Un rêve se fâne

Tu attends là, dans la grande salle commune aux murs clairs, les bras croisés et le dos bien droit, ton pied qui martèle légèrement le sol en rythme avec ta nervosité. L'éclat du parquet soigneusement entretenu renvoie une lueur pâle sous les lumières du plafond, pourtant tout semble terne, l’air s'était figé autour de toi, pesant et oppressant.

Le repas du soir, tu n’as pas pu y toucher. Ton estomac se tord, et ce n’est pas seulement la nervosité ; c’est cette décision, cette rupture que tu as retournée dans ta tête si souvent et qui aujourd'hui prend une forme concrète. Il fallait le faire, tu le sais. Pour Shinji. Pour toi. Mais cette réalité fait mal, bien plus que tu n’aurais cru.

Kazane, tu n'es pas un monstre, tu as choisi comme lieux de rupture cet endroit alors que la salle serait encore vide pour quelques minutes, pour qu’il puisse se retrouver seul ici ensuite ou se réfugier dans sa chambre non loin d'ici. Tu veux lui épargner un moment plus difficile devant les yeux curieux des autres kobéens. Au fond, ça t’étouffe de savoir que c’est toi qui es sur le point de lui faire du mal alors que la blessure s’est déjà installée en toi... Mais tu es Kazane Mitsugu. Dire les choses douloureuses avec franchise, c'est ce que tu as toujours fait.

D'un coup d'œil, tu observes la pièce autour de toi, cette salle si ordonnée, avec ses étagères remplies de jeux de société, de livres et de magazines, des trucs anodins mais réconfortants pour tout le monde. Là, tu t'es assise avec lui plus d'une fois, à discuter des cours, de vos rêves, à partager des instants où son sourire effaçait tes doutes. Mais ce soir, ce n’est pas ce même sourire que tu verras.

Le bruit de ses pas dans le couloir te tire de tes pensées, et ton cœur fait un bond, accélère presque douloureusement dans ta poitrine. Pourtant, tu te tiens droite, une main serrée autour de l’autre pour te donner contenance. Quand il entre enfin, il s’arrête en te voyant, et tu peux lire dans ses yeux une sorte de surprise mêlée d’incertitude. Il sait probablement que quelque chose ne va pas, mais peut-être n’a-t-il pas deviné la portée de ce que tu t’apprêtes à lui dire.

Tu l’observes un instant, sa posture légèrement hésitante, sa façon de te regarder comme pour comprendre sans que tu aies encore prononcé le moindre mot. Il est là, devant toi, et tu te sens soudain comme une tornade sur le point de tout balayer, sans retour en arrière. La vérité te brûle les lèvres, et c’est avec toute la sincérité dont tu es capable que tu choisis d’aller droit au but. C’est difficile, mais tu as toujours été franche. Tu refuses de te laisser freiner par l’émotion.

-« Igarashi-san...»

Ta voix résonne dans la grande salle, et tu te forces à garder un ton ferme.

-« Je crois qu’il vaut mieux qu’on arrête là, toi et moi. »

Le silence s’installe lourdement entre vous. Avant qu’il ne trouve les mots, tu reprends, pressée de tout lui dire avant de flancher.

-« Ça fait longtemps que j’y pense, et… j’en peux plus, Shinji. C’est mieux pour toi, et pour moi aussi. »

Tu veux, non, tu as besoin d’être sincère, plus que d'habitude...Tu dois tout mettre sur la table.

-« Écoute,  Je sais. Pour toi et Ena. Je sais ce qu’il représente pour toi. »

Lâches-tu, ta voix plus dure, presque accusatrice malgré toi. La frustration, l’amertume que tu as contenue éclatent enfin.

Tu ne veux pas l’accabler, mais il faut qu’il entende.

-« Au fond, tu aimes Ena, Shinji, Tu l’aimes plus que tu ne m’as jamais aimée ! Alors arrête de te mentir à toi-même. »

Ajoutes-tu, ton regard plongeant dans le sien avec cette lucidité douloureuse. Ton estomac se tord avec une intensité si vive que tu sens une nausée monter, un goût amer te brûlant le fond de la gorge. Tu respires difficilement, le souffle court, comme si l'air se coinçait dans ta poitrine. Mais tu ne faiblis pas, tu ne peux pas. Tu as besoin de lui dire ce que tu sais, ce que tu as vu, ce que tu ressens, même si les mots sont douloureux à articuler.

-« Shinji, tu sais que je le vois, n’est-ce pas ?  Je le vois, la façon dont tu regardes Ena. Ça n’a rien à voir avec moi, ça n’a jamais eu rien à voir avec moi. »

Tu l’observes, cherchant une quelconque négation, mais au fond de toi, tu sais qu'il ne pourra pas te contredire. La vérité, elle te frappe comme un coup de poing chaque fois que tu le vois changer d’expression en parlant de lui, chaque fois que tu surprends un sourire dans sa voix ou qu’il consulte son téléphone, où le nom d’Ena est enregistré avec un surnom affectueux, un de ces surnoms que tu n’auras jamais.

Cette proximité entre eux, elle te ronge. C’est comme si tu étais invisible chaque fois qu’Ena entre en scène, réduite à un simple rôle de spectatrice face à quelque chose de plus grand que toi, quelque chose que tu ne pourras jamais combler.

Et l’idée de rester là, de t'accrocher à lui en sachant que tu seras toujours perdante, te noue davantage l’estomac. Ena est stupide, peut-être égoïste même, mais c’est justement cette impulsivité, cette arrogance, qui fascine Shinji. Et toi, dans tout ça ? Tu ne seras jamais cette étincelle. Tu sens le désespoir te compresser la poitrine, comme un poids qui te retient là où tu sais que tu ne pourras jamais vraiment être heureuse, ni même libre de l'aimer pleinement.

-« Je préfère partir maintenant... Avant qu’on se fasse plus de mal, toi et moi. Avant que tout ça se termine en quelque chose de pire. »

Tu gardes tes yeux planter comme des poignards dans les siens, pour le regarder une dernière fois, ta gorge serrée par l’émotion. Tu as pris ta décision ; tu refuses de rester prisonnière d’un amour qui, au fond, n’a jamais vraiment été pour toi.

Tu prends une grande inspiration, te forçant à rester droite, même si chaque pas te semble lourd et incertain. Tu ne peux plus supporter ce poids dans ta poitrine, ce mélange de peine et de colère qui menace d’éclater à tout moment. Alors, avant qu'il puisse répondre, avant même qu’il puisse chercher les mots pour essayer de se défendre, tu te lèves, ton regard fixé sur la porte, ta décision claire et implacable.

-« Au revoir, Igarashi-san...»

Lâches-tu d’une voix basse mais ferme, ton ton tranchant, marqué par une détermination que même toi, tu ne pensais pas avoir. Tu refuses de croiser son regard, de céder aux émotions qui pourraient encore te retenir, qui te feraient douter de ta résolution. Qu'importe si Il tente de t’appeler, d’articuler quelques mots... tu choisiras d’ignorer ces tentatives.

D’un geste sûr, tu avances vers la sortie, chaque pas résonnant dans la salle commune. Le silence entre vous semble si pesant qu’il en devient presque oppressant, mais tu ne te retournes pas. Tu ne veux pas écouter ses arguments, ni ses explications, tu ne veux plus le voir hésiter entre toi et Ena. Tu as besoin de te libérer, de retrouver un peu de calme, même si cela signifie te retrouver seule.

En franchissant le seuil de la porte, tu sens un frisson glacé te parcourir, comme une rupture physique qui te laisse un instant tremblante. Mais tu te ressaisis, tu continues d’avancer, laissant derrière toi tout ce que tu viens d’abandonner...

Un stylo orné d'une rose jonchait la table en face de là où tu étais assise.