Catfished... kinda Moon & John]

Au bras de son Jules - ou plutôt, son Ryuji -, Moon sillonne les halles du marché au poisson. Samedi matin, les marchands vendent soles et sardines, “il est frais mon poisson, il est bon mon poisson !”.

Une idée de sortie, dans ce froid de décembre, pour oublier les copies à corriger des examens, et pour tenter de raviver la flamme. Une idée de sortie, pour que Moon et Ryuji, jouent aux amoureux transis. Les deux amants ont parfois du mal à trouver l’équilibre. Lui, est maladroit, et elle, intransigeante. Mais ils essaient, autant qu’ils le peuvent, de maintenir cette drôle de relation.

Au nom de quoi ? Peut-être de l’amour.

Sûrement de l’amour.

Un soir, Ryuji avait parlé de soupe de poisson. Une bouillabaisse, un truc à la française. “C’est Marseillais, et plutôt bon !”. Si c’est français, c’est forcément bon. Moon, curieuse, l’a mis au défi : marché au poisson, puis Ryuji lui cuisinera la soupe. Et les voilà. Dans des petits sacs en plastique, le couple récupère des poissons à bas prix.

Sauf que dans ce grand marché au poisson, ils ne sont pas seuls.

Les probabilités de rencontrer un élève ? Minces, ils étudient pour leurs examens. Les probabilités de rencontrer un collègue ? Malheureusement, bien moins minces. Et voilà que John, accompagnée de sa femme, croise le regard de la malheureuse Moon. Elle quitte immédiatement le bras de Ryuji, qui ne semble pas bien comprendre ce qui se passe et lui glisse un : M*rde, on est cramés. Ni une, ni deux, elle décide de prendre la situation en main. John, elle le connaît. Ils ont travaillé une fois, ensemble. Elle peut certainement rattraper le coup. Y’a Stoker, le prof d’anglais, je reviens.

A coup de grandes enjambées, elle retrouve le dandy et sa femme. Elle se penche, poliment, pour saluer le couple :

Bonjour, John, je suis ravie de vous voir en dehors de l’Université. Elle se tourne. Et sa femme, je présume ? Je suis enchantée. Moon évite de la dévisager, ce n’est pas très sympa. Et elle l’intimide un peu, aussi.

Sharon ! Moon hoche doucement la tête. Elle n’ose pas vraiment demander le nom de famille. Sûrement madame Stoker, n’est-ce pas ? Oui. C’est ça. Le couple porte soigneusement à leurs mains des alliances.

Elle n’oserait jamais l’appeler par son prénom. L’habitude des coutumes asiatiques. Mais pour éviter toute bourde, elle préfère simplement faire un geste de la tête, pour la saluer poliment, sans devoir prononcer son nom.

N-non ! Moon secoue ses deux mains. Embarrassée, elle ne sait pas bien comment justifier la présence de Ryuji à ses côtés. C’est qu’ils ne se sont encore jamais vraiment concertés sur le sujet. Est-ce qu’ils sont prêts à rendre leur relation officielle ? Est-ce qu’ils sont vraiment un couple ? Moon se prend trop la tête. C’est évident.

Ryuji est mon… Déjà, elle l’appelle par son prénom. Ils sont alors proches, très proches. Voisin et ami. Elle appuie sur le mot “ami”, comme pour tuer toute possibilité de plus. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il est franco-japonais ! Et apparemment ils ont de bonnes soupes de poisson. Jouer sur la rivalité franco-britannique. Est-ce que le fish and chips est meilleur ?

Et vous avez raison, le marché est encore plus agréable. Sûrement parce qu’il fait frais, le poisson a l’air encore meilleur.

Oh, oui, oui, très pratique. Sauf quand : ils se disputent, se font la gueule, ont besoin d’air, et de distance. Pas toujours simple de prendre du recul quand on croise son petit ami dans le local poubelles. Plus le temps passe et plus l’espace de Moon est envahit par Ryuji. Et vice-versa. Pour le meilleur, et pour le pire.

Moon a un peu peur, de laisser Ryuji investir son appartement. Elle ne sait pas encore ce qu’elle attend de lui. Il est assez éloigné du prince charmant qu’elle espérait épouser. Elle l’imaginait plus carriériste, et plus calme. Un peu plus mystérieux, un peu moins maladroit, aussi.

Mais elle ne se résout pas à arrêter la relation. Pas ce qu’elle attendait, mais surprenant.

J’avais ouïe dire, de cette rivalité.

Mais la gastronomie anglaise, Moon la connaît peu. Alors, elle ne peut pas alimenter le feu et continuer sur cette voie. Par contre, la gastronomie française, elle connaît. Plutôt bien, même. Elle commande, plus qu’elle ne cuisine, et a un petit penchant pour le pays des droits de l’Homme.

Je suis bien piètre cuisinière ! Donc il faudra faire un trait sur la spécialité coréenne.

Elle triche un peu. Même si elle est née en Corée, Moon n’en a plus la nationalité depuis déjà une dizaine d'années. Complètement japonaise, elle n’a de coréen que l’apparence. Et la mère.

J’aime le poisson, comme la viande, ou d’autres. Mais je suis davantage fan de cuisine française. Vous savez, mes études et ma thèses portent sur le cinéma français, j’y ai passé plusieurs mois, en voyage, pour des colloques, ou pour étudier. Alors, quand on me propose de voyager depuis mon canapé… Difficile de dire non ! Et vous, vous retrouvez un peu de votre pays par la cuisine ?

Aaah, oui, je peux bien vous croire.

Moon n’a pas eu la chance de goûter à un plat anglais fait avec le cœur. C’est qu’elle ne connaît pas beaucoup de britanniques. Et que Londres, ce n’est pas sa ville préférée. Malheureusement, lors de ses voyages en Europe, elle a préféré s’arrêter à Paris, Marseille, Rome ou encore Venise.

Même si Londres est chargée d’histoire, elle a quelque chose de gris, tristoune, pluvieux. A part Paris, qui, comme l’a si bien dit Woody Allen, est plus jolie sous la pluie, Moon préfère le tourisme au soleil.

Vraiment ? Vous avez visité quelles villes en France ? La force de ce pays, la grande diversité de ses paysages. La dernière fois, je suis allée en provence, c’était superbe, avec les champs de lavande ! J’aimerai beaucoup voir le Mont Saint-Michel, la prochaine fois. Comme tous les touristes, en fait.

Ah, je vois… Moon, au contraire, préfère un bon plat salé à un dessert. C’est toujours de trop. Elle préfère manger avec appétit et ne pas se goinfrer. Et puis, sauf quelques pâtisseries de luxe, elle trouve toujours ça trop sucré. Quels sont les desserts anglais ? Mais après tout, un peu de curiosité n’est jamais de trop. Ce serait avec plaisir. Mais pas que elle et Ryuji, ce serait trop bizarre, un double date.

Paris ! Ville de l’amour. Il a bien raison, John, d’en profiter avec sa dulcinée. Le pont des arts, Psyché et Amour au Louvre, et même les Champs Elysées. Moon a tout vu toute seule. Elle aimerait bien, se balader sur les avenues, le bras noué à celui d’un amant.

Elle tourne le regard, vers Ryuji. Il est toujours là, à s’occuper du poisson. Il lui sourit, et lui fait un léger mouvement. A priori, il ne viendra pas. Mais la trentenaire ne peut pas se permettre de le laisser là trop longtemps.

Peut-être que c’est avec Ryuji, qu’elle fera le tour de Paris ? Elle ne sait pas. Ce serait bien. Et puis, il parle français. Ce serait vraiment bien. Elle ne sait pas comment le lui demander. Ni s’il serait content de la traîner dans son pays d’origine. Un jour, peut être.

Le regard de Moon se recentre sur le couple John x Sharon : Oh, des puddings ? Je pense n’en avoir jamais goûté ! Je suis curieuse. Peut-être des puddings de supermarché, qu’elle a trouvé dans des konbinis. Mais ça n’a sûrement rien à voir avec le vrai plat.  

Ce serait un véritable plaisir d’être invitée.

Moon ne louperait pas cette soirée. Même si c’est moins de débauche que les bars qu’elle fréquente d’habitude, il n’y a pas de mauvaise occasion pour se rapprocher de ses collègues, et peut-être se faire quelques amis.

Si je peux me permettre, vous venez d’où, en Angleterre ? Histoire d’avoir une autre destination que Londres, à l’avenir.

Oh ! London !

Heureusement, Moon est plutôt bonne actrice. Et même si elle est un peu déçue que leur origine soit aussi commune, elle feint l’étonnement. Il faudrait être vraiment bon metteur en scène pour se rendre compte du jeu. Et Moon ne connaît pas John si fin observateur. C’est qu’elle ne veut pas mettre le couple mal à l’aise. Seulement que Londres, c’est touristique, connu. Mais elle accepte tout de même l’offre :

Ce serait avec un grand plaisir. Surtout ce qui n’est pas dans les livres touristiques !

Après tout, John et Sharon ont certainement quelques lieux d’habitués. Des pubs en dehors des sentiers battus. Cachés, terroirs. Ce qu’on ne connaît que quand on est local. Ou de petits restaurants typiques, pas trop chers, uniquement pour les gens du quartier.

Moon ne connaît pas de coin pareil en Corée. Il y a trop longtemps qu’elle y a mis les pieds. Parfois, son pays lui manque, mais elle passe vite à autre chose.

Vous avez raison, il est poli, mais je pense qu’il a bientôt terminé son marché. Et je n’ai aucune idée des poissons qu’il va nous ramener ! Un petit sourire mâlin : J’espère qu’il a pris que des choses bonnes ! Et chères. Cette remarque, Moon la garde pour elle, mais elle y pense. Elle a tendance à penser que plus c’est onéreux, plus c’est bon.

C’était un plaisir, de vous rencontrer, Sharon. Et vivement votre invitation ! Dans une petite courbette, Moon s’excuse, et après la fin des salutations, se redirige vers Ryuji, et son sac de poissons.