Tu n'as jamais aimé la rentrée des classes. Ou presque jamais, pour être tout à fait honnête. Pour beaucoup, c'était synonyme de nouveau départ, de nouvelles rencontres et de retrouvailles, de joie et d'impatience. Mais toi, tu étais quasi  "toujours" en proie à de profondes angoisses qui te rongeaient de l'intérieur, alors que tu t'efforçais de ne rien laisser paraître. Avec qui allais-tu finir ? Seras-tu, une fois de plus, la cible des moqueries ? Parviendras-tu à suivre les cours tout en ayant l'esprit occupé par de sombres pensées ? Chaque année, c'était la même rengaine, les mêmes appréhensions qui t'empêchaient de profiter pleinement de ta rentrée.

Était.

Cette année, les choses sont différentes. Tes peurs ne sont plus les mêmes.

Si tu t'arrêtes uniquement sur tes camarades, tu as enfin l'impression de respirer. Bien entendu, tu n'es jamais à l'abri des insultes, ni toi ni d'autres, car il y aura toujours des imbéciles quelque part, qui ne vivent qu'à travers le jugement. Mais tu te permets d'être confiante pour cette nouvelle année. Non seulement ton japonais s'est grandement amélioré aux cours des derniers mois mais en plus, tu n'es plus seule. Ton cousin n'est jamais loin de toi, tout comme ses amis qui sont maintenant les tiens, pour la plupart. Tu te sens bien avec eux, en confiance. À croire qu'à une exception près, tu ne dois tes amitiés qu'à la sociabilité de Nolan...  

Mais d'un tout autre côté, tu étouffes.
Durant le discours du Doyen, tu as le temps d'y penser... à ton oncle... Tu espères que les résultats de ses examens n'indiqueront rien de trop  grave. Que ses douleurs cesseront plus ou moins rapidement. Tu as beau le voir assez rarement, tu l'aimes, ton oncle,  et son état te préoccupe. Et tu sais que même s'il essaie de ne pas t'inquiéter plus que  nécessaire, protecteur comme il est, ton cousin est lui aussi perturbé par la situation. Tu n'aimes pas ça. Tu n'aimes pas les voir ainsi. Mais tu ne peux rien y faire... Tu te sens impuissante. Malory a bien essayé de te rassurer par message, autant qu'il le pouvait. Mais c'est plus fort que toi. Sans compter que lui aussi te manque. T'en aurais presque le mal du pays...

Votre libération sonne comme une bouffée d'air frais. Tu ne perds pas de temps pour quitter le bâtiment avec les autres, et permettre à ton esprit de souffler un peu grâce à leurs rires et leurs blagues douteuses. Ils sont si...

Tiens.

Tes yeux remarquent un petit détail, et pas des moindres. Une magnifique chevelure qui ne t'es pas inconnue. Tu en es certaine.  Tu reconnaîtrais cette fille entre milles.
Mais... que fait-elle ici ?!  
C'est impossible, elle ne t'a rien dit.
Mais c'est bien elle.

▬ Désolée,  partez devant, je vous rejoindrai plus tard !

Tu t'excuses maladroitement et t'éloignes aussitôt, tes pas te guidant instinctivement vers la nouvelle élève.
Ton palpitant s'agite dans ta poitrine, de plus en plus violemment au fur et à mesure que tu te rapproches.
Non, tu t'es pas trompée.
Elle a l'air absorbée par ton portable.
Alors tu sors le tien de ta poche, pianotes sur ton écran comme si tu doutais encore de toi. Comme pour vérifier.

Lèves la tête.

Et tu ranges l'appareil, patiente, fixant la jeune femme.
Enfin, tu croises son regard et, sans que tu ne puisses maîtriser quoi que ce soit, souris. Souris de toutes tes dents, comme si ton corps ne pouvait plus supporter le bonheur que tu ressentais à cet instant précis.

▬ Bon sang mais qu'est-ce que tu fais ici ?! dis-tu en te jetant sur elle, l'entourant de tes bras.

Aliénor. La fameuse exception. La seule amie que tu ne dois qu'à tes propres efforts.

▬ Tu me fais des cachoteries maintenant ? Vous commencez très mal votre nouvelle année,  Mademoiselle de Clairefontaine.

Mains sur les hanches, sourire aux lèvres, tu lèves les yeux au ciel. Elle n'a pas changé, Aliénor ; toujours aussi théâtrale, le langage plus ou moins soutenu. Si ça peut en agacer certains, lui rappelant qu'on n'est plus à l'époque des grands seigneurs, toi, ça t'amuse. Rien d'excessif mais tu as rapidement appris à faire avec, à accepter Ali comme elle est elle. Jusqu'ici, elle ne t'a jamais donné une bonne raison d'entrer en conflit avec elle. Alors pourquoi se prendre la tête ?

Tu ris lorsqu'elle te reprend dans ses bras, l'accueillant avec douceur et nostalgie. Il est vrai que tu n'es pas retournée en France depuis un bon moment. Et difficile de trouver le temps de s'appeler avec le décalage horaire.

▬ Tu dis ça comme si on était en France. C'est plutôt moi qui devrais être contente que tu sois là.

Ton regard s'assombrit légèrement. Quand tu y penses, c'est comme si tu l'avais abandonnée. Tu as presque tout plaqué pour suivre ton frère ici, au Japon. Tu avais besoin d'air. Besoin d'un nouveau départ. Ça n'excuse pas tout, mais Aliénor ne semble pas t'en vouloir. Ça te rassure, d'une certaine façon. Tu étais sur le point de t'excuser, instinctivement, mais elle te coupa dans ton élan. Manger ? Ah malheureusement ça, ça te parle !

▬ Avec plaisir. Je ne vais pas t'abandonner de si tôt !

Doux sourire.
Tu fouilles dans ton sac à dos et, après quelques secondes, en sors une boîte repas.

▬ Tu veux partager ? C'est mon frère qui l'a fait. Autant profiter du bon temps et manger ici, qu'est-ce t'en dis ?

Aliénor connaît Raphaël, vite fait. Elle l'a déjà croisé une ou deux fois, et sait qu'il est cuisinier. Elle ne peut pas refuser et tu le sais.
Tu prends donc place sur le banc, l'invites à te rejoindre.

▬ Avant que je t'explique tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis ici, dis-moi : pourquoi toi, tu es ici ? Tu ne m'avais jamais parlé du Japon. Il s'est passé quelque chose ?