[Terminé] J’ai besoin d’un bouche à bouche car je viens de me noyer dans votre regard | Futaba

Les maths, c’est plus possible ! Avachie sur l'une des tables de la bibliothèque, Lou est incapable de résoudre cette foutue formule. Elle va complètement perdre la boussole ! C’est de la torture, les devoirs maison ! Il y a déjà deux semaines que Lou est censée travailler dessus. Mais on connaît la chanson : “Avant-hier, on remet à demain. Hier, on remet à demain. Demain, on remet à demain.” Aujourd’hui, elle ne peut pas le remettre à demain. Il est 16h00, et elle a moins de vingt-quatre heures pour terminer son DM.

Voilà pourquoi Lou se trouve dans la bibliothèque, pour la première fois en deux mois. C’est un de ses camarades de classe qui le lui a conseillée : “tu verras, dans la bibliothèque, il n’y a aucune distraction possible, ça te force à travailler”. Il est mignon, ce camarade. Il ne connaît pas Lou, surtout. Tout est une distraction : la jolie fille, qui ne cesse de remettre sa mèche derrière son oreille ; le sportif, qui mâche bruyamment sa barre aux céréales ; la bibliothécaire, qui range les livres.

En une demi-heure, elle n’a réussi à finir qu’un seul exercice. Un seul, sur quatre. Et “réussir”, est un gentil mot. Il est certainement truffé de fautes, mais elle en fait fi. Le principal est de rendre quelque chose.

Et puis, il y a une autre distraction.

Rangé dans sa poche de survêtement, le téléphone de Lou ne cesse de vibrer. Elle sait bien qui la contacte. Louise, une française. Malgré le décalage, Louise est complètement accro à Lou. La japonaise ne sait pas bien comment elle y est arrivée. C’est Lou qui a DM Louise en première, sur instagram. Ses photos étaient jolies. Louise est parisienne, et poste souvent des images de gâteaux de Conticini et Pierre Hermé. Ça suffit pour commencer une conversation : “Il est comment l’Ispahan ? J’ai jamais pu le goûter.”

Lou, elle aime bien Louise. Elle aime bien l’attention qu’elle lui porte, surtout. Elle a l’impression d’être super douée avec les filles. Elle est surtout super douée avec elle. Leur relation ne donnera rien. Rien du tout. Des centaines et des centaines de kilomètres les séparent. C’est surtout ce qui plaît à Lou. Pas besoin de parler de Louise aux copines, ni à la famille. Mais Lou a besoin de finir ce foutu DM ! Alors, elle sort son téléphone de sa poche, et l’éteint. Au calme, elle arrive à avancer et travailler. Pendant une petite heure, elle bosse, et termine une copie pas terrible. Ce sera mieux que rien !

17h, Lou ferme son cartable et court le long des allées de la bibliothèque. Elle se prend une remarque de la part de la bibliothécaire, mais peu importe. Le lundi, c’est club de cuisine. Lou, elle y tient. Repos, le mardi. Photo, le mercredi, karaté, le jeudi. Et aujourd’hui, elle a pris du retard. Cuisine, c’est son club préféré. Même si elle profite également du week-end pour pâtisser dans le restaurant de ses parents, elle aime l’ambiance particulière du club. Partager sa passion avec d’autres ados de son âge, c’est super exaltant.

Elle court, elle court, jusqu’à arriver au club.

« Bonjour ! Désolée, je suis en retard, je devais bosser mes maths ! Je sais que je vous avais promis un dessert pour demain midi ! »

De grands signes, pour saluer ses camarades, elle lance son sac dans le coin, attrape quelques ustensiles, et quelques ingrédients. Pas le temps de faire un gros gâteau, il lui faut penser à une recette simple. Du lait, de la vanille, quelques œufs et de la maïzena. Pour une crème, pas besoin de four, ça figera dans le frigo et elle viendra les chercher demain. Lou mesure les quantités, coupe la gousse, et met à bouillir le lait.

Une petite pause.

Comme un réflexe, elle sort de sa poche son téléphone. Ah oui ! Il est éteint ! Et Louise ! Un peu stressée, elle le rallume. Et bingo : des dizaines de notifications. Louise n’est apparemment pas contente d’avoir été laissée en vu. “Tu m’ignores ?” “Tu fais quoi ?” “T’es pas en cours Lou, j’le sais.” “Vas-y, tu veux plus me parler ?” “J’ai fait quoi ?” “De toute façon tu me mérites même pas.”

Maintenant, va falloir qu’elle se rattrape. Lou, elle n’a que seize ans. Louise, c’est sa première copine. Du moins, ce qui s’en rapproche le plus. Alors, elle flippe quand elle voit tous ses messages. Son lait est toujours sur le feu, toujours froid, alors elle a le temps d’écrire un petit peu, avant de devoir rajouter ses oeufs. Autant arrondir les angles maintenant.

Mais ses doigts ne veulent rien taper. Qu’est-ce qu’elle peut répondre à ça ?!

Figée. Lou a croisé le regard de méduse. C’est flippant, une fille en colère, elle ne s’en était encore jamais rendue compte. Surtout une fille en manque d’attention. Pour le moment, entre elle et Louise, ça a toujours été fluide, facile. Ça fait un mois, deux mois peut-être ? Elles n’ont encore jamais parlé sentiments, Lou a peur du jour où ça fera surface. Mais pour le moment, elle n’a pas envie de la perdre. Trop d’efforts déployés pour que ça termine en eau de boudin.

Pourtant, Lou, elle espère tomber amoureuse “pour de vrai”. Bien sûr, des sentiments peuvent se construire par écrans interposés. Mais elle a envie d’embrasser. Peut-être même d’un peu plus, mais elle ne veut pas encore trop y penser. Ses hormones se réveillent et elle préfère les ignorer plutôt que les titiller.

Une voix rompt le silence, et réveille Lou.

« Tu parles français toi ? »

Qui pourrait être accompagné de “T’es qui”. C’est drôle, Lou est la première à envahir l’espace personnel des autres, mais elle se sent soudainement étouffée par la présence de ladite Futaba. Dans un tout autre contexte, elle aurait accepté avec grand plaisir de bosser ensemble, mais pour le moment, ses pensées sont bien plus concentrées sur ses messages privés que sur sa crème vanille.

« Moi c’est Lou, je suis là depuis la rentrée. Bienvenue ? » Un peu de politesse ne fait pas de mal. Mais elle revient vite à son sujet. « T’as lu au-dessus de mon épaule ? »

Et surtout, en comprenant tout ce qui est écrit. Lou n'est pas super fan de cette nouvelle. Elle se sent sortie du placard, sans l’avoir appréhendé. C’est qu’elle tient assez à son super-masque-français qui lui permet de draguer des filles sans être attrapée. Et voilà que Futaba la crème. Même si elle ne semble pas tiquer sur l’homosexualité de Lou, c’est quand même flippant.

« On flirt juste ensemble, vite fait quoi, tu comprends. »

Elle assume pas vraiment. Difficile de dire “je crois que je l’aime bien, mais on habite loin l’une de l’autre donc je garde mes distances”.

« Mais là je crois que j’ai merdé. »

Plutôt que Louise est needy.

Une maman française ! Ceci explique les yeux clairs et les beaux cheveux. Les traits, aussi, métisses. Elle est belle, Futaba, et Lou ne s’en était pas tout de suite rendue compte. Elle a la peau super blanche, et pas un seul défaut. Une vraie poupée. Une vraie idole ! Lou, elle ne s’intéresse pas trop aux popstars japonaises, alors, elle ne reconnaît pas Futaba.

Puis, alors qu’elle se rend compte qu’elle dévisage l’idole, elle tourne le regard, un peu gênée. C’est bizarre, non ? De fixer les gens comme ça ? C’est qu’en fait, Lou a un type. Elle le sait. Elle aime bien les femmes aux cheveux lumineux. Les cheveux clairs, les jolies joues roses. Peut-être parce que ça ne lui ressemble pas.

Louise, elle correspond bien à son type de meuf. Blonde, les yeux bleus, la peau de poupée. Enfin, à priori. Peut-être qu’elle met des tonnes et des tonnes de filtres. Après tout, on ne peut pas vraiment en être certain. Mais Lou, elle s’en fiche. Même si Louise avait une peau granuleuse, et les cheveux secs, elle lui plairait sûrement.

« Ouais, un DM pour demain, mais on parle pas de ça avec Louise, donc je lui ai pas dit avant, j’aurai dû la prévenir que j’étais pas joignable, ça aurait évité ça. »

A vrai dire, elles ne parlent pas de grand chose, toutes les deux. C’est bien le souci. Lou n’est pas très bonne en français, et elle préfère des conversations très basiques. A base de “t’es jolie”. Louise, elle, communique beaucoup. Sur ses copines, sur ses rêves, sur ses parents avec qui elle se dispute souvent. Lou ne comprend pas toujours tout. Alors, elle se contente d’envoyer des smileys de soutien, des cœurs, des muscles, des sourires aux joues rouges. Et des catch phrases, un peu dégoulinantes.

Elle soupire, en fixant la conversation Instagram. Comme si la regarder aller calmer les choses. Louise, elle a arrêté de lui envoyer des messages. Même pas un “t’es connectée et tu réponds pas”, sur lequel rebondir. La balle est dans le camp de Lou, qui en oublie sa crème.

Heureusement, Futaba est là.

« Oh mon lait ! Faut pas que je l’oublie. J’voulais faire des crèmes vanille, comme il est déjà tard, le four c’est pas possible… La salle ferme dans à peu près une heure ? Donc là je vais tout mettre au frigo ensuite, ce sera très bien.»

Elle repose son téléphone sur le plan de travail. Autant continuer sa préparation. Lou, elle est bonne pour cuisiner. Elle attrape un petit bol, sur lequel elle casse quelques œufs. Avec des baguettes, elle les fouette pour avoir une préparation homogène. Elle les incorporera au lait lorsque celui-ci sera à bonne température.  

« Et non, j’en sais rien moi. J’étais tentée de dire “pardon, j’étais collée, j’avais pas mon téléphone”, mais je sais pas si mentir est la bonne solution.»

La plus simple, mais Lou s’en voudrait trop.

De petites bulles éclatent à la surface du lait blanc. C’est bon, il est prêt. Lou retire la gousse de vanille qui y faisait son bain et incorpore les œufs. Elle bat, bat, bat, et espère que ça pourra l’aider à réfléchir. C’est drôle, sa relation avec Louise. Au fond, elle aimerait bien lui dire combien elle aime cuisiner. La française sait que Lou pâtisse, mais n’a certainement aucune idée de combien c’est important pour elle. Important pour sa famille. Lou, elle ne parle pas non plus de sa famille.

Véritable loveuse, elle passe davantage de temps à parler de combien elle veut la tenir dans ses bras que quoi que ce soit d'autre. Mais est-ce que c’est vraiment comme ça que l’on entretient des relations saines ? Lou n’en est plus si certaine. Ce serait tellement plus simple de discuter vraiment, des journées, des passions, et pas seulement d’une hypothétique rencontre.

A vrai dire, elle n’est même pas certaine de vouloir la rencontrer. L’idée même la fait complètement flipper. Parce qu’elle se contente de lui dire des mots doux, impossible de savoir ce dont elles discuteraient l’une en face de l’autre. Et d’ailleurs, Lou ne parle pas bien français, ce serait désastreux.

« C’est de ma faute, si je maîtrise pas le français. »

Toujours en train de remuer sa crème dessert, Lou marmonne. Elle aurait pu faire plus attention, prendre français en deuxième langue à l’école. Maman lui avait dit pourtant : Lou, ton prénom est français, tu es née en France, n’oublie jamais tes racines. Mais Lou, elle n’a écouté que d’une oreille. Et comme elle est partie à l’aube de ses huit ans, elle ne se souvient que de l’essentiel.

« Tu sais que je suis née à Paris ? Et je suis pas capable de dire grand chose de plus que : » Elle se racle la gorge et dit, en français : « Bonjour, comment ça va ? Tu es très jolie aujourd’hui, tu t’es fait une nouvelle coiffure ? »

Et comment ça se fait qu’elle ne peut dire que des mots d'amour ? Le français, c’est pratique pour la drague. Lou l’a bien compris. Et Lou, du haut de ses seize ans, a vraiment envie de draguer. Elle a besoin de comprendre son pouvoir attractif, et commencer à tenir des mains, faire des bisous, peut-être même plus. Alors, elle en profite, et a creusé dans la langue qu’elle commence à oublier.

« Et d’autres trucs, dont tout le monde s’en fout, comme "déglacer", “rôtir”, “bavaroise”, chou”... Mes parents sont restaurateurs et y’a trop de mots français en cuisine. »

Suffit de lire le manga Food Wars pour s’en rendre compte. Alors que la préparation est assez épaissie, Lou retire la casserole du feu, et va chercher quelques ramequins dans lesquels elle pourrait réserver les crèmes. Et quand elle revient, les petits bocaux en verre dans les bras, elle répond finalement à la proposition de Futaba :

« Je veux bien, qu’on parle un peu français. J’ai envie de lui dire ce que je fais et éviter ce genre de confusion, j’ai pas envie qu’elle ait l’impression que je m’en fous. »

Parce que Lou, elle s’en fout pas. Elle pose les ramequins, et sort son téléphone de sa poche.

« Je pense que je vais pas laisser couler. Peut-être : “Pardon, j’étais à la bibliothèque, j’ai pas entendu, pas fâchée ? »

C’est pas très clair, elle aurait envie d’expliquer que son téléphone était en silencieux, qu’elle avait besoin de ce temps, que son DM c’est pour demain, mais ça devrait suffire, déjà ?

« Merci, ça me rassure. »

Une bonne idée, hm ? Lou hoche immédiatement la tête. Elle va le faire tout de suite. Ou peut-être dans quelques secondes, le temps de remplir les ramequins. La crème saisit à température ambiante, et plus elle patiente, moins le résultat sera beau à voir. Elle n’a pas envie de racler à la petite cuillère dans sa casserole. Elle a promis des crèmes bien brillantes, et bien lisses, et elle va les fournir !

Elle attrape la casserole d’un geste ferme de la main droite, et une maryse de la main gauche. Elle remplit les ramequins à trois quarts, les uns après les autres. Il reste encore un peu de crème au fond de la casserole, mais elle ne va pas chercher d’autres ramequins.

Elle repose la casserole, vérifie avoir bien éteint toutes les plaques, et sort son téléphone. Machinalement, elle ouvre Instagram, ses MP, celui de Louise. Depuis tout à l’heure, elle n’a rien envoyé. Mais elle est connectée, Lou en est certaine. Avec le décalage horaire, il est bientôt 11h chez Louise. Et la française n’est pas sérieuse à l’école. Elle a trop souvent son téléphone sur les genoux en cours.

Elle pianote sur son appareil. Et envoie le message. Une fois fait, elle le pose, devant elle, pour ne plus y toucher. Elle est curieuse, de la réaction de Louise, mais elle en a peur, aussi. Et alors qu’elle s’apprêtait à stresser, en attendant le message, Futaba rompt le silence.

« Si je la connais depuis longtemps ? »

Elle répond, machinalement, en français. Lou a été habitué à discuter un mélange de japonais et de français à la maison. Maman a très peur qu’elle oublie d’où elle vient, et de temps en temps la teste. Lou n’est pas si mauvaise, à l’oral, bien meilleure qu’à l’écrit. Elle ne connaît pas tout le vocabulaire nécessaire pour une discussion profonde, mais si elle faisait l’effort, elle pourrait l’apprendre. Finalement, c’est une langue naturelle pour elle, qui l’a entendue toute son enfance.  

« Non, pas vraiment, ça fait un mois je crois ? On a toutes les deux des comptes insta de gâteaux, je l’ai DM parce qu’elle était mignonne, et depuis on discute souvent. »

Elle hausse les épaules. En fait elles sont rien de particulier, juste des amies qui se parlent beaucoup. Et qui flirtent un peu. Lou reprend la casserole et y glisse un doigt. Gourmande, elle récupère un peu de crème qui n’a pas été mise dans les ramequins pour la goûter.

« Oh, elle est bonne ! Tu veux ? »

Lou attrape délicatement le ramequin de Futaba. Elle peut se montrer un peu brusque, la lycéenne, mais jamais avec la cuisine. Elle respecte le travail de son aînée. Elle souffle légèrement dessus, pour que la couche supérieure puisse sécher et prendre une consistance un peu plus solide. Puis, elle le rapproche de son nez, pour pouvoir humer les vapeurs sucrées de la bavaroise. « Elle sent bon. » Même très bon, ça donne très envie. Si le bavarois est réussi, Futaba est vraiment une super-femme. Belle, parle français, doit plaire aux hommes, et faire la cuisine. Est-ce que Lou est un peu jalouse ? Peut-être un peu. Elle, elle ne sait que faire des gâteaux, pas le reste.

Moment de vérité, elle attrape une petite cuillère sur le plan de travail et l’enfonce dans la crème, elle l’apporte à ses lèvres, et ferme les yeux. La texture est réussie. La crème n’a pas tranchée. On sent assez bien le goût de la framboise, même si la quantité de sucre cache un peu l’acidité du fruit. De toute façon, ce n’est pas la saison, et les framboises surgelées jouent forcément sur le goût.

Alors, Lou sourit. Elle est rassurée, au fond. Futaba fait de bons gâteaux, mais pas aussi bons que les siens. C’est égoïste, terriblement égoïste. Mais elle a besoin de se rassurer. Lou, à part des gâteaux, ne sait rien faire de ses dix doigts. Elle aurait bien du mal à se confronter à quelqu’un de meilleur qu’elle… mais dont ce n’est pas le métier. Ou les études. Ou quelque chose du genre.

« C’est pas mal. » Elle se racle un peu la gorge. Prend le ton qu’elle assurerait si elle devait faire une vidéo pour son compte Instagram. « La texture est parfaite, et c’est le plus difficile, ta technique est bonne, c’est vraiment super ! » Mais, parce qu’il y a toujours un mais. En japonais, cette fois, pour être plus précise. « Peut-être qu’avec un peu moins de sucre, tu pourrais avoir un goût de framboise plus clair, plus défini. Je pense que l’acidité du fruit se perd un peu.»

Malgré ces critiques, Lou reprend quelques cuillères de crème, jusqu’à en vider le ramequin. Elle récupère également celui de crème vanille donnée à Futaba, avant d’aller laver la vaisselle sale au petit lavabo un peu plus loin. Pendant qu’elle frotte le verre, avec la grosse éponge, elle sent son téléphone vibrer dans sa proche. Est-ce que c’est Louise ?

Elle aimerait sortir l’appareil, tout de suite, mais ses mains sont pleines d’eau. Une autre vibration. Elle pose ses ramequins propres sur le séchoir et s’essuie les mains sur un torchon propre qu’elle étend dans la foulée.  

Lou, elle ne fait plus attention à ce qui l’entoure, alors qu’elle voit la réponse de Louise. Sinon, elle aurait sauté sur Futaba, pourquoi elle prenait une photo ? C’était quoi son compte Instagram ? Est-ce qu’elles peuvent être mutus ? Mais non, là, elle lit la réponse, et ce n'est pas vraiment une bonne réponse. Elle avoue à son amie de paillasse :

« Va falloir que je m’excuse mieux que ça.. Elle m’a dit “Je comprends.” Puis “Mais c’est pas ce que j’attends de toi”. » De “toi”, même pas de “nous”. Qu’est-ce qu’elle peut y faire, Lou ? Elle ne peut pas se dédoubler, être toujours présente pour Louise, à tout moment de la journée. Elle est un peu gavée, elle aussi, par cette situation. Elles sont à des centaines et des centaines de kilomètres, c’est difficile de s’excuser mieux que ça. Elle ne va pas pouvoir pousser la sérénade à sa fenêtre.

Lou hausse les épaules. Elle ne sait pas bien si elle doit en parler aussi frontalement. La lycéenne a peur de savoir ce que veut vraiment Louise. Si elles statuent sur une relation de couple, elle sera un peu piégée. Une relation de couple, à des milliers de kilomètres ! Donc tant qu’elle ne pose pas la question, Louise ne répondra pas. Et tant que Louise ne demandera pas, Lou ne posera pas la question.

« Je… »

Non. Oui. En fait, elle est paumée. C’est difficile, toutes ces histoires d’amour. Futaba a l’air tellement sage, à ce sujet. Comme si elle avait déjà vécu plein de petites amourettes. En fait, Lou en est certaine. Vu comment elle est belle, Futaba fait tourner la tête des garçons. Elle est bien plus âgée que la lycéenne. Elle a dû en vivre, des jolies histoires. Et des moins jolies.

« Je sais pas trop si j’ai envie de lui demander ce qu’elle attend en fait… Je crois que j’aime bien la relation qu’on a maintenant, et j’ai peur de tout gâcher. »

Rien que de changer un petit peu. Lou est encore en train de se découvrir. Et si, depuis qu’elle est à Kobe, elle se permet de parler plus ouvertement de sa sexualité, elle essaie de comprendre comment c’est, d’être lesbienne. Si c’est plus simple avec une relation à distance, elle espère, à terme, pouvoir tomber amoureuse pour de vrai.

« Si, si, il est super tard. Je pense qu’elle dormait pas à cause de moi. » Louise a tendance à veiller sur son téléphone pour discuter avec Lou. Jusque beaucoup trop tard dans la nuit. Lou le fait un peu moins, elle a besoin de son sommeil.  « Et avec cette histoire, c’est sûr qu’elle ressasse… »

La lycéenne sort son téléphone. L'icône à côté du profil de Louise est grisée. Elle est certainement hors ligne. La nuit a eu raison d’elle. C’est certainement le meilleur moyen pour Lou de rattraper… Et l’idée du gâteau c’est sûrement la meilleure idée que Futaba peut avoir. Enfin, surtout que la lycéenne n’a rien de mieux. Seule, elle aurait certainement écrit un petit pavé d’excuses maladroites.

« Grave ! Grave, grave, grave ! C’est une trop bonne idée, pour le gâteau, il est un peu tard, mais je peux le faire en chocolat ! C’est romantique en plus le chocolat, non ? »

Et même si Louise peut pas le manger, elle peut bien l’imaginer.

Lou hoche la tête.

« J’aime encore bien le chocolat. »

C’est gourmand, c’est doux, c’est réconfortant. Lou aime bien le chocolat quand son cœur est triste. Elle s’y réfugie. C’est beaucoup de douceur. Mais quand elle est heureuse, elle est plutôt tarte aux fruits, ou encore au citron ! Et puis, à choisir, plutôt le noir que le lait. Le noir, ça a moins de rondeur, mais beaucoup plus de saveur. Quoique, ça dépend avec quoi on le marie. Le noir, ça ne marche pas avec la passion, alors que le lait ! Acidité et gras qui se balancent parfaitement !

Les idées de Lou vont à toute berzingue. Elle se mord les joues pour ne pas aller dans tous les sens. Heureusement, elle voit que Futaba aussi éprouve du plaisir à penser à ce gâteau. Le temps leur est compté, il faut quelque chose d’efficace, quelque chose qui peut être cuit rapidement, avant la fin du club, et avant que Louise fasse la gueule pour de bon !

Une belle surprise, pour qu’au réveil, elle retombe dans les bras de Lou. Aussi virtuels soient-ils.

« Y’a intérêt à avoir un moule en forme de cœur, oui ! »

Lou ne peut pas imaginer une autre forme. C’est le symbole ultime de l’amour. Pour le temps, elle n’est pas sûre, mais bon Dieu, qu’elle en a envie ! Elle est prête à se dédoubler, voire se tripler, pour le finir dans les temps. Alors, elle s’élance à travers la cuisine à la recherche d’un moule. Elle fouille, fouille et en chope un. Un coup d'œil sur la grande horloge.

« On a quarante-cinq minutes avant que le professeur ferme la porte. Si on fait un fondant, on peut le cuire en vingt. Le préparer en dix… Et le décorer en cinq. On va rester simples, préparer quelques framboises à mettre autour… Et c’est tout ! Pas question de perdre du temps. Let’s go !»

C’est une danse, un ballet, dans l’opéra de la cuisine. Lou s’élance dans tous les sens pour récupérer les ingrédients. Heureusement, elle connaît les quantités, et avec l’aide de Futaba, et son poignet d’enfer, elles mélangent tout dans un grand saladier. Mais juste avant de verser la pâte dans le moule, Lou s’arrête. C’est qu’elle a trouvé quelques paillettes de sucre en forme de coeur :

« On les met dedans ou dessus ? »

A la découpe, les paillettes seraient très jolies. Mais Lou a peur que ce ne soit pas assez visible en photo.

Ah ! Elle a raison. Mais où avait-elle la tête ? Lou a la tête pleine, et n’en est pas bonne esthéticienne. Il faut qu’elle en revienne aux bases, c’est-à-dire, cuisiner. Heureusement, Futaba a ramené tous les ingrédients nécessaires. La recette est simple, et ce n’est pas la première fois que Lou la fait.

« A 180 degrès, le four ! Pour le moment, tu peux t’occuper des ingrédients secs et des oeufs, ensuite, peut-être nettoyer les framboises. »

Dans ces petits fruits restent parfois coincés de petits insectes. Rien de bien grave, et invisibles en photographie, mais Lou préfère les viandes plus appétissantes. Pendant que Futaba s’occupe de l’appareil, Lou s’occupe du chocolat. Dans un bain marie, 250g de chocolat noir fond. A mi-chemin, Lou rajoute 250g de beurre. Du liquide émane un goût gourmand dans lequel Lou a bien envie de tremper le doigt.

Mais pas question ! On passe à l’étape suivante. Lou devient un robot, pour ne pas laisser ses pensées prendre le dessus. Lou récupère l’appareil battu par Futaba : « Magnifique ! » Oui, il est tout simplement magnifique. Puis, elle incorpore à ce mélange le chocolat et le beurre fondu. Doucement, elle homogénéise la pâte, avant de récupérer le moule en silicone préalablement beurré par sa camarade. Le ruban de la pâte crée une cascade de cacao. Qu’est-ce que ça donne faim !

Puis, pas question d’attendre, il faut se presser pour éviter d’être mis dehors avant la fin de la cuisson, Lou se précipite vers le four et enfourne le gâteau. Vingt minutes, pas plus, pour que le cœur de la patte soit encore moelleuse, presque liquide !

Chose faite, elle se tourne vers Futaba : « Je crois qu’il n’y a plus qu’à attendre maintenant. On fait la vaisselle ? »

Et elles frottent, frottent, la vaisselle, une à une. Elles frottent, frottent, et Lou aime plutôt bien la sensation de l’eau qui coule sur ses mains. La plongée, ce n’est pas forcément une histoire d’amour, mais ça lui est arrivé de la faire, pour aider ses parents. D’habitude, y’a un plongeur, mais une fois, il était malade. Et sans plongeur, pas de restaurant ! Sous estimé, ce métier.

Et puis, elles essuient, essuient, la vaisselle, une à une. Cette étape, Lou l’aime bien moins. Les torchons sont rêches et s’accrochent aux petites blessures de ses mains. Les petites blessures d’usure : coup de couteau, ongles mordillés. Alors, elle essaie d’aller au plus vite, pour passer cette étape.

Et puis, elle attend. Parce qu’il n’y a plus rien d’autre que ça à faire. Elle attend que le gâteau prenne une belle tête. Elle regarde le four, patiemment. C’est un peu de la magie de voir la pâte prendre forme. Et Futaba s’approche, et elle montre son téléphone. Lou se penche pour regarder les photographies. Oh que ça fait longtemps qu’on ne l’a pas prise en photo ! C’est souvent Lou qui se documente. Et quand elle voit ces superbes images elle s’exclame :

« OMG ! » Oui, elle dit “OMG”, en toutes lettres, comme les jeunes savent si bien le faire. « Mais c’est trop beau ! Je peux les poster sur ma page Insta ? Promis je t’identifie !! »

Ses followers vont être ravis !

C’est une fantastique journée, que dis-je ! Magnifique, sublime, splendide. Lou a les étoiles plein les yeux. C’est que c’est rare qu’elle rencontre des fans d’Instagram. La plupart du temps, ses camarades regardent ses photos, la félicitent, la suivent, mais ne s’y investissent pas vraiment. Pour Lou, c’est tout autre chose. Elle adore ce réseau social, elle passe son temps dessus. Pour preuve : elle a même rejoint le club de photographie pour pouvoir s’améliorer ! Bon oui, c’est peut être de trop, et ça lui vole du temps sur ses révisions, mais il faut bien ça pour devenir une méga-influenceuse, non ?

« Mon identifiant c’est @les_delices_de_lou, en français. J’poste dans les deux langues, ça me permet de m’exercer… et de cumuler les commus. J’ai pas mal de followers déjà, et ça fait que monter. Mais si je peux intéresser ta commu, je prends ! »

Elle aimerait bien, Lou, se faire un petit nom dans la pâtisserie. En tous cas comme influenceuse. Ceux qui marchent bien, en France, ce sont les candidats d’une émission télévisée, Le Meilleur Pâtissier. Elle aimerait beaucoup y participer, mais pour ça, faudrait aller jusqu’en France… Mais ce serait une occasion en or de rencontrer Pierre Hermé ! Lou n’en a jamais parlé à ses parents, à Mathéo non plus, elle a peur de leur réaction à tous.

De retour au gâteau.

Maintenant qu’il est tout prêt, tout beau, il ne manque plus que la mise en scène. Alors, Lou l’attrape, et prend la plus belle des poses. Une photo, et une autre, Futaba la lui envoie. Lou repose le gâteau. « On le met au frais ? Je pense pas avoir la place pour en manger ce soir. » Ce sera probablement plutôt pour demain. Et puis, c’était pas vraiment un gâteau pour manger, davantage un gâteau pour se faire pardonner. Les deux jeunes filles se séparent, le club ferme, la soirée continue… Jusqu'à ce que Lou soit dans son lit, dans sa chambre.

Elle pianote sur son téléphone. Elle a envoyé la photographie à Louise en sortant du club de pâtisserie. Elle n’a pas reçu de réponse, pas tout de suite. Jusqu’à maintenant. Une petite notification, de sa personne préférée : “T’es trop mignonne !” En français, dans le texte, et ponctué de plein de cœurs.

Lou s’empresse de prendre une capture d’écran et de l’envoyer à Futaba via Instagram : “Merci beaucoup, ton plan a fonctionné !   ”