cette insulte. Il l'a déjà entendu plusieurs fois dans la bouche de Nolan et il s'est amusé à la répéter. A chaque fois qu'il l'emploie, ça fait rire le trio. Mais aujourd'hui, cette interjection ne le fait pas rire du tout. Tout l'inverse à vrai dire. Des mains pleines de doigts viennent se poser sur lui alors que Le Lidec-chan retrouve une contenance. La mâchoire crispée, le japonais n'est pas loin de sortir la même insulte mais en japonais pure souche. Si elle savait l'effort qu'il fait pour ne pas la repousser vivement. Mécanisme de défense oblige, son cerveau active l'hémisphère de l'humour.

« En même temps, si tu m'dis pas que tu sais plus marcher, c'est compliqué. C'est un pied après l'autre. Et faut les soulever sinon ça donne... ça. »

Il oublie de s'enquérir de son état et se contente de supporter son poids sur le sien. Ce qui, à ses yeux, est déjà bien suffisant ! Voire carrément bluffant. A l'aide. Encore combien de mètres avant l'infirmerie ? A ce rythme, ce n'est pas une éclopée qu'ils vont accueillir mais deux. C'est à peine si Seito fait un effort pour la regarder alors qu'elle tente de reprendre la conversation comme si de rien n'était. Et, même si ça l'intéresse énormément ce qu'elle raconte et qu'en temps normal il aurait posé tout un tas de questions, là, tout de suite, maintenant, il a juste envie de la déposer sur le bas-côté et d'appeler les secours.

Fort heureusement, les kamis sont indulgents et leur octroient la terre promise. La porte de l'infirmerie se matérialise devant leurs yeux. Le japonais pourrait toquer à la porte et la laisser seule. Après tout, elle est entre de bonnes mains. Il a fait sa part du boulot en l'accompagnant. Il ne lui serait d'aucune utilité à l'intérieur. Alors... pourquoi cette hésitation alors que leurs regards se croisent ? La proposition avortée, il cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Le silence retombe. Et Seito n'aime pas ça. Le silence lui fait peur. L'angoisse. Un pincement au cœur le retient de l'abandonner à son triste sort.

Contre toute attente, le japonais décide de rester. Pas juste parce qu'elle est la cousine de Nolan. Pas juste parce qu'il est un Rinbo. Tout simplement parce qu'il veut être un garçon honnête et droit dans ses bottes. Un garçon sur qui on peut compter. Même si ses mains tremblent légèrement alors qu'elles se sont dégagées de son corps depuis plus de vingt secondes. Même si sa respiration est subtilement hachée par une gêne qu'il a bien du mal à dissiper. Alors il toque à la porte et pendant qu'il attend un signe de vie, il capture son regard et déclare :

« J'suis venu jusqu'ici, c'est pas pour repartir tout d'suite. »

La porte s'ouvre, l'infirmière les accueille. Seito laisse la jeune fille expliquer le problème. Tandis qu'elle s'occupe d'elle, le japonais s'assoit sur une chaise libre. Ne tient pas bien longtemps. Fait une blague à propos de son super pansement. Se permet de commenter qu'il lui avait bien dit que les cochons la guériraient. Puis il se lève, fait les cent pas. Il regarde de temps en temps où ça en est, espérant que ce n'est pas trop grave. Jusqu'à ce que, enfin, l'infirmière les libère. Le visage plus détendu, il s'approche de la brune.

« Alors, ça fait quoi d'être momifié ? »