Et maintenant, tu vas m’voir ? | Kazuki

« Bonsoir, mes chéris ! » Dans sa robe de sequins, Hikaru prend possession de la scène. « Et bienvenue au Drag Show. » Sous sa perruque, et ses grands faux cils, il n’est plus Hikaru. « Levez la main ceux pour qui c’est la première fois ! » Pourtant, Nobu ne voit rien d’autre que lui. Il le connaît, par cœur. Ou plutôt, presque par cœur. Malgré les heures à rire, et à pleurer, il ne pourra jamais atteindre la quintessence de l’intimité. « On adore prendre vos premières fois ! » Nobu aime Hikaru, mais Hikaru en aime un autre. Qui est juste devant la scène, et qu’il dévore des yeux. Ils se sont rencontrés y’a même pas deux semaines et Nobu ne le supporte plus. Hikaru est content de son amoureux de la Saint Valentin. C’est un signe, c’est ça la vraie romance ! Rencontrer quelqu’un tout pile pour la fête des couples.

Nobu est jaloux. Envieux. En colère. Tous ces mauvais sentiments en même temps. Quand il regarde la tronche du petit-ami, il a envie de tout casser. Parce que ce joli petit-ami, c’est tout le contraire de Nobu. Il est grand, et il est musclé, il a une voix pénétrante, et beaucoup de poils sur le menton. Il est masculin, il est rassurant. Surtout, il ne s’habille pas en femme le samedi soir.

Le show commence, et Hikaru quitte la scène. Quand il descend les marches, pour laisser une autre Drag Queen performer, il glisse une main sur l’épaule de son Don Juan et l’embrasse. Nobu espère que ça ne durera pas longtemps. Ils ne se connaissent pas bien, et l’amour, ça se construit. On ne peut pas supporter l’intimité d’une personne aussi rapidement. Nobu, il le peut. Nobu, il l’aimerait. Et pourtant, il n’a pas osé faire le premier pas. Maintenant, il comprend ce que lui a dit Maya il y a quelques mois. Il faut y aller, il faut dire qu’on aime, pour ne pas regretter. Il regrette tellement Nobu, et pourtant, il ne peut pas se résoudre à avouer ses sentiments. Il se contente de regarder.

Depuis que Hikaru a un amoureux, il ne regarde plus Nobu. Il est obnubilé. Alors il n’a plus de temps à lui consacrer. A peine quelques minutes, dans les vestiaires, pour se maquiller. Ce soir, Nobu n’était pas d’humeur à performer. Il a refusé ces seules minutes de tendresse. Et ça lui manque, et il regrette, parce qu’il ne peut rien faire d’autre que de regarder.

La rage, la rage, la rage monte en lui et soudain, il pense à un plan. Il faut rendre Hikaru jaloux. Il faut lui montrer combien la vie est belle, sans lui. Que tous les deux, ça ne vaut rien. Rendre à Hikaru ce que fait Hikaru. Miroir, miroir.

Alors, il ne réfléchit pas, et alors qu’Hikaru est en ligne de mire, il se tourne vers le premier garçon qu’il voit. Qu’il soit gay, qu’il ne le soit pas. Qu’il soit célibataire, ou pas du tout. Qu’il lui plaise, ou que ce soit un laideron. Nobu s’en fout. Il l’attrape par la nuque et il l’embrasse, d’un baiser chaud, tout en gardant le regard bien tourné vers l’homme qu’il aime.

En espérant que leurs yeux se croisent.

Elles sont douces, les lèvres de Kazuki. Elles sont douces, mais Nobu n’en a rien à foutre. N’importe quelles lèvres auraient fait l’affaire. Le garçon semble bien dessiné, pas trop moche, c’est le principal. En fait, Nobu ne prend pas le temps de le détailler, pas encore. Il se contente de l’emballer, et de sonder du regard la réaction d’Hikaru.

Il l’attend.

Il l’attend encore.

Il l’attendra toujours.

Elle n’arrivera jamais, cette réaction. Hikaru, il en a rien à faire de Nobu, et ça lui fait super mal. C’est l’une des pires douleurs qu’il n’a jamais vécu. C’est drôle, comme les sentiments percent l’âme. Des bobos au corps, Nobu en a eu des tas, et il les oublie toujours. Les bobos au coeur, c’est bien plus rare. Il ne s’est que très rarement permis de tomber amoureux d’un homme. Hikaru, c’était différent. Hikaru il est homosexuel, il sait que Nobu l’est aussi, et puis ils se disent tout, ils partagent tout. Ils partagent certainement trop.

Désespéré, Nobu abandonne. Il lâche les lèvres, et le corps de sa pauvre proie, le regard toujours aussi accroché à Hikaru. Il voudrait crier son nom, mais même ça, ça ne changerait rien. Il doit tirer un trait sur ses rêves. C’est un amour à sens unique.

Mais Nobu n’a pas le temps de s’excuser. Il n’a pas non plus le temps de s'éclipser. Parce que la proie devient chasseur et que l’homme qu’il vient d’embrasser semble assez convaincu de leur interaction. Nobu en serait presque amusé. Il embrasse bien quand il n'en a rien à foutre. Il est persuadé que s’il avait envie d’être bon-baiseur, il aurait été nul.

Et finalement, il détaille Kazuki. Des pieds, jusqu’à la tête. Il regarde les vêtements, les épaules, la peau de son cou. La forme de sa mâchoire, la ligne jusqu’à ses oreilles, et le fond de ses yeux. Il est pas mal. Vraiment pas mal. Il pourrait presque être son type.

Eh puis merde ! Foutu pour foutu. La luxure est une manière de s’échapper de ses pensées, alors Nobu plonge tête la première dans cette relation d’un soir. « Enchanté, “Le blond sur lequel j’ai sauté dessus”. » Il choisit ce nom, mais n’oubliera pas “Kazuki”. Il a une plutôt bonne mémoire là-dessus. Nobu n’est pas un énorme pointeur, et essaye de garder le souvenir de ses hommes.  « Pourquoi je voudrais chasser ailleurs, si ma proie ne s’échappe pas ? » Parce que c’est Hikaru qu’il voulait attraper ? Peu importe, Hikaru est hors de portée maintenant. Il se rapproche davantage, et enlace la nuque de Kazuki de ses deux mains. « Sauf si tu souhaites t’échapper ? »

Il pourrait passer une bonne soirée, finalement. Nobu se perd dans le regard de Kazuki. Du moins, il essaie de sonder ses yeux. Il ne sait pas vraiment quelle vérité s’y cache, ni vraiment quelle vérité il cherche, mais ça lui plaît de se perdre comme ça. Il a l’impression que s’il plonge assez profondément, il pourra s’abandonner, complètement, et oublier toutes les tensions de la soirée.

Oublier Hikaru.

De toute manière, à quoi bon passer du temps à penser à lui ? Il a loupé le coche. Et c’est Maya qui avait raison. Nobu déteste penser ça. Bien sûr qu’elle avait raison. L’amour, c’est quelque chose qui faut cueillir quand c’est mûr.

Mais ce soir, il n’y a pas que l’amour, il y a tout ce qui tourne autour Et au jeu du flirt, Kazuki est bon joueur. « T’es plutôt du type jaloux ? » Le comble, cette question, pour un type qui essaie de rendre jaloux son crush. « Je ne cherche rien d’autre que de bons moments, et de bons souvenirs. » Et il rajoute, pour que ça ne sonne pas comme de l’attachement : « Courts, ces souvenirs, et un peu flous, ça me va aussi. »

Après tout, Nobu est prêt à s’enivrer. Ce ne serait pas la première fois qu’il boit au point de tout oublier. Que ce ne soit les yeux, les mains, ou le corps de ses amants. C’est parfois plus simple de draguer lorsqu’on ne se rappelle plus de rien le lendemain.

« Monsieur "Quat'yeux", pourquoi pas. Mais si tu veux m'appeler par mon prénom... » Leurs corps se frôlent, se touchent, caressent, poussés par les autres danseurs sur la piste.  « ...tu peux m'appeler... » Si seulement personne ne pouvait interrompre la bulle dans laquelle les deux hommes commencent à se perdre.

Une voix. Une voix chaude, suave. Une voix que Nobu aimerait entendre, au creux de son oreille, et ce jusqu’au bout de la nuit. Mais une voix qui n’appartient pas à Kazuki, et qui n’était pas conviée entre les deux garçons. Une voix qui coupe sa phrase, qui l'empêche de se présenter.

Nobu n’est pas assez confiant pour pouvoir chasser deux personnes en même temps. Et même s’il souhaite rendre Hikaru jaloux, pas question de voir ses deux proies partir main dans la main parce qu’il est pas suffisamment…bien. Il décrit des yeux l’homme qui les drague. Il est trop beau. Plus beau que lui. Il tourne ensuite la tête vers Kazuki. Les yeux de Nobu crie “non”, mais il ne veut pas le dire et griller ses chances avec le blond.

Oh que ça tombe bien. Nobu ne compte pas non plus changer de proie. La relation passagère, c’est ce qu’il préfère, mais dans une situation définie. Le jeune homme n’est pas assez confiant pour se laisser partager. Il est certain que dans ces situations, il sera toujours lésé. Mine de rien, c’est dans le regard des partenaires qu’il puise un peu de confiance. Il sait que c’est ridicule, mais il n’en a que faire. Il préfère gagner en estime en collectionnant les hommes que de continuer à frôler les murs.

Un jour, il espère, il arrivera à construire une confiance en lui sans avoir besoin des autres, mais en attendant, c’est mieux que rien.

Et c’est pour ça qu’il est certain que le barbu a flashé sur Kazuki. Le poids du bras sur son épaule le dérange. Il aimerait qu’il vire, qu’il parte, et plus vite que ça. Est-ce que Nobu transpire la gêne ? Peut-être. Kazuki les sauve de ce plan à trois foireux qu’il préférait ne pas expérimenter. Alors, quand le chasseur repart penaud, les épaules de Nobu se relâchent. Il évite un soupir de soulagement.  

« J’en ai une. »

Nobu sort de sa poche un trousseau de clés. Hikaru lui a filé un double, il n’y a pas longtemps. Au cas où Nobu dépasse l’heure du couvre feu. C’est arrivé une ou deux fois, à cause des performances de Drag Queen. Ce soir, il le sait, Hikaru ne compte pas rentrer chez lui. Son petit-ami a un bien meilleur appartement, qui n’est pas envahi par les perruques et le maquillage.

Il suffira de passer au konbini prendre quelques bières, et ils auront la soirée pour eux. « Si ça te va ? »

La fraîcheur du mois de février est vivifiante. On ne respirait plus, dans le bar. C’est le souci des corps, ça chauffe, ça transpire. D’habitude, Nobu aime plutôt cette ambiance nocturne, mais ce soir, il se sent plus à l’aise dans l’intimité de la nuit que dans celle de la boîte. Nobu n’a pas eu beaucoup d’affaires à récupérer. Il a troqué son sac à dos contre une petite pochette qu’il peut garder sur lui pendant la soirée. Il n’y a que son manteau qu’il a dû récupérer, posé sur ses épaules.

Et ils se dirigent, doucement, vers l’appartement d’Hikaru. « C’est pas très loin, à cinq minutes à pied. » Nobu est assez envieux de l’appartement de son ami. Il est bien situé, pas si petit. Une bulle qu’il aimerait bien pouvoir avoir à lui. Le souci du dortoir, c’est qu’il n’est jamais seul. Ce n’est pas qu’il déteste son colocataire, au contraire, ils s’entendent bien et il est assez discret sur la profusion de palettes qui se trouvent sur le bureau. Mais, c’est pareil pareil.

Kazuki est bavard. Bien au contraire de Nobu. Pourtant, ça ne le dérange pas du tout. Il apprécie que ses questions viennent rompre le silence nocturne. Et ce, malgré la mention du dortoir. Il le sait, maintenant : Nobu n’est pas le seul gay de Kobe High School Université. Il le sait, mais ça lui fait toujours tout drôle de se dire qu’il peut rencontrer des personnes de son même milieu. Lui qui a longtemps fait attention à ce que personne ne le voit… Mais ça ne l’effraie pas vraiment. En tous cas, moins que ce que ça aurait pu, il y a encore quelques semaines. Après tout, qu’est-ce qu’il craint ?

Nobu a souvent peur de l’homophobie, mais il est en train de rentrer avec ce garçon. Tout semble bien se passer. Y’a aucune raison de s’inquiéter.

« Pour la compagnie, non. Tu es arrivé au bon moment. Et pour Kobe, oui, pas besoin de courir partout. » Il prend une grande inspiration, pour se donner courage. « J’fais comme toi, j’retourne à mon dortoir aussi.. »

Son coeur bat vite, c’est la première fois qu’il se met à nu comme ça.

Les pensées de Nobu commencent à tourner en rond. Il se met à penser de nouveau au harcèlement qu’il a vécu à Osaka, puis ici. Et puis, il se demande s’il fait bien de vraiment s’ouvrir, comme ça, à un inconnu. Un bel inconnu, mais un inconnu. Et puis il regarde Kazuki, il a l’air serein, de discuter de sa vie, de son établissement, et de ses études. Comme si de rien n’était. Comme si ça n’avait aucune importance.  

Il a décidé, Nobu, de ne plus se laisser avoir, ni par ses peurs ni par celles des autres. Et pourtant, c’est un peu plus fort que lui, son cœur bat la chamade alors qu’il devrait être relaxé.  

Surtout maintenant qu’il comprend que Kazuki est son kohai. Non seulement ils sont à la même Université, mais ils étudient la même discipline. “Nobu, Nobu, Nobu, tu ne fais vraiment attention à personne”, qu’il se répète. Un blondinet comme lui, ça se remarque dans les couloirs.  

Mais malgré le flippe, il prend sur lui. Pas question de se laisser dévorer par les démons :  

« J’suis en littérature aussi, au même endroit. » Il s’essaye même à un léger sourire. « 'Fin, en deuxième année, c’est pour ça qu’on n’s’est jamais croisé avant. »

Il pourrait parler d’autres banalités. De si les examens se passent bien. Des clubs qui l’ont attiré. De ceux qui au contraire, semblent absolument ridicule (on en parle du club des aventuriers ?). Mais Kazuki change de sujet, tout de suite, et au fond c’est pas plus mal. Les konbinis, c’est bien moins personnel que les études.  

« Pas de refus pour le konbini. »

Même s’il est seul à boire, il prendrait bien une petite bouteille. Rien que de la bière. Rien que du courage liquide. Il sait que ça peut l’aider. C’est pas une bonne relation, qu’il entretien, avec l’alcool, mais peu importe. Il essaie de ne pas trop y penser.  

Alors, ils s’arrêtent au konbini du coin de la rue, juste avant l’appartement. Nobu ne se rue pas tout de suite vers l’alcool, il attend patiemment de voir dans quels rayons Kazuki se dirige, pour pouvoir le suivre.

La bonhomie et la sympathie de Kazuki s’avère plutôt contagieuse. Plus les deux comparses avancent dans la rue, et plus Nobu se détend. Il se laisse même aller à un sourire, accompagné d’un pouffement, laissant croire à un rire, alors que Kazuki évoque leur possible rencontre. « Oh, tu sais, j’pense que j’aurai fait attention. » Est-ce qu’il se rend compte qu’avec cette phrase, Nobu drague un peu son camarade ? Bien sûr que oui. Et après tout, c’n’est pas désagréable de jouer à ce petit jeu.

Dans le konbini, derrière Kazuki, Nobu attrape deux petits onigiris, quelques paquets apéritifs (chips, poisson séché, algues) - monsieur est davantage un bec salé que sucré -, et hésite longtemps devant le rayon des bières. Alors qu’il était certain d’avoir besoin de courage liquide en sortant du bar, il se met à douter. Il n’a pas envie de boire seul, et pour le moment, il se sent à l’aise. Mais si la tension remontait une fois dans l’appartement ? Nobu ouvre le placard réfrigéré, hésite devant une bouteille de bière avant de finalement se rabattre sur une grande bouteille de coca.  

Il n’a pas tout de suite fait attention à la peluche lapin que tient Kazuki. Alors, quand il montre son butin, il se contente de tout nommer avant de marquer une pause. « C'est ? » Il regarde plus attentivement le lapin. « C’est mignon. »

Et puis ils reprennent leurs chemins. Nobu a tout chez Hikaru. Enfin, Hikaru a tout chez lui, et Nobu se sert allègrement. Est-ce que ce sera aussi simple maintenant que son ami est en couple ? Nobu espère que lui. Il commence à s’habituer à ce petit nid douillet dans la ville, lui permettant d’échapper aux dortoirs quelques nuits.  

Les deux garçons ont tout, plus qu’à passer devant les caissiers, faire chauffer la carte bleue. Nobu note pour plus tard : vérifier le compte en banque. Il devrait peut-être trouver un petit boulot à la rentrée, ses minces économies se font rares et ce n’est pas son activité de Drag Queen qui le paye. Puis, rendez-vous à l’extérieur du konbini.  

« C'est juste là. » Du bout du doigt, Nobu montre à Kazuki l’appartement, dans l’immeuble à côté. Et puis, il s’y dirige, il tape le code, appelle l’ascenseur, et laisse entrer son amant le premier.  

Quand les portes s’ouvrent, Nobu ne peut détacher son regard du reflet de la peluche, dans le miroir de l’ascenseur. Il espère que ses joues ne rougissent pas. Ce n’est pas la première fois qu’il ramène un garçon, mais ça le rend toujours un peu timide.

L’ascenseur monte, dans un bruit sourd. C’est drôle, le bruit des ascenseurs ici. La résidence est neuve, comme tout le reste du quartier, alors tout est silencieux. Nobu devrait être rassuré, mais en fait, il a été habitué au cliquetis mécanique des vieux immeubles de sa ville d’enfance. Ils permettent de combler le silence gênant de l’attente. Kazuki ressent, certainement, la gêne de Nobu. Il aimerait être à l’aise, au moins tout autant que lui. Mais tant pis.

Mais il est rassurant, Kazuki. Vraiment rassurant. Et c’est drôle parce qu’aucun de ses partenaire ne s’est jamais montré aussi prévoyant. C’est qu’il a l’habitude de sauter dans le lit des autres, très alcoolisé et d’oublier la soirée le lendemain matin. C’est que c’est plus simple d’être saoul lorsque l’on est timide. La bière est le parfait lubrifiant social. Alors, Nobu lui répond d’abord un simple : « Merci. » Qui se veut sincère. Mais après trois secondes de silence, il ajoute : « Moi aussi j’ai envie que tu te sentes bien. »

L’ascenseur s’arrête, et les portes s’ouvrent. Nobu sort le premier, sans galanterie, et déverrouille la porte de l’appartement d’Hikaru. Avant que Kazuki n’entre, il fait un tour rapide du regard, pour vérifier que rien ne traîne, avant de l’inviter : « Bienvenue, fais comme chez toi ! » Drôle d’invitation, Nobu lui-même n’est pas chez lui. L'appartement est rempli d'habits de Drag Queen, de talons et de perruques. Le genre d'antre que Nobu adorerait avoir pour lui. Mais malheureusement, il n'a ni les fonds, ni les droits pour avoir son propre appartement à Kobe.

Il retire ses chaussures, pose ses emplettes dans le salon, invite Kazuki à s’asseoir sur le canapé et glisse jusqu’à la cuisine pour mettre au frais son soda. « Il, elle, c’est comme tu veux, je suis à l’aise avec les deux. » Il sort une tête : « Tu veux de l’eau ? Des glaçons ? Quelque chose ? »

Nobu fouille dans le frigidaire. Bière, bière, bière. Beaucoup trop de bières, pas assez de bouffe. Encore de la bière. Y’a rien. Alors, il se met à ouvrir les placards. Bingo ! Nobu ne sait pas depuis combien de temps la bouteille est là - et certainement en prévision de cocktails -, mais peu importe. L’eau ça ne se périme pas. Il récupère aussi un bac de glaçon qu’il rompt dans un bol, et revient avec le tout dans le salon. Il dépose la bouteille, les glaçons, repart pour un aller-retour afin de récupérer deux verres, et enfin, s'assoit. Pas question de fuir dans la cuisine toute la soirée, même s’il est un peu intimidé par le début de soirée. C’est le temps qu’ils soient à l’aise. Ou plutôt, qu’il soit à l’aise.

« Non, j’aimerai beaucoup, mais c’est à un ami. »

Nobu se met à regarder les perruques et les costumes. Il ne se rend plus vraiment compte du décor. Depuis quelques mois, cela fait partie de sa vie. Il se sent si à l’aise dans cet univers à paillettes qu’il en oublie le bazar. C’est vrai que ça semble débraillé, sens dessus dessous. En fait, tout l’espace ressemble beaucoup à son ami, Hikaru. Il n’a pas le temps pour prendre soin de lui - encore moins de son extérieur -, il préfère danser.

« Enfin... » Il pointe un placard, dans le coin. « Là dedans, y’a quelques robes et perruques à moi. Mais trois fois rien. J’ai commencé y’a pas longtemps. C’est justement mon ami qui m’a initié, donc j’ai pas grand chose… Mais faut bien commencer quelque part. »

Il se retourne, pour regarder Kazuki. En fait, il a envie de voir, dans son visage, s’il y a un peu de dégoût, ou même un peu de jugement. Ce n’est pas parce qu’il est homosexuel qu’il est à l’aise avec les travestis. Beaucoup ont même beaucoup de mal avec. Comme quoi, ce serait mauvais pour la communauté, que ça représenterait tous les vices, et ci, et ça.

« Je crois que ça m’fait beaucoup d’bien, tout ça. Avant d’arriver à Kobe, j’avais vraiment très peur de m’assumer. Mettre une perruque et des talons, ça te force un peu à te confronter à tout ça. »

A toute l’homophobie que l’on intériorise.

Hikaru, ne pas s’en sortir ? Nobu esquisse un tendre sourire en pensant a son ami. Et à son bordélisme, aussi. Hikaru est du genre à ne rien ranger. Ne rien trier. Il a un bordel, qui n’est même pas organisé, et il perd tout, et puis c’est comme ça. Quand Nobu est à l’appartement, il lui retrouve ses affaires. Et Nobu aime bien ce rôle-là. Il aimerait bien pouvoir l’endosser, tout le temps. Il se voit bien dans ce petit appartement, sur le canapé, à répondre d’un air faussement las : “Hikaru, tes clés sont dans le pantalon que tu as mis à laver”.

Mais il ne peut pas, parce que c’est le rôle d’un autre. Un autre plus rapide que lui. Fichue peur qui le tracasse. Foutue gêne qui l’a empêché de passer du statut d’ami à amant. Peut-être que cela n’aurait rien donné, mais Nobu aurait dû, et il le sait, se confier sur ses sentiments. Maintenant, il a l’impression que c’est trop tard. Peut-être à tort, ou peut-être à raison.

Le pire, c’est que son nouveau mec est gentil. Il aurait préféré pouvoir le détester.

« J’en veux bien un petit peu, merci. » Il a super soif. C’est que la boite de nuit, ce n’est pas le meilleur endroit pour s’hydrater. Entre la bière et la danse. Et aussi qu’il se sent toujours un peu intimidé par la situation. Un peu de froid pour se calmer.

Mais malgré l’eau, et malgré les glaçons, Kazuki continue de le bouleverser. C’est qu’il ne s’attendait pas à de tels mots. Nobu n’attend pas à ce qu’on le comprenne. De toute manière, lui-même n’est pas certain d’y arriver. C’est un milieu particulier, dans lequel il s’est laissé happer. Mais de là à se revendiquer, il a bien du mal. Il est comme ça, il a souvent pris l’habitude de s’excuser. En fait, ça lui fait plutôt du bien, qu’on le défende, avant qu’il ait le temps de s’écraser.

« Merci. » Il se racle un peu la gorge, et boit une petite gorgée d’eau. Il a l’impression que sa langue est sèche comme la mer égée. « C'est pas toujours facile pour moi d’envoyer balader. J’ai un peu peur que ça me retombe dessus, mais j’ai envie d’essayer. Petit à petit, je pense que je trouverais cette force. »

Le regard de Nobu peine à se détacher de son verre d’eau. Les glaçons qui fondent l’hypnotise. Ou plutôt, il préfère penser ça, plutôt que de se rendre compte qu’il a peur de se confronter aux yeux de Kazuki. Parce qu’il a l’air tellement sûr de lui, et ça le rend tellement fort. Charismatique. Ce que Nobu ne semble pas vraiment réussir à être.

Et finalement, il relève le regard.

Comme s’il pouvait apprendre :

« Et comment tu as réussi, à changer ? »

Après tout, cette petite tape sur la cuisse, c’est réconfortant. D’habitude, Nobu n’aime pas qu’on le touche. Il préfère garder ses distances. Pas besoin d’être tactiles. Pas besoin d’être réconforté. L’amitié, elle est très bien vécue de loin, avec des signes de tête complices. Mais pour une fois, Nobu ne sursaute pas au contact de la main de son partenaire. Ce n’est pas parce qu’il est habitué à sa présence, ce n’est pas parce qu’il attendait particulièrement de rapprochement, juste que ça lui fait sincèrement du bien, cette marque de réconfort.

Parce qu’il a eu l’habitude d’être dans un milieu machiste, il a longtemps caché ses émotions. Qu’il soit heureux, triste ou en colère, son père a toujours la même tête. L’air un peu renfrogné du vieux marin. Nobu adore son père, vraiment. Mais plus le temps passe et plus il se rend compte que la masculinité qu’il lui a inculqué est toxique. Ce n’est pas si grave de rire quand on est heureux, et de pleurer quand on est triste. Et ce n’est pas très grave de le montrer aux autres. Nobu n’aurait jamais cru pouvoir le penser, il y a encore quelques mois, mais depuis qu’il est Aomame c’est plus pareil. Il a rencontré tellement de monde, et il a vécu tellement de choses.

Nobu pensait que tous les papas étaient fait du même bois. Rigide, dur, dans son époque. Mais le portrait que fait Kazuki de son père n’y ressemble pas. Pas du tout, même. Comment ça, un papa qui laisse son gamin se teindre les cheveux, et se percer les oreilles ? C’est l’apanage des mamans, qui acceptent toutes les crises quand papa est en mer. Et en fait, c’est un joli portrait.

« C’est une chance, un parent qui te supporte. » Nobu n’oserait jamais leur parler de son orientation sexuelle. Il a la sensation qu’il devra se cacher pour toujours du regard de ses parents. « Et il sait, pour ton homosexualité ? »

Ce cocon, Nobu aura besoin de beaucoup de forces pour pouvoir le construire.

Et il l’écoute.

Nobu l’écoute, simplement. Sans jamais lui couper la parole. Il semble même boire ses paroles, sans jamais avaler de travers. C’est une eau qui lui semble si limpide, qui épanche sa soif. C’est une histoire comme il aimerait plus en entendre.

En fait, c’est un récit qui lui fait du bien.

« Merci. Pour ta réponse. »

C’est presque chuchoté, mais pas avec une voix triste. Sur le visage de Nobu, on perçoit plutôt un sourire discret. Il est sincère, quand il remercie, parce qu’il peut l’avouer :

« Je crois que ça me fait peur, parce que j’ai toujours entendu des histoires à dormir debout. Des regards noirs, des incompréhensions. Plus parfois, aussi. »

Dans la scène Drag Queen qu’il fréquente, beaucoup de jeunes homosexuels vivent ensemble dans des familles qu’ils ont choisis. Des vies reconstituées avec les personnes qui ont bien voulus d’eux. Nobu trouve ça beau, d’une certaine manière. On n'est jamais vraiment seuls. Mais il trouve ça effrayant, aussi. S’il n’était pas si proche de sa famille, peut-être que ça ferait moins mal ?

Ce n’est pas aujourd’hui qu’il en parlera à son père, mais peut-être qu’un jour ça arrivera. Un jour. Lointain. Pas tout de suite. Quand il aura quelqu’un à présenter.

Mais avant son père, peut-être qu’il y a d’autres étapes.

Et parce qu’il sent le besoin d’un peu de réconfort, Nobu vient déposer doucement sa tête contre l’épaule de Kazuki. Un petit geste, peut-être un rien du tout. Il n’est plus dans une position de drague, de séduction. Mais il a besoin d’un peu de chaleur, de tendresse.

C’est drôle, comme ça a été simple pour Kazuki, de rentrer dans sa bulle.

Nobu sourit. Comme si plus rien n’avait d’importance. Il sourit parce qu’à côté de Kazuki, ce soir, il se sent bien. Et il aimerait que tous les soirs soient aussi simples. Et aussi agréables. Et au final, pourquoi ça ne pourrait pas l’être ? Nobu se permet, pour ce soir, rien que pour ce soir, à s’abandonner à l’homosexualité, sans n’y poser plus aucune question.

Il se permet d’aimer, pour un petit instant.

Et Kazuki, ce garçon de passage, il lui permet de s’approcher, de glisser ces mots à ces oreilles. De lui faire croire que quelque chose est possible. Pas facile, mais possible. Qu’un jour, il pourra être lui-même, sans avoir à s’expliquer. Sans avoir à y penser.

Et que pour le moment, il faut même ne plus y penser du tout.

Qu’il faut se permettre de faire autre chose. Tout à fait autre chose. Et alors que Kazuki se rapproche, Nobu ne cesse de sourire.

Non, ce n’est pas vraiment manger dont il a envie. Ni vraiment boire. Par contre : « Des bisous. Faire, des bisous, ça m’dit bien. » Qu’ils soient baveux ou non. Sur le torse, ou ailleurs. Habillés, ou tous nus.

Et pour allier les mots aux gestes, il se rapproche et retrouve les lèvres qu’il avait rencontré un peu plus tôt dans la soirée.