Cassius a toujours pensé que son accident a cassé quelque chose en lui. Depuis ce jour, il croit qu'une part de lui, dont il ignorait pourtant l'existence, a disparu sans qu'il ne le sache. Et il doit vivre avec ce vide étrange qui a été laissé, à son insu, contre son gré. Puis il se dit que ce vide n'est peut-être qu'une absence et alors tout devient encore plus ridicule.

En définitive, Cassius est hanté. Cette hantise se déclare par faiblesse physique et lui rappelle qu'il n'est pas tout à fait sorti indemne de cet accident de voiture. Le fantôme d'une absence inconnue lui murmure en silence qu'il est endommagé, car « se sentir partir » semble définir le mieux cette situation. *Comment ai-je pu me rattacher à la vie quand mon propre corps me lâche ? Une punition, sans doute, ha.* Un état de contradiction à en rendre aliéné.

Se promener dans un parc devient même un problème. Son portable lui échappe des mains tandis qu'il s'arrête doucement d'avancer. Mais ce n'est pas comme une maladresse. C'est bien plus spécial, plus étrange. C'est presque comme s'il le laissait tomber. Non, c'est même exactement ça, il le laisse tomber parce qu'il n'y a plus rien pour retenir l'objet, plus aucune force. Et Cassius ne sent plus rien non plus. Il voit ce qui arrive, son regard vide observe le téléphone tomber au sol, à ses pieds. Il reste juste debout sans rien faire.

— Ah... échappe-t-il faiblement pendant que sa conscience brumeuse lui joue un tour.

À cet instant, Cassius est soumis à une pression similaire à celle de se tenir au bord d'une falaise. Au moindre geste, c'est la chute. Parallèlement, ne rien faire empire l'engourdissement et le fantôme s'empare de la réalité. Cassius regarde ses mains, il les retourne tout doucement, d'intérieur en extérieur, à mesure que s'étend son sentiment de disparition, lequel s'intensifie, s'emparant de lui tout en fauchant également.

Cassius tente ultimement de se pencher et de tendre la main jusqu'au téléphone, cependant, il se retrouve précipitamment à poser un genou au sol sous l'effet d'un vertige virulent.

Heureusement, la chute est plutôt bien réceptionnée, malgré le semblant de titubement bref. Néanmoins, se trouver au ras du sol amplifie le malaise dû au vertige soudain. Et alors Cassius sent le fantôme se répandre pour lui interdire subséquent tout contrôle. Accroupi, un genou à terre, son équilibre final ne tient qu'à son réflexe subsistant dans les mains, tendues en avant. Hélas, ses épaules s'alourdissent et bientôt, son menton s'affaisse. L'absence de réaction immédiate est ce qui perturbe le plus. Parce qu'à la faiblesse suit l'éteignement de l'esprit. Cassius n'arrive pas à se relever car il n'arrive pas non plus à avoir envie de se relever. Par empirisme, il sait qu'il atteint alors le paroxysme de ce que le fantôme lui inflige. *La sensation de mourir...*

Une aide extérieure lui apporte un appli supplémentaire au bon moment. Une voix qu'il croit reconnaître le maintient dans le moment présent. Cassius ne bouge pas pour autant, de fait il ne se tourne pas pour savoir qui est en train de lui parler. Il donne peut-être même l'impression de ne pas entendre. Il fixe le vide et ne répond pas tout de suite à la question qui lui est posée, par ailleurs des plus navrantes tant elle se passe de bon sens devant l'évidence.

Après un court instant, un étrange frisson désagréable le traverse, comme un choc mettant fin au détachement.

— Je... ne sais... pas. répond-t-il d'une voix absente et léthargique.

Pour Cassius, la sensation de retrouver le contrôle est très similaire à celle de dégriser à l'issue d'une soirée bien abusive. Cette comparaison est le résultat de cette dépravation qui ne trouve aucun écho dans sa logique fondamentale, car il révulse cet état sans condition.

Ce qui succède au fantôme est le fourmillement. Cassius retrouve ses esprits toutefois il est dérangé par les picotements qui traversent son corps comme la résonance d'un coup de marteau au mur ou au sol, en vagues. Il remue doucement ses doigts.

La personne qui est intervenue cherche désormais à attirer d'autres gens pour aider. Cassius ne semble pas reconnaître son professeur de sport. Quoiqu'il serait plus juste de préciser qu'il n'a pas envie de la reconnaître.

— Non ! s'écrie-t-il instantanément.

Cassius déteste le fantôme car il méprise la vulnérabilité que celui-ci fait déployer, de force. Le fantôme le démembre à même mesure qu'il le désempare. Il a horreur de laisser voir ça aux autres parce que l'assistance d'autrui devient un miroir de cette souffrance. La bienveillance, la sollicitude ou encore l'inquiétude... tout ça se change en quelque chose de terriblement laid.

— Ce n'est rien, laissez-moi tranquille. jette-t-il sans la moindre reconnaissance.

Son visage est blême de trouble mais Cassius arrive enfin à se relever. Mains sur les genoux, il doit encore se redresser pour faire un premier pas en avant. Il n'entend plus ce qu'on lui dit autour. Il doit partir. Il veut s'en aller.

Peut-être a-t-on cherché à le retenir, Cassius ne s'en souvient pas.

Ailleurs, isolé, il s'est arrêté de marcher et chaque pas qu'il a mené avant ça lui ont paru si lourds. À l'arrêt, il observe avec appréhension ses jambes qui tremblent légèrement. Ce que pense Cassius à cet instant est des plus confus. L'insupportable crée l'insanité. À tel point que Cassius a envie de se planter un stylo dans la cuisse, de hurler à sa jambe de lui obéir. Frustration, haine, colère, peur, dégoût se mêlent à cette folie tentante. Le fantôme est bien réel. Il dépossède vraiment.

Cassius résiste à cette torture psychologique. Néanmoins, il ne peut s'empêcher de se perdre davantage à chaque fois, jusqu'à ramasser les restes qu'il a de lui-même. Tout juste ce qu'il faut pour survivre à ce doux poison de l'âme. Combien de temps avant que ce phénomène ne disparaisse ?