Un nouveau modèle

- Saito-Gray-kun ?

Petit soupir à l'autre bout du fil.

- Vous savez très bien à qui appartient ce numéro, Koga-san.

L'autre se met à rire. Le jeune homme se contente lui, d'un léger sourire. C'est presque un rituel. Bien que cette familiarité l'agace par moments. Il lui en a déjà fait la remarque. Mais ne peut se permettre de le remettre constamment à sa place. Il tient à cultiver leur bonne entente et cette plaisanterie malgré tout, reste bon enfant.

- Que me vaut votre appel ?
- Quelle froideur. Tu es à Kobe maintenant, non ?

Réponse par l'affirmative. Le ton est donné. Il enregistre les photos avec les calques inachevés et se met à l'aise. Il se prépare pour une conversation sérieuse. (Allongé sur le lit, évidemment.) Et pieds posés sur la chaise, parce que pourquoi pas.

- ... et ils sont toujours à la recherche de jeunes talents, tu es celui qui leur faut !
- Vous m'avez bien vendu à ce que je vois.
- Tu es beau garçon. Et doué. Car oui on peut être beau et adroit comme un manche. (On reparlera de ses capacités sociales.) Je n'ai fait que dire la vérité.

Coup d'œil vers la porte. Son colocataire, Fushita, ne s'est pas encore montré. Il est du genre secret. Et absent. Mais il ne tient pas à le déranger. S'il rentre il ira continuer cette conversation dehors.

- Vous savez que de nouveaux contrats sont toujours bienvenus.
- Mais tu as une certaine éthique, je sais, je sais. Ils sont au courant aussi. Et ils ont hâte de te rencontrer !

Echange d'adresses. Son numéro est toujours le même. Et il obtient un nouveau contact sur Kobe. Un changement d'agent ? Ce n'est pas pour tout de suite. Koga-san le connait bien, et est arrangeant. C'est un avantage non négligeable.

- Vous avez déjà pris rendez-vous ?
- Le 29, c'est bon pour toi ?
- Ca ne devrait pas poser problème.
- Je confirme ça alors ! Bonne chance Saito-kun !

Son téléphone tombe sur le côté. Ignorant pour le moment l'icône de notification, bien qu'il ait lancé l'appel pour le prochain raid. Ca ne devrait pas être très différent de Kyoto. Alors pourquoi a-t-il du mal à respirer ?

Profonde inspiration. Ce n'est pas la première fois. Ca ne sera pas la dernière. Il entre dans l'agence. Et naturellement, se présente à l'accueil.

- Saito Gray Shin ? Bien sûr, nous vous attendions. Si vous voulez bien patienter quelques instants...

Relégué à la salle d'attente pour quelques minutes. La secrétaire a décroché son téléphone. Et lui, observe. Couleurs pastel et apaisantes, mais le choix de répartition sur les murs n'est pas uniforme. Vagues et motifs, probablement l'œuvre d'un artiste. En partie caché par des photos encadrées. Non. Les cadres sont parfaitement intégrés dans la décoration. Enchaînement calculé et esthétique. Des photos de modèles, somme toute un classique. Montrant des styles assez variés. Des marques de toute sortes. Prometteur pour les talents. Prometteur aussi, pour les clients. Quelques tableaux. En continuité avec les dessins du mur. Il sourit.

- Saito-kun !

Léger sursaut. Il tourne la tête vers la voix. Un homme d'âge mur se dirige vers lui. D'un coup d'œil, il devine que lui non plus, n'est pas un japonais 100% pur jus. Il s'est levé. Incliné en guise de salut.

- Ca te va si je t'appelle Saito-kun, n'est-ce pas ? Léger hochement de tête. Koga-san m'a beaucoup parlé de toi. (Forcément. Il aurait du mal à l'appeler autrement après ça.) Je suis Eichi Seno, et je serai ton intermédiaire ici.
- Enchanté Eichi-san.
- Tu me suis, que je te présente à l'équipe ?

Déjà ? (C'est ce qu'on appelle ne pas perdre de temps.)

- L'équipe ?
- Oui. Si ça te va, on va commencer les photos tout de suite.

Surprise. En réalité presque un choc. Il n'a aucune envie de s'y opposer. Mais il s'attendait à un entretien. (Ce sera une audition.) Cœur emballé trop vite. Ca ne peut être que ça.

- Koga-san m'a vraiment bien vendu.

Regard étonné en face. Ah, il aurait dû se taire. Mais un sourire suit.

- En effet. C'est pour ça qu'on a déjà un client intéressé par ton talent.

Ah. Ah oui. Quand même. (Une audition.) Nouvelle inspiration.

- Ca te surprend ?
- Oui.

Direct. Il ne peut pas mentir. Ce serait inutile de toute manière. Hochement de tête face à sa franchise.

- Ne t'inquiète pas, tu auras le temps de te préparer.

Le temps est toujours relatif dans ce cas. Il connaît le process. Il ne pensait juste pas que ce serait là. Tout de suite. Maintenant. Il le suit néanmoins dans les couloirs. Un peu pris au dépourvu. Il ne saurait de fait, retrouver son chemin en sens inverse.

- Tu peux poser tes affaires ici.

Entrée dans le studio. Un instant, pour laisser ses yeux s'habituer aux projecteurs. Puis, il comprend. (Ce n'est pas une audition.) Le plateau est prêt pour un shooting. Ce qui est aussi valorisant que déstabilisant. Emotions entremêlées. (Respire.) Relâchement. Il avait le souffle coupé.

- Par ici.

Esprit dans du coton le temps de réaliser, il se laisse guider jusqu'aux maquilleuses.

- Cette chemise est très bien, on va la garder. Juste un petit détail-

Des mains expertes arrangent son col, l'ouvrant un peu. Pas jusqu'au tatouage. Mais il ne doute pas que l'assistante en a eu un aperçu.

- Comme ça c'est très bien.

Petite moue. Il aurait pu le faire lui-même. Un rire lui répond.

- On commence à se détendre ! C'est ce qu'on veut voir !

Le maquillage suit. Juste de quoi éviter la brillance et uniformiser le teint de sa peau. Mettre en valeur ses yeux. (Oh ?) Ca aussi, il aurait pu le faire. Spray dans ses cheveux. Pour leur donner (encore plus) de volume.

- Saito, c'est ça ? Légère grimace. Souriez, pour voir ? Exécution. Aussi naturelle que possible. Paaarfait !

Et c'est parti. Ce temps de préparation n'est pas que pour son apparence. Une fois sur le plateau, son mental s'est aligné. Avait-il prévu de passer douze heures à écouter des instructions ? Certainement pas. Mais maintenant qu'il est là, il en est satisfait. (Mieux qu'un entretien, non ?) Pas de formulaire à remplir, pas de questions rébarbatives. Etre jeté directement dans l'arène lui plaît, il ne pourrait le nier.

Peau humide après le démaquillage, il passe une serviette sur son visage. Et regarde son reflet dans le miroir. Jumeau factice. Une notification met fin à sa contemplation. Un mail de Koga-san. Avec en pièce jointe, un contrat. Il s'assoit. Tout est allé très vite, et il ne savait pas exactement pour quoi il avait signé. Jusqu'à réception de ce mail. Force est de constater qu'on ne s'est pas moqué de lui.

"Je t'avais dit que tu avais toutes tes chances. "

Réponse pianotée à la va-vite sur sa messagerie.

"Il n'y a pas une erreur de zéro ?"
"Haha, non. C'est ça de travailler pour une grande marque."

Une grande marque... ? Il a à peine remarqué. Le nom, bien sûr, lui est plus que familier. Mais son cerveau lui refusait jusque là l'accès à cette information cruciale.

"Ca signifie" Hésitation. Ca signifie que quoi ? Le message est envoyé, incomplet.
"Oui."
"Ne t'en fais pas, tu as du temps, avec le traitement des images et la publication."

Obéissance mécanique. Il aurait dû poser des questions. C'est trop tard mais il se renseignera sur le devenir des photos. Savoir à quelle sauce il va être mangé.

"Vous auriez pu me prévenir."
"Hehe. Non. "

Une bonne surprise en soit. Mais, sérieusement ? Main sur son visage.

"Vous êtes vraiment un agent ?"
""

Et il en est fier.

"Et maintenant... ?"

Notification silencieuse.

"Devine qui va rajouter une jolie photo à son portfolio ? "