Redis-moi les mots auxquels je ne crois plus

Un pas après l'autre. De tout petits pas qui s'allongent à mesure que le temps passe. La distance parcourue reste la même. Sans le savoir, la cour est devenue la prison de ses états d'âme. Elle assiste à son émoi mais ne fait aucun effort pour être moins bruyante. Il n'y a pas qu'elle d'ailleurs. Les gens s'en foutent. De lui, de l'angoisse qui lui étrangle la gorge, de cette tension qui l'anime alors qu'il se questionne sur la marche à suivre. Devrait-il appeler ? Prendre le train sur un coup de tête ? Débarquer à l'improviste alors qu'il n'a pas eu d'invitation ? N'est-ce pas bizarre d'en attendre une ? Un frère ne devrait pas avoir à se justifier de voir sa sœur. Il ne devrait pas non plus hésiter à lui souhaiter un joyeux anniversaire.

Six ans. Putain, six ans déjà. A nouveau les pas se raccourcissent, se font plus rapides. La cour tournoie. En long, en large et en travers, il la foule avec nervosité, la piétine de sa détresse. Seito attend un signe. Un je-ne-sais-quoi qui lui indiquerait la marche à suivre adéquate. Il ne demande pas une baguette magique, il sait bien que cette réalité en est dépourvue. Mais une solution, n'importe laquelle, lui irait. De celle où il pourrait rentrer chez lui, le temps d'un week-end, sans subir le courroux de ses parents. Début juillet, il y avait eu de nouveaux mots. Il se sait coupable mais cela n'apaise pas sa conscience pour autant. Le pire réside dans leurs regards. Certains soirs, quand il ferme les yeux, il revoit leurs regards.

Depuis rien, si ce n'est les tâches indélébiles sur son cœur. Les cailloux crissent sous ses semelles alors qu'il s'arrête brutalement. Sa vision périphérique chavire et il lui faut se concentrer sur le sol pour ne pas tomber. Fatalement, sa respiration tangue à son tour. S'il ne peut prendre cette décision seul alors il doit s'en remettre à son double. Que ferait un Rinbo dans son cas ? La réponse s'impose : il se pointerait à la fête. Seito se redresse. Son regard coule sur les gens au loin. Un groupe d'amis le dépasse, il s'y aimante. Si Pablo et Nolan savaient, il leur aurait demandé quoi faire. La faute à qui s'ils ne sont pas au courant ? La sienne, toujours sa faute. Quant à Mathéo, il pourrait se réfugier dans ses bras pour ne plus se poser de questions existentielles. Il pourrait mais il ne le fera pas.

Fierté mal placée ou masochisme conscient, le résultat est le même. Seito est une fois de plus seul face à ses démons. Et le plus fou vient de décréter la guerre. C'est donc armé de tout son courage qu'il vire à cent-quatre vingt degrés et se rue sur la porte du bâtiment des dortoirs... pour en percuter Yulian. Aussitôt il s'exclame :

« Oh putain mec, pardon, j't'avais pas vu ! Ça va ?! »

Le choc a dû lui griller les neurones car dans la foulée, il demande :

« T'sais quoi, tu tombes bien ! Ça te dit d'aller à la salle d'arcade ? »

« Pfff, et puis quoi encore ? »

Finalement, tout son cerveau n'a pas complètement pris l'eau. Il parvient encore à surfer dans les courants de gentillesse sans trop se mouiller. C'est une bonne chose qu'il ait croisé Yulian. Une très bonne chose ! Pour un peu, il prenait un billet pour Kawachinagano. Et il ne le saura jamais mais sûrement qu'il se serait fait bouffer tout cru. Avalé, digéré par la panique que sa présence impromptue aurait suscité. Pourtant, impossible de gommer cette pointe de regret en ne faisant qu'imaginer leurs têtes scandalisées.

Et la cerise sur le gâteau aurait été de venir les mains vides. Qu'offre-t-on à une petite fille de six ans ? Seito ne sait rien de ses goûts, pas même sa couleur préférée. Leur rapprochement est si succinct qu'il a encore bien du mal à l'appeler sœur. Mais si elle n'est plus une Chose et qu'elle n'est pas encore une sœur, alors comment la définir ? Plus important, pourquoi lui accorder de l'importance ? Si elle venait à grignoter son espace trop sévèrement, il court le risque d'être désarmé par son absence. Le japonais n'a pas besoin de ce manque dans sa vie. Non, c'est décidément une excellente chose d'avoir croisé Yulian.

« Moi quoi ? Oh non, t'inquiète, mes supers muscles ont tout absorbé ! »

Maintenant qu'il a reporté son attention sur lui, il lui sourit. Son regard demeure cependant instable alors qu'ils franchissent la grille. Et la nervosité le rend bien bavard.

« J'ai vu que tu galérais à dormir hier. Franchement, tu devrais essayer d'lire. P't'être que ça t'aiderait à t'endormir si tu te projetais dans un autre monde. Parce que c'est clair que tu vas pas te projeter très loin avec tous les devoirs qu'on a. Même en histoire, c'est devenu un peu chiant. Si tu veux, j'peux te prêter certains de mes livres. Ou j'peux t'en recommander. J'en ai lu des biens récemment.  Le village aux huit tombes était fou. Y'avait des morts dans tous les sens qui suivaient une sorte de schéma chelou. En plus ça s'passait dans un vieux village dans les montagnes avec un cimetière bien flippant qu'avec des samouraïs assassinés. J'aurais pas aimé m'retrouver là-bas la nuit, moi j'te l'dis. »

Bien trop bavard.

« Et puis j'ai fini Monsieur Ripley. C'est aussi un roman policier mais pas du tout dans le même genre. Déjà le héros est américain. Et le gars c'est un ouf parce que, pour avoir la belle vie, il va décider de buter un mec riche et de prendre sa place. T'imagines toi, choisir un mec blindé au pif et te dire : Oh allez, j'le tue vite fait et personne s'apercevra qu'il est mort parce que je ferai croire qu'il est toujours en vie, juste en vacances pour toute sa vie ? Même si c'est tentant, j'pourrais pas tuer un mec. Même si j'arrivais à le tuer, à cacher l'corps et tout, j'suis sûr que j'finirai par faire une gaffe. Genre je serai trop suspect. C'est méga dur de faire genre tout va bien alors que t'as tué quelqu'un. »

Si dur qu'il est actuellement incapable de faire croire que tout va bien alors qu'il manque l'anniversaire de sa sœur. Ils arrivent au métro quand il conclut :

« Bon, c'est deux policiers et t'aimes p't'être pas ce genre-là. Mais y'a plein d'autres genres, c'est ça qu'est bien avec la lecture. Même que si t'aimes pas trop lire, genre lire du texte, y'a aussi des mangas à la bibliothèque. Y'a pas tous les derniers, c'est sûr mais y'en a quelques uns des sympas quand même. T'en penses quoi ? Tu penses que ça pourrait t'aider à t'endormir ? »

Seito ne voit rien, ne remarque rien. Il enchaîne les mots sans discontinuer quitte à noyer son interlocuteur d'un monologue inintéressant à souhait. Pas besoin de réaction du moment que l'autre est toujours là à écouter. Mais ce n'est pas suffisant car aucune de ses propositions ne fait mouche. Il aurait dû savoir que son ami n'aime pas les policiers. Peut-être qu'il devrait lui proposer de la fantaisie ou de la science-fiction ? Oh mon dieu, et s'il aimait les romans à l'eau de rose ?!

La bulle éclate quand Yulian disparaît. Hein ? Aller aux toilettes ? Mais il aurait pu y aller à la salle d'arcade, ils ne sont pas si loin. Ou alors il a dit quelque chose de mal ? Lui proposer de l'aide lui semblait pourtant gentil. Mais qu'est-ce qu'il raconte ? Que sait-il de la gentillesse ? Il s'est juste imposé en le traînant avec lui et il recommence en le gavant avec ses livres. Bon sang, est-il seulement capable de ne pas traîner dans les pattes de qui que ce soit ?

Sûrement que Yulian avait d'autres plans mais il a accepté par politesse. Il ne veut pas réellement traîner avec lui. Si ça avait été le cas, ses parents l'auraient appelé pour l'anniversaire de Megumi. Et il serait actuellement dans le jardin avec elle à jouer le grand-frère bancal mais présent. Oh... Le geste le surprend au point que le japonais se fige sur place, biche effarouchée. Il lui faut trois bonnes secondes pour redémarrer son système neuronal et trois autres pour réenclencher jambes et bouche. Un sourire maladroit se dessine sur ses lèvres, ses pupilles vaquant entre Yulian et son environnement.

« N-nan mais j'm'inquiète pas tant qu'ça hein... Je- Ouais, on est où là ? »

Gauche droite rapide de la tête et il s'exclame :

« Ah ! Pff n'importe quoi moi ! On y est presque en plus ! »

Un rire nerveux accompagne cette fin de trajet pendant laquelle il ne fait plus de proposition hasardeuse mais se contente de commenter le beau temps qu'ils ont pour la fin du mois de septembre. Ce qui n'est évidemment pas du tout suspect. La salle d'arcade apparaît enfin dans leur champ de vision et avec elle s'accompagne une vague de soulagement. Parler ne lui réussit pas, il faut vite qu'il zigouille des trucs sur des écrans. C'est donc avec bien trop d'enthousiasme qu'il enfonce les portes. Et qu'il se tourne vers Yulian avec un regard pétillant.

« Ça t'dit de défoncer des zombies ? »

Seito ne fait pas de scandale et se laisse offrir cette partie. Ça l'arrange dans un sens, mais il ne l'avouera pas à Yulian. Les yeux rivés sur l'écran, ses doigts nerveux s'impriment sur le pistolet. Il veut oublier cette journée. Oublier pourquoi il est là ici et maintenant, pourquoi il veut dégommer du zombie. Simplement tenir un flingue et se battre pour sa vie. Se battre... Le japonais ne fait que ça bien que les propos de sa senpai de kyudo ne l'ait jamais quitté. Même virtuellement, il préfère continuer à appuyer sur la gâchette plutôt que de mourir déchiqueter par un zombie. Trop sordide comme fin. Quitte à choisir, il préfère que ce soit définitivement la fin plutôt que de rester suspendu à la vie, vidé de toute essence. Non pas qu'il s'en rendrait compte mais l'idée d'ôter la vie à d'autres le répugne. Enfin bref, il a une partie à gagner et oh ! Seito tourne vivement la tête vers son ami et lui offre un sourire narquois.

« J'me suis préparé toute ma vie pour ce jour. Tu vas être super kawai sur les photos, promis. »

Revigoré par ce duel, le japonais reporte son attention sur la télé et lance la partie. Après une petite cinématique, la première vague de zombies accourt sur lui. Qu'est-ce qu'ils sont bêtes et lents ! Ils tombent, une balle après l'autre. Le plastique de la gâchette couine à n'en plus finir et ce n'est qu'au début de la troisième vague qu'il perd ses premiers points de vie. Non sans laisser un « Merde ! » appuyé. Mais il se reprend vite et retend ses deux bras correctement pour viser le plus stablement possible. Un bref regard sur le score de Yulian lui met la pression et un zombie le frôle d'un peu trop près.

« Rha mais meurs toi ! » s'écrit-il.

Au coude à coude, Seito se concentre davantage. Chaque balle compte et plus les secondes défilent, plus les ennemis affluent. Parvenu enfin à la cinquième et dernière vague, il vide tous ses chargeurs dans le boss de fin. Le zombie est énorme, répugnant à souhait et, en temps normal, il en aurait été dégoûté. Mais là, il a juste envie de l'atomiser. Ce zombie devient son problème personnel. Ce zombie n'est autre que cet après-midi gâché à angoisser pour un acte manqué. Qu'il crève ! BAM ! Le boss se désagrège derrière des éclaboussures de sang pixelisées. Et le scoreboard s'affiche : 84/100. Son premier réflexe est évidemment de regarder celui de Yulian. Puis, en constatant avoir gagné, il dégaine son humour tranchant.

« Bah alors princesse Peach, on a eu peur des zombies ? »

Seito lui offre son plus beau sourire, incapable de rester sérieux face à cette défaite improbable. Mais c'est le jeu et la faute revient à Yulian pour avoir voulu l'épicer. Et il est plutôt satisfait que le russe aille jusqu'au bout, même s'il lui aurait clairement dit que ce n'était pas très grave s'il s'était dégonflé. Parce qu'il ne tient pas particulièrement à l'humilier. Déjà qu'il est bien gentil de l'avoir suivi à la salle d'arcade sans le questionner à outrance. Bon sang, à peine quelques secondes de répit et voilà que l'averse inonde à nouveau sa tête.

Dès que Yulian se retourne, Seito grimace et chiffonne ses cheveux d'une main fatiguée. Il devrait appeler, c'est la meilleure chose à faire. Lui souhaiter un joyeux anniversaire ne va pas lui arracher la bouche. Et si son père ou sa mère l'en empêche ? Fais chier... Le japonais rattrape son retard vers Yulian en quelques longues enjambées avant de se planter bêtement à côté de la cabine. Il acquiesce mollement à la remarque du blond, regardant distraitement l'objet de son dégoût.

Devrait-il s'excuser auprès de ses parents ou leur demander pourquoi il n'a pas été invité ? Mais ne vont-ils pas en profiter pour lui reprocher de ne pas avoir donné des nouvelles ? Puis ils pourraient embrayer sur ses notes et alors, il se sait foutu. Parce qu'il a beau faire des efforts, ça ne sera toujours pas assez. Alors il va s'énerver et raccrocher sans avoir sa sœur au téléphone alors que ce serait justement le but de son appel. Arg, ça l'énerve !

Seito se fiche de ces photos, de cette compétition débile et il le fait savoir de la plus surprenante des façons. D'un mouvement vif, il tire sur la manche de Yulian pour le faire sortir de la cabine.

« Nan mais laisse tomber. Fais pas ça. On s'en fout. »

Un haussement d'épaules, le regard fuyant, il repère les jeux de course plus loin. Et sans transition, il demande :

« T'es plus moto ou voiture ? »

« Bon choix. »

Une virée en moto, même virtuelle, ne peut lui faire que du bien. Avaler des kilomètres lui paraît être un meilleur compromis que des couleuvres. Son regard papillonne sur les joueurs à mesure qu'ils les dépassent puis se concentrent sur les motos dès lors qu'ils sont assez près. Il n'a pas remarqué que Yulian l'avait attiré dans un coin. Et il est loin de se douter que ce choix est réfléchi, si bien qu'il enfourche sa moto avec impatience. Remarquant que le russe paye à nouveau, sa bouche se déforme.

« La prochaine partie, c'est moi qui paye. »

Tant pis s'il se prive plus tard, Yulian a accepté de l'accompagner, il lui est redevable. Sans sa présence, il serait sûrement déjà un train à commettre la pire connerie de sa vie. Mais merde ! Son cerveau ne peut-il pas changer de disque ?! Son regard se durcit. Ses mains agrippent le guidon, fermement au point que ses phalanges blanchissent. Les deux bornes attendent un coup d'accélérateur pour confirmer le mode 2 joueurs. Et voilà que la partie se lance. Seito accélère aussi sec, se souciant peu de déraper, ignorant savamment les autres participants, Yulian et PNJ compris. Seul lui importe ses deux bandes de décors qui défilent sur les côtés, emprisonnant sa vision d'un cadre délimité où rien, pas même son agitation cérébrale, ne viendra le déranger. Ce qui aurait fonctionné s'il n'y avait pas eu de facteur extérieur.

Sa bulle éclate dès le premier assaut de Yulian. Une question suffit à tendre chacun de ses muscles jusqu'à ses doigts qu'il contracte violemment. La moto, son conducteur, tout fout le camp.

« Putain de virage ! »

A qui croit-il mentir ? L'écran se recharge et la moto est tractée jusqu'à la piste où il ne perd pas une seconde pour ré-appuyer sur l'accélérateur. Un bref coup d’œil à la mini-carte lui indique sa position, détachée du cortège. A l'image de sa vie. Ses dents aspirent la chair de sa joue et l'écrasent sauvagement. L'espace de quelques secondes, il poursuit la course paupières plissées. En rouvrant les yeux, il remarque avoir accumulé encore plus de retard. De but en blanc, il finit par répondre :

« J'devrais pas être là. »

Cette information est vague, sans que cela soit réellement voulu. Elle questionne sa présence plus profondément qu'elle ne le devrait. En ces lieux, c'est une certitude. Plus globalement... Seito barricade sa petite voix intérieure.

Si Seito voulait revenir dans la course, c'est fichu. Les paroles de Yulian l'interpellent au point qu'il lâche complètement l'écran en face de lui. Sa tête panote vivement vers le russe, analysant de son regard trouble la possibilité qu'un message se cache derrière le parallèle apparent. Il n'a jamais été doué pour les sous-entendus alors il n'est pas sûr de saisir toutes les subtilités de cette révélation. Mal interpréter serait un désastre. Mais une partie de lui ne peut s'empêcher d'y déceler le rapprochement bien qu'il se refuse à alimenter une telle discussion. Cela reviendrait à avouer qu'il est prêt à tout abandonner à nouveau.

La situation n'est pas comparable, les règles du jeu ont changé depuis. Pour autant, le résultat est le même. Seito est coincé dans un cercle vicieux duquel il n'a pas su s'extirper malgré toute l'aide de ses amis. Au moindre obstacle, il replonge immédiatement dans ses travers et s'enfonce dans un puits sans fond de mensonges. La chute est toujours plus lourde que la précédente et, bien que la douleur lui soit connue, il en souffre avec la même intensité si ce n'est pas pire. Car plus le temps passe, plus il remarque la distance qui se creuse alors qu'il n'a eu de cesse de nager pour la combler.

Et il est épuisé. Il l'ignore, se débat encore plus fort, sans remarquer que les vagues qu'il soulève se fondent dans l'infini de la mer. La seule surface que la tristesse parvient à rider est son visage affligé par les affres qui transpercent son cœur de milliers d'aiguilles. L'important n'est pas de savoir où il n'est pas mais de savoir pourquoi. Son regard revient s'échouer sur l'écran où sa moto est au point mort. A quoi bon avancer si la motivation manque ? Gravir cette montagne semble être un effort surhumain sans récompense à la clé. Et puis, quel intérêt de gagner s'il n'a personne avec qui partager sa victoire ? Sa voix est dénuée d'émotions quand il daigne répondre.

« Là où on veut pas d'moi. »

Seito repositionne ses mains sur le guidon et enfonce l'accélérateur. La moto réagit au quart de tour et bondit dans le décor. Parvenu en haut du sommet, il ne ressent pas la joie de la réussite. En lui gangrène ce sentiment défaitiste, de savoir qu'après chaque ascension n'attend qu'une énième chute. Et avec elle surgit l'appréhension. A la lisière entre énième et dernière, sa mortalité frémit.

Le mot résonne comme une insulte. Parce que c'est ce qu'il est dans la bouche de Yulian. Le russe ne peut pas savoir qu'il vient d'insulter les parents de Seito. De ça, le japonais n'en parle jamais ou l'évite dès qu'il le peut. Mentionner ses parents engendre des questions auxquelles il ne souhaite pas répondre, auxquelles il aimerait ne plus jamais être confronté. Mais il a beau courir à perdre haleine, son passé lui colle aux basques. Tant qu'il ne s'en sera pas détaché, sa respiration sera toujours entravée par l'angoisse de ne pas être assez.

Au bout de la course, l'arrivée se dessine. Il la franchit sans plaisir et regarde bêtement les scores s'afficher sur l'écran. En bon dernier, il ne s'insurge pas, c'est sa faute s'il est à la traîne. Lentement, il incline la tête vers l'arrière. Paupières fermées, ses cervicales craquent. Quelques secondes de battement pour calmer la houle qui soulève sa cage thoracique. La pluie battante menace de mouiller ses joues mais il retient la tempête. Ses lèvres s'entrouvrent, le souci agite ses sourcils. Froncés, défroncés, il cogite sur quoi dire. En embarquant Yulian, Seito n'avait pas prévu de s'épancher et encore moins de souquer pour se maintenir à flot.

Ses doigts relâchent les poignées de la moto puis il consent à descendre de la sienne. Son regard croise celui de son ami, grossière erreur. Aussitôt il regarde ailleurs, en partie de peur que Yulian ne puisse lire en lui comme dans un livre ouvert. Car il se sait perméable et, malgré ses efforts, il n'est toujours pas parvenu à colmater toutes les brèches. Kintsugi boueux d'une vie à présent morcelée par l'évidence d'être le coupable d'une immense farce. Ses parents ne sont pas idiots. Seito leur a reproché beaucoup de choses mais la bêtise n'en fait pas partie. L'inverse, par contre, s'est répété à plusieurs reprises. Et il leur avait prouvé avec ardeur avoir raison. Si bien qu'il lui est facile de répondre :

« C'est pas eux le problème, c'est moi. C'est moi l'idiot dans tout ça. »

Son corps se détache de la moto alors que son regard arpente les bornes d'arcade autour d'eux. Aucun jeu ne lui fait foncièrement envie. S'il est là, c'était simplement dans le but de focaliser son esprit ailleurs. Tomber sur Yulian n'était pas prévu, lui proposer quoi que ce soit était stupide. Ses choix font de la peine à tout le monde mais il ne fait rien pour redresser la barre. La tristesse s'empare de ses mains. Toutes deux font naufrage sur son crâne puis glissent sur ses yeux qu'il appuie de ses doigts. Le visage enfoui, il ne trouve rien de mieux à faire que de s'excuser. Comme si ça allait changer quoi que ce soit...

« Pardon de t'avoir traîné là. J'suis vraiment un pote de merde. »

Les compliments de Yulian ne l'atteignent pas. C'est normal, il ne peut pas savoir. Il ne peut pas comprendre ce qui le tourmente au quotidien au point de déborder ici et maintenant, à l'apogée d'un nouveau tournant dans sa vie morcelée. Ours polaire esseulé sur son morceau de banquise, il se laisse dériver dans cet infini bleuté que seul l'horizon délimite. Au bout le vide, au bout la chute. En attendant, il n'y a que la faim et ses crocs insatiables plantés dans son cœur. Détourner la douleur par une autre, il en est réduit à ce subterfuge. Pression désagréable sur ses globes oculaires, ce n'est pas suffisant. Le déchirement est tel que tout autre maux fait pâle figure à côté. Mais il ne peut en supporter davantage, il a déjà tant souffert. Il ne devrait pas avoir à lutter indéfiniment, prouver sa valeur devrait être inné. Est-il à ce point incapable en plus d'être un idiot ?

Soudain ses poignets brûlent. L'alerte vibre jusque dans sa boîte crânienne, il en a le souffle coupé. Le japonais s'insurge mais déjà il est libre. Entraves invisibles que l'absence de ses doigts sur sa peau fragilisée par le chaos de ses émotions. Son regard perdu trouve un point d'accroche dans les pupilles orangées de son ami. Pour autant, la houle le fait tanguer, ses iris charbonneuses vibrent d'incompréhension. Se faire mal est tout le but de la manœuvre. Souffrir différemment pour oublier, ne serait-ce que temporairement, est l'unique solution. Ce n'est pas de gaieté de cœur mais c'est tout ce qu'il a à sa disposition. Alors tant pis si cela choque, il ne peut se résoudre à cacher ce subterfuge plus longtemps.

« C'est ça qu'tu comprends pas, il devrait pas y'avoir de mauvais moments. J'devrais être celui qu'est là pour vous, pas l'inverse. J'veux pas être comme ça, j'veux pas être un poids pour qui qu'ce soit et surtout pas pour vous. »

Rageusement, il se rassoit sur la moto sans la chevaucher. Un bouffon, voilà ce qu'il est. Le dindon d'une bonne grosse farce alimenté par le rire de ceux qu'il ose appeler amis. Tous ces gens qui tolèrent sa présence, les y a-t-il contraint ? Se sentent-ils forcés de lui accorder de leur temps ? Pendant encore combien de temps prétenderont-ils l'apprécier ? La tension s'accapare ses épaules, engourdit sa nuque. Ses mots dépassent sa pensée quand il crache :

« J'sais pas c'que j'fous d'ma vie alors comment tu peux dire que j't'aide ? J'fais rien du tout, j'suis juste là, j'sers à rien. J'serai pas là que ce s'rait pareil. »