[Chez Mathéo, Naoki et Evan] Au fond de moi, quelque chose s'est éteint

Au fond de lui, quelque chose s'est éteint. La lueur était faiblarde, flageolante ; à présent le noir domine. Seito regrette de ne pas s'être livré davantage, d'avoir tu les ravages de ses pensées assassines. Il s'enterre dans des questionnements sans fin et s'immole dans les flammes d'un amour sans répondant. Un chemin de cendres sous ses pieds nus et le souffle glacial du silence qui l'étreint. La morsure de la solitude ravage sa chair dès lors qu'il est livré à lui-même.

Appeler ses parents ne ferait que raviver la douleur. Pourtant, comme il aimerait les entendre, leur demander des comptes, les forcer à avouer qu'il leur manque, qu'ils étaient bel et bien occupés le week-end de son anniversaire, que l'invitation pour l'anniversaire de sa sœur s'est perdue, qu'ils l'espèrent en forme, serein et heureux. L'argent contaminé est toujours dans son tiroir, il hésite encore à le jeter. C'est en cherchant une bricole qu'il est retombé dessus.

Et, avant même de le conscientiser, le japonais avait franchi la grille du campus. Sa tête est toujours aussi pleine malgré la séance de kyudo. Son pull est trop léger face à la froidure de l'automne. Quand il monte les escaliers de l'immeuble universitaire, des frissons agitent ses épaules. Sauf qu'en arrivant devant la porte de l'appartement, il réalise ne pas avoir prévenu de sa venue. Rudement malpoli et complètement idiot. Mais maintenant qu'il a fait le chemin, autant toquer.

Ce n'est pas une contrariété de plus qui le tuera... Quoique, à force il pourrait bien ne plus être capable d'encaisser. Car dans le noir, plus de repères. Une ombre, une seule, qui s'étire et s'étend au-delà de ses mondes – Satôkuni en berne, le Rinbo sur un lit d'hôpital. Cette image, aussi puérile soit-elle, lui écrase le cœur. Son regard sur la porte, il se questionne sur sa présence en ces lieux. Il ne peut pas accourir auprès de Mathéo dès qu'il broie du noir.

D'ailleurs, depuis quand en ressent-il le besoin ? A croire que ses séances chez le psy ne sont que de l'argent foutu en l'air. Parler pour ne rien dire, abreuver l'espace de ses émotions et croire qu'il est possible de trouver un fil conducteur dans ce foutoir. Le but est incertain, les efforts sont donc maigres. A nouveau, la fatigue le gagne. Devoirs, notes, examens, il ne devrait vivre que pour ça. Alors, qu'est-ce qu'il fout là au lieu de réviser ? Fais chier.

Agité de contradictions, Seito presse la sonnette. Pourvu que Mathéo soit là...

« S-salut. »

Et merde. La vision de Naoki l'intimide, Seito fait un petit pas en arrière. Il avait une chance sur trois de tomber sur Mathéo et rien n'indique qu'il n'est pas dans sa chambre. Ses écouteurs sur les oreilles, plongé dans une dissertation, il n'a pas dû entendre la sonnette. Et puis c'est de sa faute, le japonais n'a pas prévenu. Mais toute sa théorie s'effondre quand l'étudiant l'invite à entrer et l'informe de l'absence de son petit-ami.

Lèvres pincées, il jette un coup d’œil dans l'appartement, hésite. Quinze minutes, ce n'est pas cher payé pour soulager son cœur. Des jours qu'il se contient, il peut bien attendre encore un peu. Il ne dirait pas non à dix minutes cela dit. Dans tous les cas, l'attente vaudra le coup et c'est ce qui le pousse à accepter d'un simple hochement de tête. Son pied gauche passe le seuil, il se déchausse après le droit et dispose ses baskets de sorte qu'elles gênent le moins possible.

L'appartement lui paraît bien hostile sans la présence rassurante de Mathéo. Et bien que Naoki l'accueille en souriant, il n'est pas certain d'être réellement le bienvenue. Ce n'est peut-être qu'une politesse de grande personne. Plutôt que de s'asseoir, Seito reste bêtement devant la table et observe l'étudiant de ses yeux hagards. Il ne répond pas plus à ses questions et fait même l'opposé en exprimant la nouvelle inquiétude qui lui comprime la cage thoracique.

« Tu... hum... tu es sûr que ça te dérange pas que j'attende Mathéo ici ? Je peux... Je peux l'attendre dehors o-ou repasser plus tard. »

Seito hoche simplement la tête, un mouvement imperceptible du menton qui consent à se mettre à l'aise. Ce qui n'est pas aisé quand rien ne permet de l'être. Il y a bien ces chaises sur lesquelles il pourrait s'asseoir mais l'idée d'être immobile, ne serait-ce qu'une minute, lui déplaît. Alors il choisit de caler son dos contre le mur. Son genou droit bat la mesure, maître d'orchestre improvisé de l'agitation qui le traverse.

« OK. »

Le boucan du fouet le fait sursauter. Il ne s'attendait pas à ce que sa mesure soit reprise et imagée de façon si probante. Trois minutes, c'est long dans ce bruit. Surtout quand il s'ajoute au vacarme de sa tête. Seito reste silencieux mais ne se prive pas de détailler Naoki.

Même de dos, l'étudiant l'intimide. Sans doute parce qu'il est libre dans ses mouvements, un soupçon d'insouciance dans ses gestes maîtrisés par ce qui semblerait être des années de pratique en cuisine. Puis il a de larges épaules lui aussi. Mais sa caractéristique principale reste sa chevelure argentée qui le fait sortir du lot.

Dès qu'il pivote, Seito détourne aussitôt le regard en espérant ne pas avoir été surpris dans son observation. Il ne comprend pas pourquoi l'étudiant cherche tant à se montrer serviable mais il ne se voit pas refuser.

« De l'eau. »

Un simple verre pour humidifier ses lèvres et... on aurait dit un ordre, non ? Ses pupilles nerveuses se posent partout et nulle part alors qu'il bafouille :

« D-de l'eau ça suffit, merci. »

Et la proposition qui suit ne fait rien pour corriger son bégaiement. Il écarquille un peu les yeux, réellement surpris par cette gentillesse à son égard. Ses mains se rejoignent contre son ventre où ses doigts s'emmêlent dans le bas de ses manches.

« Je... je sais pas. Je veux pas m'imposer. »

Sa voix est hésitante. Son dos se décolle du mur l'espace d'une seconde mais se recolle la seconde d'après. Il jette un regard anxieux sur les deux bols et, faute de mieux pour détourner l'attention de lui, demande :

« Tu... hum, tu cuisines quoi ? »

Au moins, Naoki ne questionne pas son choix de boisson et lui sert le verre comme promis. Avec bien trop d'enthousiasme et Seito ne sait pas où se mettre. En total décalage avec l'étudiant, il n'arrive pas à lui délivrer un sourire de remerciement ni même à lui faire proprement la conversation. Et il se sent d'autant plus idiot quand Naoki se fait joueur et le met au parfum d'un mystère à résoudre.

D'ordinaire, Seito aurait endossé le rôle du détective avec plaisir. Son visage se serait illuminé d'une joie enfantine et il serait allé enquêter dans le frigo, aurait goûté la pâte en prenant un air très sérieux puis aurait caressé sa moustache imaginaire pour stimuler son cerveau à produire la plus improbable des déductions.

Mais à ce moment précis, il ne fait rien de tout ça. Il se contente de regarder bêtement Naoki, sourcils levés au ciel comme si la réponse s'y trouvait. Son verre se trouve toujours sur la table, intact, et le demeure puisque les cachotteries prennent une tournure dramatique. Finalement, c'est cette propension à l'inattendu qui déplaît le plus à Seito chez Naoki.

Avec la même maladresse que sa rencontre dans les toilettes, l'étudiant dévoile petit à petit le piège qu'il a confectionné pour l'attraper, son trouble et lui. Son regard complètement halluciné ne quitte pas celui de Naoki, pas même lorsque l'enquête est résolue par la présence des deux assiettes de pancakes sur la table. Non, il n'en revient pas, en atteste le coin de ses lèvres affaissées.

Ses pupilles vibrent d'incompréhension. Il n'aurait pas dû rentrer dans cet appartement, il n'aurait même pas dû s'y rendre en premier lieu, c'était une mauvaise idée, une parmi tant d'autres, et il se sent trahi. Le sang pulse contre ses tempes, son cœur cogne lourdement et pour ne pas exploser ici et maintenant, il foudroie sa lèvre en y plantant ses dents.

Il n'en veut pas à Naoki pour la prise d'otage. En soit, il fait preuve de beaucoup de compassion et le lycéen aurait pu en être touché s'il n'était pas autant aliéné par le chagrin. Mais l'étudiant a fait l'erreur de mentionner un mensonge. Il a même choisi d'introduire ses excuses par ce manquement. Et ce simple mot – une broutille pour certains – suffit à meurtrir son âme déjà à vif.

« Pourquoi... »

Son regard tombe au sol alors que sa voix faiblit. Il inspire nerveusement, le souffle chevrotant.

« Pourquoi tout l'monde se permet de me mentir ? »

Et alors ? Seito se fout pas mal que l'intention soit bonne ou mauvaise. Tant qu'il y a mensonge, il y a tromperie. C'est donc à ça qu'il est réduit ? Le produit d'un mensonge qui a régi sa vie et qui la résume à son plus simple appareil. Ses ongles raclent le fond de ses paumes. Un craquement dans sa poitrine, les flammes ravagent la toiture.

La peine est si grande qu'il finit par s'asseoir.

(…) à Mathéo. Regarde dans quel état tu te montres. Tu n'as donc honte de rien ? Ou tu es de ceux qui aiment être griffé par leurs jugements ? Tous ces regards braqués sur toi, imprégnés de dégoût pour ce que tu es, ce que tu représentes. Naoki doit penser que tu (…)

Il n'arrive pas à la masquer.

(…) en mieux. Tu ne seras jamais assez. Regarde-le, comme il est gentil, affectueux, bienveillant. Aussi parfait que ces pancakes. Mathéo aurait dû le choisir. Il l'a laissé l'embrasser après tout. Cela doit vouloir dire quelque chose. Tu n'es qu'une étape avant que Mathéo ne trouve le vrai (…)

Elle a toujours été là.

(…) ce qu'on attend de toi ? Tu as tellement à dire que tu finis pas ne rien dire. A force de te coincer dans un coin, tu deviens mutique. Je t'ai connu plus revanchard. Tu te préserves pour livrer la dernière bataille ? Toute guerre a une fin et celle-ci ne fait pas exception à la règle. Et la fin n'a jamais été aussi (…)

Cette petite voix.

(…) brisera tout, toi, eux, même lui qui te regarde gêné par ce silence, sorte de brume opaque entre vous deux, presque palpable tant tu étouffes sous les pensées qui te traversent, te transpercent et te flinguent. Je suis la seule à pouvoir te sortir de ce mauvais pas, la seule à (…)

Ses doigts enserrent le verre d'eau. Il boit une gorgée puis deux, repose le verre, le remet aussitôt à sa bouche pour le vider cul sec et le repose tout doucement sur la table. Son regard est toujours fuyant, perdu quelque part entre son verre et les framboises. De but en blanc, il demande :

« Est-ce que tu sais où j'pourrais trouver un p'tit boulot ? »

Aussitôt la question posée que Seito s'en veut. Ça n'a aucun sens de lui demander sans contexte, sans compter qu'il ne veut pas travailler avec lui. Il aimerait ne pas avoir travaillé mais voilà, il est confronté à l'éventualité d'y être contraint. La corde se resserre sur son cou, érafle sa peau nue. Lèvres pincées, le japonais secoue rapidement la tête.

« Non. »

Il n'a pas besoin d'aide. Alors pourquoi as-tu demandé ? De toute façon, c'est trop tôt. Mieux vaut prévenir que guérir. Ses coudes échouent sur la table et sa tête s'effondre contre le plat de ses mains. Naoki te voit toujours. Une profonde expiration réchauffe le creux de ses paumes.

« Pardon... »

Pour son comportement erratique, pour son incapacité à s'exprimer correctement, pour ne pas apprécier simplement la nourriture offerte, pour être un si piètre être humain. Ses doigts glissent sur ses yeux, appliquant une légère pression dessus. Sa respiration s'alourdit.

« Je sais pas c'que j'fous là... »

Ici, mais dans la vie aussi, plus globalement. L'étiquette du fils pendouille mollement dans son dos et menace de se décoller à tout jamais. Il n'a jamais été aussi proche de la rupture. Ne pas craquer, ne pas pleurer devant Naoki. Quand bien même son cœur se soulève douloureusement et qu'il manque de se décrocher lui aussi, dépouillé de ce rôle essentiel sur lequel il s'est construit.

La tristesse suinte de son corps et pourtant, il parvient à retenir les larmes en son dedans. Ses mains remontent sur son front qu'il appuie entièrement, ses cheveux chatouillent ses phalanges. Et il aimerait pouvoir s'attacher à ce détail amusant puis déguster ces pancakes dont l'odeur titille ses narines. Alors il tente de se forcer.

Lentement, il se déplie et saisit la cuillère. L'entame est trop grosse pour sa bouche mais il l'enfourne quand même. Il mâche longuement, tant pour apprécier que pour ne pas s'étouffer. Bien sûr, c'est bon. C'est même plus que bon et ça le foudroie. Parce que ce n'est pas sorcier – il l'a littéralement vu faire – alors pourquoi ses parents sont-ils incapables du même effort ?

Incision du cœur, une larme s'échappe. Il déglutit tant bien que mal et se ressert. Il fera honneur à ce plat, même si ça lui coûte au point que sa vue se brouille davantage. La bouche pleine, il est forcé de s'interrompre et d'écoper ses joues avec sa manche. Une grimace d'inconfort étire ses lèvres, la cuillère dans sa main tremble un peu. Foutu pour foutu, autant se persuader que tout est normal.

« M-merci, c'est très bon. »