[Parking] Why, it's greased lightnin'! ; avec Lily Richards

En soi, je n’ai rien d’important qui soit prévu aujourd’hui.

J’avais juste envie d’aller me balader et l’endroit était un peu trop loin pour que j’y aille en vélo. Ça, et aussi un cas de flemmingite aigue quant au fait de pédaler aujourd’hui. Et ma flemme s’apprête à m’en coûter puisqu’au moment de partir, alors que j’ai déjà attaché mon petit casque, mon scooter ne veut pas démarrer.

Ce qui est inquiétant, c’est que ça fait trois fois en deux mois. Je l’ai amené au garage, on était censé me l’avoir remis sur pied, et je dis bien censé. Je n’y connais rien aux moteurs et à la mécanique de manière générale. J’ai juste un scooter parce que c’est pratique. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, je ne savais pas que le kick existait avant de chercher de l’aide sur internet juste avant sa première panne. Le souci ? Je crois que je m’y prends mal.

En tout cas pour aujourd’hui, j’ai abandonné l’idée de le faire fonctionner au démarrage électrique. Donc je recommence à maltraiter le kick, j’ai l’espoir que le machin démarre car quelques bruits sont prometteurs mais au final, à part ennuyer les gens autour de moi : je n’arrive à rien.

Je finis par remettre la béquille et soupire. Je crois que c’est mort pour la balade d’aujourd’hui. Et il faudra que je trouve un moyen d’aller chez le dentiste alors que c’est à l’autre bout de la ville et que je n’ai pas envie de pédaler jusque là-bas. Ni de louper des cours parce que j’y vais en transports.

D’autant plus qu’il faut que je l’amène au garage. Encore. Je ne sais pas combien cette misère va me coûter. Même si cet aspect-là n’est pas vraiment un problème, si je pouvais éviter de jeter autant d’argent là-dedans, ça m’arrangerait.

Tu me demandes si j’ai sursauté quand j’ai entendu une voix surgir de nulle part derrière moi ? Oui. Oui, j’ai sursauté. J’ai même eu la peur de ma vie, j’ai dramatiquement posé ma main sur mon cœur comme si j’avais frôlé la crise cardiaque alors que je vais très bien. Des excuses se sont précipitées hors de ma bouche sans que je ne comprenne pourquoi (comme si je m’en voulais d’avoir eu peur d’elle, en fait) et j’ai échappé un rire nerveux par réflexe. Quand j’ai repris mes esprits, j’ai lâché le kick avant de me tourner vers elle.

« Ah mais il est à toi le bolide là-bas ? Dis-je désignant la seule moto sur le parking. Il y a d’autres motards sur le campus mais la tienne est vraiment impressionnante. Je me demandais à qui elle appartenait. »

Oui, j’ai totalement répondu à côté de la plaque. Je corrige le tir rapidement :

« C’est clairement pas le même calibre. Mais je sais pas ce qu’il a. Ça fait trois fois que je l’amène chez le garagiste, et à part me vider les poches, ils ne sont arrivés à rien puisqu’il passe son temps à retomber en panne, ajouté-je en soupirant. Je ne sais plus trop quoi faire, on va pas se mentir. Donc si tu as envie de faire ta bonne action de la journée et d’y jeter un œil, je ne t’en empêcherai pas. »

Je ponctue ma phrase d’un petit rire embarrassé avant d’incliner le buste pour répondre à ses présentations.

« Majid Nassim. Enchanté. »

Véritablement. Surtout si elle répare mon scooter par magie.

En fait, j’ai l’impression de voir Jésus Christ ressuscité qui descend du ciel pour me dire « Nassim, tu as été bon, prends donc ce scooter ». Que ce soit à cause du casque jaune avec des oreilles de chat absolument trop mignon, du bolide garé plus loin sur le parking ou juste de l’assurance de ses gestes, j’ai soudainement confiance en Richards-san. Elle est comme une grande bouffée d’air frais et d’espoir vers un nouvel horizon, celui d’un scooter qui veut bien rouler et qui ne tousse pas la fin de vie chaque fois que je le démarre.

« Non mais c’est déjà adorable de ta part d’être venu m’aider. Si tu arrives à le démarrer, ce sera déjà amplement suffisant pour le moment et puis si jamais, je ne refuserai pas ton aide pour plus tard ! Mais tout travail mérite salaire évidemment et si tu prends de ton temps libre pour me rendre service, je te le rendrai sans l’ombre d’un doute. »

Et je prononce ces paroles qui ont un arrière-goût de belles promesses, celles qui sont faites pour un avenir plus radieux où j’ai le droit de rouler en paix sans que nul ne me juge ni ne me regarde de travers quand j’essaye de démarrer mon moyen de locomotion pourtant favori.

Si bien que quand elle me tend son casque qui semble avoir été fabriqué à la main, j’interprète son geste comme un pacte silencieux, l’échange de quelque-chose de précieux : sa confiance, contre la mienne. Il y a presque quelque-chose de romantique dans notre interaction et je l’imagine comme une huile sur toile qu’un peintre de la renaissance nommerait sommairement « La main de Dieu », celle qui est généreuse et toujours tendue quelles que soient les circonstances.

Dire que je déchante dans la seconde qui suit serait un euphémisme brut et dénué de saveur. Je ne déchante pas. Je tombe d’un mont, d’un pic, d’un roc. Je m’effondre figurativement et elle littéralement car elle se ramasse comme il faut et il n’y a plus que le silence pour nous répondre alors que nous échangeons un regard aussi vide de sens que d’émotions. Elle éberluée, moi ahuri.

Ma mère me dit souvent que même si je suis un peu maladroit, j’ai toujours le bon mot pour qui veut bien l’entendre. Là, tout de suite, Richards-san vient d’accomplir un exploit dont peu pouvaient se vanter avant elle : elle m’a réduit au silence. Pendant de longues secondes alors que je contemple mon scooter comme Louis XVI a contemplé sa nation quand il est monté sur l’échafaud : un échec cuisant.

Je suis une grosse chialeuse. Je n’ai pas honte de le dire. J’ai beau avoir une nature un peu fière et essayer de garder la face de manière générale, il faut appeler un chat un chat. Je pleure toujours à la fin d’Interstellar, quand je termine de lire La Ligne Verte. C’est la même chose avec les gens. Le moindre accrochage me démolit et je dois m’enfuir quelque-part pour souffler mes émotions. Souvent aux toilettes.

En vingt-sept ans, je crois que je n’ai jamais pleuré pour un scooter de ma vie. Pourtant, alors que Richards-san se confond en excuses et, arbore sur son visage un air paniqué, navré, désolé en son sens le plus littéral, ma vue se trouble de larmes de crocodile. Je me baisse pour ramasser le cadavre de mon kick et renifle comme un raté face à l’étendue de tous mes échecs. J’ai les moyens de m’acheter des choses neuves, mais l’idiot bobo-écolo en moi se résout toujours à acheter de la seconde main. Et regarde, cher journal, ce que ça m’apporte. Un ordinateur plein de chips et qui prend plus de temps à me donner une information que je n’en prendrai à aller la chercher dans une encyclopédie de la bibliothèque, et un scooter en morceaux.

J’essuie mes larmes d’un revers de la manche.

« C’est pas grave. »

Je crois qu’elle m’a dit autre chose, mais j’étais occupé à contempler le bidon de la situation et de ma vie tout entière.

Je sors un paquet de mouchoir de ma poche parce que j’en ai marre de ravaler ma morve, et cligne des yeux quand elle agite sa main devant mon visage pour me faire revenir sur Terre. Alors je prends une grande inspiration et je l’écoute.

« Oh… euh… non, ne t’en fais pas. Et c’est pas grave, vraiment. Il était déjà sous assistance respiratoire depuis un moment et puis, tu voulais juste m’aider. T’as pas fait exprès. C’est juste tombé sur toi. »

Je regarde le kick de nouveau, à deux doigts de fondre à nouveau en larmes mais j’arrive à me retenir cette fois-ci. En soi, je m’en fiche que ce scooter soit mort. J’ai les moyens de m’en prendre un nouveau, et de toute façon, je l’avais vu venir. Ce sont juste mes nerfs qui ont craqué. Ma fierté en a pris un coup parce que je me suis retrouvé à chialer devant une inconnue, mais je ne peux pas éternellement me lamenter sur mon sort.

« Tu crois qu’on peut y faire quelque-chose ? J’ai dû l’emmener se faire réparer trois ou quatre fois depuis le début de l’année. Et pas l’année scolaire. Je crois vraiment qu’il est en fin de vie, qu’il est même plus du tout en vie. Faudrait… peut-être juste que j’en change, non ? Je prendrai pas de l’occasion, cette fois-ci. »

Je soupire.

« Enfin, si tu veux essayer de le réparer, on peut toujours… mais bon. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. À peine ai-je dit à Richards-san que j’étais d’accord pour qu’on (je dis on, mais c’est surtout elle qui risque de s’y coller, moi je ferai acte de présence et je tiendrai la lampe torche) essaye de réparer mon scooter qu’elle se rue vers sa moto pour aller chercher sa trousse de secours mécanique. Je commence à culpabiliser sans savoir pourquoi. Elle doit se sentir mal d’avoir cassé mon kick, et je me sens mal d’avoir montré que ça me touchait parce qu’elle se sent mal à cause de moi, maintenant. Oui, bon, je sais que c’est stupide. Ne me regarde pas comme ça, cher journal.

Je la suis partout où elle va comme un petit toutou, ne sachant que faire de mes dix doigts, jusqu’à ce qu’elle aille mettre les mains dans le cambouis. Si elle me demande un outil, je le lui passe (et je sais à peu près les reconnaître même si je ne suis pas bricoleur, j’avais un père qui m’appelait toujours pour venir l’aider. Et par aider, je veux bien dire jouer les bras robotiques qui attrapent les objets pour qu’il n’ait pas à revenir toutes les cinq minutes à sa caisse à outils.

Quand elle se relève enfin, je lui tends une main pour l’aider à revenir plus vite sur pied et je la regarde faire. J’ai un mauvais pressentiment, cette fois-ci. Je ne sais pas pourquoi. Après, plus je regarde mon pauvre bolide, plus je me dis qu’il est un mauvais pressentiment à lui seul en réalité. Et ce dernier se confirme quand j’entends Richards-san paniquer après avoir testé le kick. Même moi qui n’y connait rien, je me rends compte que ce n’est pas normal que le kick batte dans le vide comme ça. Je pose une main sur ma bouche, un peu dramatiquement, mais c’est un réflexe, j’y peux rien !

Je comprends très vite à son visage que c’en est fini ou presque. Et ses mots confirment mes doutes. Sauf que tu me connais, cher journal. Tu sais qui m’a élevé. Tu sais en quel gentleman elle m’a transformé. Je n’ai qu’à voir les yeux de Richards-san se mettre à briller et mon sang ne fait qu’un tour.

« Richards-san, ne t’en fais pas ! »

C’est ça, ou alors c’est moi qui me fous à chialer de nouveau.

« Il était déjà dans un mauvais état, tu as juste abrégé ses souffrances, je t’assure ! Écoute, euh… écoute, ce n’est pas grave. C’est juste un scooter et si ni toi ni aucun garagiste expérimenté comme tu l’as dit n’a réussi à le réparer, c’est qu’il fallait que j’accepte la vérité… »

Je soupire et relève le menton pour garder un semblant de dignité.

« Tu sais quoi ? Laissons-le là comme ça. Je m’en occuperai plus tard ! De toute façon, je vais appeler un numéro pour qu’on m’en débarrasse. Y en a qui font ça et ils récupèrent ce qu’ils peuvent sur les carcasses. J’ai un vélo ! Ça sera tout aussi bien pour summer body, je suis toujours un peu paniqué alors que je lui dis tout ça, je ne veux juste pas qu’elle pleure ou bien je vais m’évanouir, je le sais. Tu veux aller boire un bubble tea ? Ou un milk-shake ? »

Ça sort de nulle part. Je sais. Mais parfois, dans la vie, il n’y a qu’une seule chose qui puisse nous sortir des recoins les plus sombres de notre propre humanité…

Tu sais, je suis un grand allié du féminisme, enfin j’essaye, promis. Mais je sais qu’avoir un comportement de gentleman, c’est sur fond de sexisme. Pourtant j’ai du mal à m’en empêcher et je trouve qu’il n’y a que peu de choses plus basses que de faire pleurer une femme, surtout pour quelque-chose d’aussi futile. Pour ma défense, j’essaye de me comporter comme un gentleman avec tout le monde. Mais c’est un biais internalisé et je n’y peux rien : j’ai été éduqué comme ça alors évidemment que je remue ciel et terre pour éviter que Richards-san pleure à son tour.

Ça fonctionne, puisqu’elle finit par rire. Et je souris à mon tour, satisfait que ma combine ait fonctionné. Je hoche la tête, appréciant l’idée de me faire inviter même pour un Bubble Tea.

« Ne t’inquiète pas. Tu as juste accéléré l’inévitable, crois-moi. Ça faisait déjà un moment qu’il tournait de l’œil. »

Sa question me laisse un instant perplexe alors que je réfléchis. Je n’en connais pas mais je vois d’autres gens en consommer assez souvent et partout où je vais. Donc ça ne doit pas être bien difficile d’en trouver ! Je sais juste que je veux un truc très sucré. Quand je parlais de ce truc qui puisse nous sortir des recoins les plus sombres de notre propre humanité, je parlais évidemment du sucre.

« Malheureusement non, mais on trouvera bien un endroit, dis-je en me baissant pour attacher mon scooter, ou ce qu’il en reste. On n’a qu’à marcher et puis, nous finirons bien par trouver quelque-chose sur la route. À moins que tu connaisses un petit coin sympa ? »

Je pose la question tout en commençant à me diriger vers l’extérieur. Il y a une petite trace noire sur le dos de sa main et je sors un paquet de mouchoir de ma poche pour le lui tendre, le lui faisant remarquer.

« Donc c’est toi qui rafistoles ton propre bolide, d’habitude ? »

Je fais de mon mieux pour ne pas sonner sarcastique. Ce n’est pas le but, je le promets.

Un road-trip au Japon ? Je n’ai pas besoin de regarder longtemps Richards-san (et puis, c’est dans son nom) pour comprendre qu’elle n’est pas native d’ici. Donc elle a fait tout ça à l’aveugle ? Je ne peux retenir un sifflement impressionné face à ses aveux d’aventure.

« La classe. Non vraiment, je pense que je me serai perdu ou que j’aurais fini sous un pont. Ou le corps découpé en morceaux dans une poubelle. Je crois… que je ne suis vraiment pas fait pour la vie de nomade. »

Et je crois que ça se voit au premier coup d’œil. Comment est-ce que je refais ma décoloration ? Ma couleur ? Ma skin-care du soir ? Celle du matin ? Je dois me maquiller. Mais se maquiller, ça ne relève pas de l’impossible si j’ai un miroir sous la main. Mais se démaquiller ? Il me faut mon lait pour peaux sensibles, de l’eau pour nettoyer, des cotons (réutilisables si possible car j’essaye d’être écolo), enfin… voilà. Et puis il y a mon accoutrement. Mais ça, c’est encore une autre histoire.

« Tu m’étonnes. Écoute, je suis sûr que tu t’en sors très bien, surtout si tu as parcouru autant de chemin. Je pense que mon scooter était juste… eh bien, irrécupérable. Même les professionnels n’ont pas réussi de le remettre sur pied. »

Sa question me prend de court alors que j’aurais dû m’y attendre. Après tout, nous venons de mutuellement pleurer sur l’épaule de l’autre. Si tu veux mon avis, cher journal, c’est ainsi que commencent les plus belles amitiés et nous venons indiscutablement de tisser un lien indissociable. Il va donc de soi de faire connaissance, n’est-ce pas ?

« J’ai beaucoup voyagé aussi. Mais pas en road-trip ! Comme un vrai touriste, dans de beaux hôtels bien confortables parce que je sais que je me serai effondré n’importe où ailleurs. Et puis… j’ai décidé de rester ici parce que j’aimais beaucoup. Et de reprendre les études dans la foulée. La vie de déscolarisé ne me plaisait plus, faut croire. »

Je ne suis pas sûr que ça l’intéresserait d’en savoir plus alors je ne m’étends pas trop. À la place, je sors mon téléphone pour suivre le GPS vers mon salon de thé préféré, qui n’est pas si loin de l’université que ça.

« Et ça fait longtemps que tu es ici ? Ou bien ton road-trip s’est fraichement terminé il y a quelques mois seulement ? »

Son lot d’aventures ? Tu m’étonnes. Je l’ai dit : j’ai beaucoup voyagé dans ma vie. Et j’avoue que les études… les études, c’est quelque-chose ! Déjà, et j’en suis profondément désolé, mais le fait d’être revenu sur les bancs de l’école me rappelle à quel point je suis un aspirateur à potins. J’adore écouter les ragots et toutes sortes d’histoire. C’est mon faible, je ne peux pas m’empêcher de tendre l’oreille chaque fois que j’entends des gens parler et spill the tea, comme on dit. Les cours sont bien aussi, évidemment. Wink.

J’envie la capacité d’adaptabilité de Richards-san. Effectivement, quand on est aussi peu difficile qu’elle semble l’être, trouver un semblant de liberté semble être à portée de main. Et je ne peux pas m’empêcher de sourire quand elle me parle de son parcours.

« Je ne sais pas si on peut dire qu’elle est à mon goût mais au moins je suis heureux ici ! Enfin, je ne suis pas difficile à combler, tant que je suis entouré de gens. Pas forcément proches, mais… je ne sais pas. J’aime les foules, j’aime rencontrer du monde, je hausse les épaules. Donc bon, question social… je suis comblé à l’université. Et puis Kobe est un peu plus calme que Tokyo, ça change mais… c’est bien aussi. »

À force de parler, on a fini par arriver au salon de thé. En bon gentleman (c’est elle qui l’a dit, pas moi, mais j’insiste sur le fait qu’elle avait tout à fait raison), je la laisse commander en première et je suis le mouvement :

« Pour moi, ce sera lait, thé noir aux fruits rouges avec deux pompes de citron, billes de fraise et un petit supplément mousse cheesecake. »

Ouais. C’est super précis. Je n’accepte pas les critiques. Et je sors ma carte bleue pour payer parce que même si elle m’a proposé de le faire plus tôt, je ne peux décemment pas me contenter de la regarder payer. Déjà parce que c’est impoli, et en plus parce que… je te l’ai déjà dit, cher journal. Je suis un gentleman, merde.