Osaka - Pourquoi toi ? Ft. Evan

Elles sont jolies, ces trois drôles de dames qui se pressent prudemment sur le trottoir, évitent, plus ou moins gracieusement les autres passants. Il serait dommage qu’elles vacillent sur leurs talons, tombent, salissent leurs beaux habits et abîment la manucure toute fraîche. En tête de fil, Miyu, une petite brune, presque châtaine aux longs cheveux, un air boudeur accroché sur ses traits alors qu’elle se retient de se tourner vers Sayo, celle qui traîne et lui dire de se dépêcher, mais Sayo a déjà sentit le piège. Miyu ne cesse de regarder l’heure comme si elle craignait d’arriver en retard. Si elle n’était pas retenue par Inae, la troisième demoiselle, notre héroïne, aurait probablement déjà filé. Entre l’excitation crescendo de ses copines durant leur journée détente, leurs échanges de regards complices et le fait qu’elles aient insisté pour se faire toutes belles pour une simple soirée entre amies, la jeune femme a senti que quelque chose n’allait pas. Leur pire erreur ? Le moment où elles ont ajusté leur maquillage dans les toilettes de la gare et qu’Inae s’est servi de fond teint plus foncé pour accentuer l’ombre entre ses seins. Et c’est ce comportement qui a fini de mettre la traînarde sur la défensive. On ne met pas en valeur ses seins pour juste aller manger avec ses meilleures amies.

« On est en retard ! » Finit par couiner celle de devant en lançant un regard désespéré à sa complice.

« Mais non ! On est presque arrivées ! C’est juste devant et oh... Regarde ! »

Le visage d’Inae s’illumine d’un sourire. Suivant son regard, Miyu aussi se compose une expression plus avenante tandis que Sayo, elle, se décompose. Elle n’en ressent que plus encore leur trahison à son égard. Elle s’immobilise alors qu’elles sont presque devant l’Isakaya et les garçons qui semblent les attendre.

« No ! »

Il n’y a pas plus clair, plus net, ni plus précis. Sayo, plissant les yeux, observe les visages embarrassés, par son refus, de ses amies. Pour elle, c’est un nouvel aveu traîtrise et inspirant profondément, elle s’apprête à leur reprocher leur manque d'honnêteté quand Inae, mains jointes devant son visage, s’incline légèrement face à elle.

« Désolée Sayoyo ! Mais si on t’en avait parlé, tu aurais refusé ! »

« Parce que ne rien me dire aurait changé quelque chose ? » Marmonne-t-elle, pinçant les lèvres.

« Bah, maintenant qu’on est devant, ce serait dommage de ne pas y aller ! » Argumente Miyu.

La prenant chacune par un bras, la contraignant à avancer, elles continuent de lui exposer leurs raisons et tenter de la convaincre de les accompagner. Les pauvres hommes, l’un d’eux se sentirait délaissé si une fille venait à manquer. Mais loin de s’inquiéter pour un parfait inconnu, c’est plutôt son envie de rester avec ses amies qu’elle voit si peu qui la retient de rentrer par le premier train.

« Et puis s’il fallait attendre après toi pour rencontrer des garçons, on finirait vieilles-filles ! »

Grimaçante, lasse par avance, Sayo se laisse entraîner de mauvaise grâce. Lorsqu’elles arrivent au niveau des garçons, l’étudiante se contente d’un « Bonsoir… » poli mais froid, sans vraiment oser les regarder. Immédiatement, pour le plus grand déplaisir de Sayo, Miyu, la tête penchée sur le côté, l’air le plus innocent qui soit, s’excuse pour elle.

«Bonsoir ! Je suis désolée pour le retard ! On a eu un peu de mal à convaincre Sayo de venir avec nous ! Depuis sa dernière rupture, rencontrer des garçons est devenu un sujet sensible pour elle ! J’espère que vous pourrez l’aider à changer d’avis ! »

« Miyu ! » S’exclame la concernée en s’empourprant. « I-il ne faut pas l’écouter ! »

Levant enfin les yeux vers eux, si elle peut mentalement noter qu’ils sont plutôt mignons et donc dangereux, elle retient surtout qu’un visage ne lui est pas inconnu et qu’elle ne pourrait jamais faire comme si cette soirée n’avait jamais eu lieux. Ses yeux s’écarquillant un instant, elle finit par détourner le visage, tentant de se convaincre qu’il s’agit d’une autre toute autre personne ou mieux, se convaincre de sa non-existance alors que tout ses signaux d'alertes internes se déclanchent.

Il fallait qu’il ouvre la bouche. Mais quel idiot. Elle en est certaine, Sayo, ses copines ne la lâcheront plus avant de tout connaître du pedigree du bellâtre étranger et des détails croustillants de leur rencontre. Si croustillant il y a. Ils ne sont que camarades de club, à quatre portes près, ils sont voisins de chambre et lors de ses footings matinaux elle fait de son mieux pour ne pas avoir à le croiser et devoir le saluer. Pas qu’elle ne l’aime pas, mais il est trop appréciable à regarder pour qu’elle se sente en sécurité. Grand, un corps athlétique, un beau visage, l'Apollon à de quoi faire tourner les têtes. Dont la sienne, si elle n’était pas persuadée qu’il est de la même veine que son ex. Du genre à se servir de son physique attrayant pour obtenir les faveurs des plus faibles d’esprit. Du genre à jouer de ce côté « vilain garçon » qui ajoute une pincée de charme supplémentaire. Elle s’en veut toujours, Sayo, de juger à première vue, sur un physique, alors qu’elle étudie l’esprit, mais c’est plus fort qu’elle et d’instinct, pour se protéger, elle a placé ce type dans la corbeille des indésirables.

Les lèvres pincées, la jeune femme fait comprendre à ses amies qu’elle ne dira rien sur le sujet. Et faisant preuve d’assez d’esprit pour les tirer de cette situation inconfortable, le -beau- mâle propose qu’ils s’installent à l’intérieur. Inae lui tenant toujours le bras et la main, Sayo suit le petit groupe à l’intérieur. Si elle est toujours irritée par la situation, elle tente au moins de masquer son embarras comme elle peut quand elle retire ses chaussures et que Miyu, leur Kanji, insiste pour qu’elle se mette au fond du box. Encore une technique pour l’empêcher de fuir… Mais qui fait qu’elle se retrouve face au O’connor. Elle s’en serait bien passée. Elle n’ose plus regarder droit devant elle, ce qui la force soit à foudroyer du regard Miyu, observer le brun du milieu ou fixer la table… Se retenir de lever ses prunelles, se laisser prendre au piège des écritures noires sur un t-shirt blanc par ennui pendant que la première commande pour porter un toast passe, puis suivre la flèche, passer au t-shirt d’à côté et au suivant. C’est plus fort qu’elle. Pouffant, Sayo tente de retenir ses éclats de rire et place sa main devant ses lèvres. Enfin, elle ose lever un regard amusé vers son vis-à-vis.

« Et toi ? Il est où ton best bro? » Demande-t-elle à voix basse.

Dommage qu’ils ne soient pas quatre de l’autre côté. Pas qu’elle aurait souhaité qu’ils soient plus nombreux autour de cette table, mais pour la blague, avoir un autre « they are best bro » pour encadrer les deux du milieu n’aurait pas donné l’effet que son camarade de club tienne la chandelle. Elle s’en veut, Sayo, elle a de la peine pour lui parce qu’il fait clairement « tache » mais elle ne peut empêcher les commissures de ses lèvres de tressaillir et s’étirer. Si elle est nulle et qu’Inae est particulièrement insensible à la blague, elle a le mérite de dérider Sayo qui se surprend à écouter attentivement les présentations des garçons puis celles de ses copines.

Toutes les trois ont le même âge, se sont connues durant leurs jeunes années à Kobe parce que leurs familles étaient voisines. Miyu a ensuite déménagé à Osaka et commencé à travailler directement après le lycée dans le commerce de fabrication et vente de poupée japonaise de sa tante en vue de le reprendre un jour. Inae, elle, a choisi de faire ses études de droit dans la même ville. Avec le temps, elles sont rapprochées entre elles, si bien que Sayo pourrait sans peine les imaginer avec les mêmes t-shirts que les garçons. Fronçant les sourcils, elle s’agace de cette réflexion. Pas qu’elle soit triste de ne plus être aussi proche de ses amies, mais c’est surtout qu’elle n’avait pas besoin de se trouver un point commun avec l’Autre.

Leurs boissons arrivent vite, ils trinquent. Alors que Sayo sirote sa bière, elle constate que les conversations sont déjà lancées à côté d’elle et qu’elle risque de s’ennuyer comme un rat mort si elle n’y met pas un peu du sien. Rassemblant son courage et le peu de bonne volonté dont elle dispose, elle se lance.

« Je n’aurais pensé te voir ici… Surtout pour un Gokon... »

Parce que non, il n’a pas l’air d’être du genre à avoir du mal à faire des rencontres. Qu'est ce qu'il fait là ?

Sans l'avoir voulu au départ, Sayo se retrouve à noter mentalement des informations concernant le jeune homme grâce à ses liens avec les deux autres hommes. À par le fait, étonnant, qu'il soit encore célibataire, elle apprend qu'il n'est sur le territoire que depuis un an. Peut-être malheureusement pas assez pour se faire un “meilleur ami japonais”. Malgré elle, elle a de la peine pour lui. Seul étranger à cette table au milieu de personnes qui se connaissent déjà presque toutes. Outre l'ennui qu'elle craint, c'est une raison suffisante pour qu'elle accepte de lui faire la conversation. Plutôt bateau, elle hurle intérieurement en se demandant pourquoi elle n'a pas sorti quelque chose de plus intéressant et qui n'attiserait pas la curiosité de sa voisine. Tant pis. De toute façon, ils savent désormais tous qu'ils sont dans la même université et qu'ils s'y sont déjà forcément croisés… Ou se croiseront dans le cas de Kengo.

Ignorant Miyu, elle s’intéresse à ce que lui raconte le O’connor. Et il semblerait qu’il ne soit pas là pour faire des rencontres. Cela n’aurait pas dû l'étonner. Il a juste à respirer pour attirer les plus beaux prototypes de demoiselles. A quoi lui servirait de venir à un Gokon si ce n’est que pour séduire une fille d’un soir ou juste « cocher la case participer à un gôkon ». Elle se sent vexée, Sayo. Si Miyu tient tant que ça à la caser, au lieu de commander un ikemen, elle aurait mieux fait de demander quelqu’un qui n'en a pas strictement rien à faire d'apprendre à la connaître ! Cela devrait pourtant l'arranger, la dérider, mais avoir l'impression d'être là juste pour que le touriste ne se sente pas seul, ça l'énerve, ça la blesse. Elle essaie de n'en rien laisser paraître et se contente d'un sourire poli, qu’elle réserve aux mecs qu’elle est quasi certaine de ne pas rappeler par la suite, puis elle rebondit sur la natation.

  « Il paraît que vous avez fait de bons résultats ! Félicitations ! Ils auraient pu vous laisser un petit après-midi pour visiter. C'est dommage… »

Et peut-être qu’elle se serait retrouvée avec quelqu’un d’autre s’il n’avait pas eu envie de jouer au touriste… Où sans personne et on ne l’aurait pas invitée. Un rire gêné lui échappe et d’un mouvement délicat du poignet, rajuste une mèche rebelle derrière son oreille.

« Pour ma part, je pensais juste qu’on devait passer un week-end entre filles à faire du shopping et soin thalasso… Je me suis fait avoir… »

Une moue boudeuse déformant ses lèvres, elle lance un bref coup d'œil vers Miyu qui elle n’a plus d’yeux que pour son voisin. Elle ne comprend pas, Sayo, pourquoi ne se sont-elles pas juste contenté d’un double rencard ? Embarrassée, elle détourne les yeux, soupire, prend une gorgée de sa boisson avant de relever ses prunelles vers son camarade.

« …Je t’avoue du coup ne pas trop comprendre ce que je fais là ! » Lui glisse-t-elle avec un pauvre sourire. « Sinon... Dis-moi qu'elles sont tes prochaines cases à cocher ? »

Elle est curieuse, Sayo, sur le monde qui l’entoure, celui au-delà, sur les gens qu’elle côtoie. Un rien parfois lui fait se poser mille et une questions. Alors quand un camarade d’origine étrangère lui parle de to-do list au Japon, il semble indispensable d’en savoir davantage. En posant sa question, la jeune femme s’était attendue à ce qu’il lui parle des onsens, ou des temples, des spécialités culinaires. À aucun moment, elle ne s’est imaginé pouvoir le gêner avec une interrogation aussi innocente. Perplexe, elle observe. Ses yeux bridés qui s’écarquillent, la coloration quasi-immédiate de ses joues et cette tentative maladroite de masquer sa gêne. Ses paupières papillonnantes, la jeune femme se demande bien ce qu’elle a pu dire, ou faire, qui puisse provoquer chez lui une réaction digne d’une adolescente aux hormones en ébullition qui apprend que son crush la trouve à son goût ! Sérieusement, qu'a-t-elle pu dire ? Sa to-do list comprendrait-elle les mille et unes façons d’obtenir des rendez-vous avec des filles ? La visite des love hotels de la ville ? Les sex-shop peut-être ? Ou plus inavouable pour un mâle viril, un marathon des cafés et des purikura les plus kawai de la région !

Il fuit son regard et elle ne peut s’empêcher de se rapprocher légèrement, toute son attention tournée vers lui, dans l’attente de ce si lourd secret. Il place sa main devant sa bouche et Sayo, suivant le geste, se retrouve à fixer sa dextre. Elle est grande, semble chaude et soignée. Elle en est quasi certaine, si elle laisse courir ses doigts sur sa surface, elle pourrait sentir leur fermeté. Il a de belles mains le O’connor et s’il lui faudrait les observer de plus près pour en obtenir quelque chose, Sayo sent déjà venir une pointe d’agacement envers elle-même. Fichue tic. Fichue manie. Heureusement, son trouble est de courte durée, son voisin se décidant enfin à parler. La jeune femme relève ses yeux curieux vers les siens, hausse les sourcils quand il lui avoue qu’il n’a pas de liste. Le temps d’intégrer l’information, d’attendre la suite de ses aveux qui ne vient pas, Sayo pourrait presque entendre le bruissement des ailes d’un ange passant.

« C’est… C’est tout ? »  

S’est-il véritablement embarrassé pour si peu ? Pas possible… Et pourtant, fixant ce qu’elle peut voir de ses joues, elle refuse de croire qu’il soit assez doué pour contrôler la colorimétrie de son épiderme. Elle refuse de croire également qu’il serait le genre d’homme à se montrer volontairement si maladroit lors d’un véritable rendez-vous. Soufflant d’abord du nez, elle finit par se laisser aller à l’hilarité. Peinant à contenir ses éclats et sentant peser sur eux le regard de leurs amis, Sayo envisage la possibilité de revoir, au moins en partie, son jugement sur le jeune homme.

« Heureusement que tu n’es pas venu dans le but de pécho ! Autrement, tu serais passé pour un sacré abruti auprès de ta partenaire et tu serais reparti tout seul ! »   Pouffe-t-elle, la larme à l'œil.

Prenant sa serviette pour essuyer la perle saline qui menace de gâcher son maquillage, elle lui sourit cette fois avec plus de douceur. Elle doit se l’avouer, il était vraiment mignon. Adorable même. Heureusement pour lui, Kengo lui passe la tablette pour le choix de son menu. Une opportunité pour lui de penser à autre chose. Pas pour elle qui glousse encore une fois en pensant lui demander à l’aider à faire sa to-do list, mais elle ne voudrait qu’il le prenne comme une invitation. Et puis finalement, l’envie de le taquiner un peu se fait plus forte.

« Donc en fait… Si je comprends bien, si on ne t’avait pas proposé de venir à Osaka ce week-end, tu serais resté enfermé dans ta chambre ? »  

Sa question, elle l’a posée sur le ton de la plaisanterie et Sayo ne s'attendait pas à ce qu’il confirme ainsi et encore moins à ce que Kengo approuve à sa suite. Cela ne fait finalement pas tout à fait un an qu’il est là et discrètement, Sayo compte sur ses doigts en les tapotant légèrement sur la table. Septembre, Octobre, Novembre… Mai, Juin… Dix mois. Haussant les sourcils, elle intègre de nouvelles informations à son sujet. Il semblerait que même en ayant des difficultés dans une langue, il soit arrivé major de promotion. Alors comme ça, en plus d’avoir une facette si mignonne qu’elle lui donne envie de lui toucher les joues, il semblerait qu’il soit du genre sérieux, qu’il ne soit pas qu’une belle gueule ou des beaux muscles. Elle ne s’y serait pas attendue et malgré elle, elle ne peut s’empêcher de le trouver plus intéressant. Malgré elle, elle a envie d’en savoir encore plus sur son sujet. Doué en sport, des résultats excellents, une maladresse qu’elle ne soupçonnait pas… Que cache-t-il d’autres ? Une part d'elle-même lui souffle qu’il doit avoir un tableau de chasse tout aussi impressionnant et qu’elle risque de se faire avoir si elle ose trop s’approcher. Avant qu’elle n'ait pu dire quoi que soit ou se secouer intérieurement, elle est coupée par le rire léger de Miyu.

« Oh, c’est drôle ça ! Ça vous fait un point commun avec Sayoyo. Ces deux dernières années, on n'a quasiment pas entendu parler d’elle ! Toujours à bosser… »

Embarrassée à cette évocation, c’est au tour de la jeune femme de se sentir rougir et détourner les yeux. Devoir délaisser ses amis n’avait pas été une partie de plaisir. Se passant la main sur la nuque, elle bredouille.

« Je suis désolée… Ce n'était pas facile de lier ma vie sociale avec mes deux cursus… »

« Je sais et je ne te jette pas la pierre ma chérie. »

Miyu sourit avec douceur et passe une main légère dans son dos pour la rassurer.

« Et maintenant on va pouvoir rattraper le temps perdu !»

C’est au tour de Sayo de sourire, plus appaisée. Avant de relever les yeux vers son vis-à-vis et son camarade qui ne doivent pas tout comprendre.

« Je suis en psycho. A Kobe depuis cette année. Avant ça, je faisais de la psycho Et du design donc… Je sais aussi ce que c’est que de devoir repousser tout le temps les invitations à sortir le nez de ses bouquins. »

Un sourire triste étire les lèvres de la jeune femme. Plus que sa vie sociale, elle a dû sacrifier son sommeil, sa santé et y repenser ne lui est pas agréable. Pour elle, c’était une sombre période où ses parents exigeaient d’elle l’excellence au risque de lui interdire de faire ce qu’elle aimait, alors elle peut bien comprendre la situation de O’connor, surtout si son souhait, c’est de rester au Japon.

« Mais… Tu sais… Par expérience, j’aurais tendance à vouloir te conseiller de faire attention et de t’aérer l’esprit de temps en temps. C’est plus sain. Et puis y a beaucoup à découvrir en plus ici ! »

Elle lui sourit plus sincèrement. Se souvenant de l’endroit où il a laissé son meilleur ami et, semblerait-il sa famille aussi, la curiosité pique une nouvelle fois son esprit.

« D’ailleurs, pourquoi avoir choisi de faire tes études ici et pas en Angleterre ? »

Sayo l’écoute avec attention, le regarde fixement. Un petit sourire lui étirant les coins des lèvres, elle note, encore une fois, une légère pigmentation sur son visage. Pas de réel embarras cette fois, juste de la joie. Ça l’amuse Sayo, peu habitué à voir ce genre de couleur sur un homme autrement que durant l’effort. Elle doit également reconnaître que si cet aspect manque de virilité, il n’en reste pas moins charmant. Très charmant même.

Secouant la tête, soufflant du nez son amusement, la jeune femme sourit plus largement. Elle lui trouve un cœur et une sensibilité plus grande encore. Une âme d’enfant rêveur dans le corps d’un homme. Plus elle en apprend, plus elle l’observe, plus le fossé s'élargit entre l’image qu’elle avait de lui et ce qu’il semble être. Plus elle en apprend, plus elle l’observe, plus les pavés sous ses pieds, menant à lui, lui semblent solides. S’en rendant compte, elle tente de se refabriquer comme elle peut un masque de neutralité. Ce n’est pas bon ça. Pas bon du tout pour elle. Elle aussi, elle est sensible. Elle aussi, elle est fragile et préférerait éviter tout ce qui pourrait la heurter. Et ce n’est pas parce qu’elle est en mal d’affection qu’elle peut s’autoriser à tomber dans un piège aussi grossier qu’une rencontre arrangée avec un type qui pour l’heure n’a coché aucune case rédhibitoire.

Pour l'aider à reprendre contenance, elle prend son verre pour en boire une gorgée. À son tour de se cacher derrière la boisson pour masquer son trouble. Un coup d’œil vers la gauche lui apprend que Miyu et son rendez-vous sont à nouveau plongés dans leur propre conversation. Baissant brièvement les yeux vers la table, elle finit par les relever vers le visage d’Evan.

« Si ça peut te rassurer… Je ne trouve pas que tes raisons soient légères. Du moment que tu ne regrettes rien, c’est l’essentiel. »

Elle sourit.

« Je souhaiterais travailler comme conseillère d’orientation dans le système scolaire avec pour motivation principale mon goût prononcé pour tout ce qui touche à « l’avenir ». » Confit-elle, en ouvrant les guillemets avec ses doigts.

À son tour, elle s’empourpre et détourne le regard.

« Donc ce n’est pas moi qui pourrais juger tes intérêts… »

A leur tour, les mots d’Evan sont comme un onguent passé sur des fêlures, comme une cuillère de miel après le sel ou l’amère. Aucun jugement dans ce qu’il dit, elle le prend comme compliment, comme encouragement. Sans y faire attention, elle a ce petit mouvement gracieux du poignet quand elle range quelques mèches derrière son oreille. Elle ne s’en était pas véritablement rendu compte avant cela, mais elle avait besoin d’entendre ce genre de choses. Le genre de mots qui contraste avec ceux jetés par ses parents. Un projet de vie qui lui va comme un gant. Elle en a le cœur qui bat un peu plus vite. Elle n’est pas ridicule, elle ne gâche pas de précieuses années d’études, elle ne gâche pas sa vie, elle ne sera pas sur les bords d’un trottoir ou sous un pont à quémander quelques pièces. Heureusement pour elle que la vie ne l’a pas doté du don de lire dans les pensées, car elle se serait senti coupable face aux élans philosophiques de son voisin.

« Merci beaucoup… » Souffle-t-elle, sincère, réchauffée par l’assurance tranquille du jeune homme.

Elle ne sait pas trop pourquoi il lui a dit ça, mais ça compte pour elle. Si un sentiment de reconnaissance lui gonfle le cœur, elle n’a pas le temps de s’y attarder, car le panneau glisse et dévoile leur serveur. Finissant d’une gorgée le fond de son verre, Sayo le rend et récupère le nouveau. Les plats de viandes sont déposés et le barbecue est découvert. Il lui semble qu’il fait soudainement plus chaud, mais elle ne s’en préoccupe pas, plus amusée par la réaction d’Evan. Il s’emporte, il l’amuse et en le voyant commencer à jouer, la jeune femme ne peut réprimer un nouveau rire et encore moins un rougissement face au compliment glissé dans sa question.

« Un de chaque pour commencer mon cher monsieur ! » Dit-elle, pointant l’assiette contenant le porc, le poulet et le bœuf, tentant de retrouver un semblant de sérieux pour entrer dans son jeu. « A point, s’il vous plaît ! »

Sayo le regarde ensuite s’affairer à la préparation de la cuisson des aliments. Il lui fait l’effet d’un enfant découvrant ses cadeaux de Noël. Il lui rappelle ses propres expressions quand elle découvre quelque chose de nouveau, goûte une nouvelle saveur, visite un nouvel endroit. Un sourire plus tendre étire ses lèvres, alors qu’elle s’imagine ce que pourrait être un voyage en sa compagnie, ce qui lui vaut un coup de coude entre les côtes de la part de Miyu. Frottant son flanc, elle lui fait les gros yeux, ce qui ne fait qu’accentuer l’air mutin de son amie. Sayo préfère s’en détourner et l'ignore, comme la sirène d’alarme dans sa tête qu’elle n’entend plus aussi fort qu’avant depuis qu’ils ont commencé à discuter. Elle se penche alors un peu vers la table, une main au coin de sa bouche comme si elle voulait partager un secret et de l’autre, elle pointe leur charmant marchant.

« Il est tout le temps comme ça quand il daigne émerger de la grotte qui doit lui servir de chambre ? » Demande-t-elle sans prendre la peine de baisser le volume de sa voix.

Levant brièvement son regard pétillant vers Evan, elle ose même un clin d’œil complice pour lui signifier qu’elle le taquine.

Écoutant à peine la réponse de Kengo, elle observe le visage d’Evan, son sourire s’élargissant plus encore, particulièrement ravie de l’effet provoqué. S’il sourit aussi, répond aux taquineries de son ami, elle les a vues, ces rougeurs qui reviennent sur sa peau. Elle se demande, Sayo, jusqu’où elle peut aller pour le faire rougir. Prenant son verre, elle tente de faire passer ses idées malignes avec les bulles de son Asahi et se reconcentrer sur la conversation en cours. Ainsi donc Evan s’est retrouvé à devoir nettoyer les linges du colocataire. Haussant les sourcils, elle finit par pouffer en l’imaginant avec trois semaines de vêtements sales qui ne lui appartiennent pas à nettoyer et jouer à Cendrillon. Il parle de vengeance en ne les ayant pas passées au sèche-linge, mais il n’empêche que Cendrevanillon s’est fait avoir.

« Et bien… Tu dois sacrément bien connaître les programmes des machines maintenant ! » Rigole-t-elle.

Laissant les autres filles faire passer leurs assiettes, elle boit encore un peu de sa boisson avant de lui tendre la sienne en dernière, juste avant celles des garçons. Si avec un peu moins de deux verres de bière elle n’est pas saoule, la jeune femme se sent néanmoins plus légère et prompt à rire et plaisanter.

« Ne t’oublie pas non plus… » Sourit-elle en surveillant le service et la grille se vide rapidement.

Une fois tout le monde servi et les civilités échangées, Sayo goûte la viande et ne peut empêcher un soupir de satisfaction. C’est bon.

« Il n’y a pas que pour les lessives que tu sembles doué… Cette cuisson mérite bien un neuf et demi ! »

À son côté, Miyu rigole avant de se tourner vers elle, un peu surprise.

« Pourquoi pas un dix ? »

« Pour ne pas qu’il pense que la cuisson est parfaite. T’imagines s’il commence à penser ça ? Il va s’imaginer qu’il n’a plus d’effort à faire… Et crois moi, ce n'est pas bon pour un homme… »

Souriant innocemment, elle lance un petit coup d'œil à son voisin. Elle a bien envie de dire « surtout avec un homme comme lui », mais l’ayant déjà bien trop jugé et se sentant honteuse en pensant au cursus qu’elle suit, Sayo se contient et coche à la place de nouvelles qualités qu’il semble avoir. Il est amusant, il a le sens de l’humour et de la camaraderie. Elle pourrait même ajouter qu’il détient une médaille de propreté en repensant à son histoire de lessive.

« Oh j’y pense, tu as dit qu’il a été sur le toit pour faire sécher sa lessive ? Je ne savais pas qu’on pouvait y accéder ! » S’étonne-t-elle.

« Eeeh ! » s'étonne Sayo face aux explications de Kengo. Main sous le menton, elle écoute attentivement.

A côté d’elle, Miyu soupire, comprenant déjà l’attrait que revêt ce lieu interdit pour son amie. Elle n’en dit rien Sayo, mais face à ses questions intéressées, il n’est pas difficile de deviner qu’elle a envie d’y aller et observer le campus d’une autre façon. Laissant finalement le toit de côté, la conversation dévie sur d’autres anecdotes de l’université, du travail, du lycée, du collège, de l’école pour certains. Laissant les siennes de côté, préfère partager ses souvenirs les plus drôles avec Miyu et Inae.

Elle peine à l’admettre, mais elle ne regrette finalement pas d’être venue. S’amusant bien plus que ce qu’elle aurait pensé de prime abord, elle est déçue quand vient le moment de se quitter. Et dire qu’elle n’a même pas eu le temps de demander à un des garçons de la pousser assez vite et fort sur la balançoire pour qu’elle puisse se rapprocher des étoiles.

« Plaisir partagé. » Souffle-t-elle néanmoins en réponse à Evan sous les gloussements de ses amies.

Sur le chemin, bancal, du retour, elles ne manquent pas une occasion de s’amuser et de rappeler à une Sayo rougissante chacun de ses commentaires, de ses gloussements, de ses sourires au beau Evan. Beau Evan, voilà bien le problème. Mais au vu de ce qu’elle a appris sur lui lors de cette soirée, elle reconnaît volontiers qu’elle a désormais plus envie d’apprendre à le connaître. Peut-être pourront-ils devenir de bons amis…

—

Elles ont discuté toute la nuit, prolongeant leur soirée entre elles et abusant un peu de la boisson. Sayo, la tête, lourde, posée contre la vitre retient un énième bâillement en se demandant si les filles ont fini par se lever où si elles sont encore au fond du lit à rêvasser et se demander combien de temps prendraient les garçons pour leur envoyer des messages. Baissant les yeux sur son portable, elle se félicite de ne pas être dans une telle attente. Les relations amoureuses, ce n’est pas pour elle, elle a le cœur bien trop fragile pour ça. Pourquoi Miyu et Inae refusent-elles de l’accepter ? Soupirant, la jeune femme ferme les yeux quand une conversation, quelques sièges derrière elle attire son attention. Cette voix, elle la connaît. Curieuse, elle se tourne, écarquillant les yeux sous la surprise en reconnaissant Evan. Surprise qui ne fait que s’accroître quand elle l’entend accepter la demande de la femme âgée et le voir s’installer à côté d’elle… Sans même la saluer !

Elle est partagée, Sayo. Faire semblant de dormir pour ne pas avoir à lui parler ? Engager la conversation ? Demander à changer de siège ? Non parce que là, elle a l’impression d’avoir été plongée dans un nouveau traquenard. A deux doigts d’appeler et insulter ses amies ou l’univers qui tente sûrement de lui faire passer un message, elle se mordille la lèvre. Elle aurait voulu se retrouver avec lui sur le chemin du retour, elle n’aurait pas pu faire aussi bien. Inspirant profondément, elle retrouve son calme et sa paix intérieure. Expirant longuement, elle trouve le courage de le déranger, de se signaler.

« Tu es toujours aussi généreux ? » Finit-elle par demander.

Et le silence lui répondit.

Son sourire se crispe un peu, avant de faner sous l’effet de la gêne, la déception. Sa fierté même en est blessée. Il ne se retourne même pas pour la regarder, se contentant tout simplement de l’ignorer royalement. Aurait-elle, sous l’effet de la boisson, simplement imaginé la soirée qu’ils ont passée ensemble ? D’eux deux, serait-elle la seule à avoir passé un agréable moment en la compagnie de l’autre alors qu’elle n’en avait pas envie de base ? Et ça l’énerve, Sayo, de se faire ainsi oublier sans même avoir pu lui dire de le faire. Et dire qu’elle envisageait potentiellement de se rapprocher de lui pour apprendre à le connaître. Il faut croire qu’avant cette soirée, elle ne s’était peut-être pas trompé sur son compte ? Ils sont tous un peu pareil dans le fond, ces beaux garçons. Un peu de fun et ils passent à autre chose. Et encore, ils n’ont même pas eu à dépasser le stade de la soirée entre potes. Ça la blesse, mais encore une fois, elle juge trop vite et se fait surprendre lorsqu’il se tourne vers elle et que des lèvres d’Evan s’échappent son prénom.

Sayo, dont le regard avait fini par se poser sur ses genoux, se relèvent, écarquillé, vers le visage du jeune homme qui s’embrouille dans son appellation puis dans ses explications. Interdite, elle le fixe, à agiter les mains puis à cacher son visage rougissant. Le vent est tombé, mais il a emporté avec lui la déception et le ressentiment. De sa main, elle tente, une fois la surprise passée, de retenir un gloussement. Un échec qui se transforme vite en fou rire qu’elle peine à contrôler et arrêter. Le pauvre. Comme il doit se sentir bête. Elle le comprend. Mais même sa compassion ne peut pas faire grand-chose face à ses épaules qui tressautent et la légère toux qui la prend entre deux petits éclats de rires. Quel homme. Il est a beau être appréciable à l’œil, très appréciable même, la jeune femme commence à douter que ce soit grâce à son verbe qu’il emballe ses partenaires. À la limite, jouer à la statue grecque doit faire seule son effet quand il veut réchauffer son lit. Plus il parle et moins elle l’imagine en coureur de jupon. Sérieusement, pourrait-il seulement draguer ainsi ?

« Désolée ! Excuse-moi. » Glousse-t-elle en essayant de reprendre son souffle. « Pendant un moment, j’ai cru que tu voulais faire comme si on ne se connaissait plus et je ne m’attendais pas à… A… Eum… »

D’un mouvement vague du poignet, elle semble l’indiquer lui, mais c’est la situation qu’elle pointe. Il est étonnant Evan.

« Enfin bref… Rassure-toi, je ne t’en voudrais pas parce que tu m’as appelé par mon prénom. Ça arrive... Et si c’est plus facile pour toi… Enfin… Ça ne me dérange pas. »

Et de sa bouche, il est plutôt joli à entendre. Ah ! Voilà qu’elle divague maintenant. La cause de cette maladresse, si ridiculement attachante qu’elle avait pu constater la veille aussi. L’image de tombeur de l’étudiant réduite à néant et l’hilarité passée de Sayo, tout de même encore amusée, la jeune femme lui sourit avec sincérité. Avant de détourner la tête, sentant malgré elle son visage se réchauffer.

« Je voulais savoir si tu es toujours aussi sympa. » Dit-elle en indiquant d’un mouvement de la tête l’emplacement de la vieille femme et sa petite fille.

S’il est toujours gêné, le jeune homme ne semble pas en vouloir à Sayo sa crise de rire. Intérieurement, elle soupire de soulagement. Le voyage aurait été moins intéressant et plus gênant avec un compagnon blessé dans sa fierté, dans son orgueil.  Attentive, elle l’observe et acquiesce lorsqu’il lui répond et se surprend à sentir son visage se réchauffer à sa dernière remarque. Inattendues, oui, c’est le mot, mais prononcé par lui et de cette façon, elle ne peut pas le percevoir autrement que comme un compliment. Sayo ne peut s’empêcher de se demander si son interprétation est correcte et avant qu’elle n'ait pu approfondir sa réflexion, ses lèvres la trahissent avec humour.

« Attention, je n’échangerais pas ma place parce que tu n’as pas vérifié à côté de qui tu t'assois... Donc j’espère que tu dis ça dans le sens positif du terme…?»

La voilà qui s’est oubliée. La faute à un repas, plutôt plaisant, la veille et une conversation agréable en plus de la surprise des retrouvailles. Qu’elle se reprenne et se retienne. O’connor n’est pas juste un homme croisé en boîte qu’elle peut aborder et rappeler une ou deux fois quand sa solitude lui semble insupportable. Si elle reconnaît volontiers s’être trompée sur son sujet, elle ne se sent clairement pas disposée à lui laisser prendre trop place dans son quotidien. L’avoir pour voisin de palier et compagnon de club lui semblait déjà plus que suffisant avant le gôkon.

« D’ailleurs… J’y pense… ça t’embêterait de garder tout ça pour toi ? Je veux dire, je n’ai pas envie qu’on s’imagine qu’il y a quoi que ce soit entre nous juste parce qu’on s’est retrouvé à manger ensemble à Osaka et prendre le même train pour rentrer… »

Si elle craignait qu’il ne prenne sa question pour une tentative une drague, elle se trouve peut-être un peu trop dure son essai de rattrapage. Elle fait la moue, Sayo, avant qu’un sourire ironique étire ses lèvres et qu’elle se reprenne une nouvelle fois.

« Je n’ai ni l’envie, ni le courage d’avoir affaire à ton fan-club à cause du malentendu. »

Un instant, la jeune femme craint que son semblant d’humour ne soit mal pris, mais il finit par rire et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’amusement du jeune est communicatif. Sayo finit par sourire avec plus de sincérité et souffle même du nez. Elle continue sur le ton de la mise en garde, un index levé.

« Ne jamais sous-estimer les fan-club ! Tu te ferais embarquer dans tous les gôkons de la ville autrement… »

Soufflant à nouveau du nez, Sayo se tourne vers la fenêtre et regarde le paysage défilant un instant. Elle non plus n’a pas remarqué que le train s’était mis en marche. Il faut dire qu’en bonne compagnie, on a tendance à oublier tout le reste. Elle rigole, elle s’amuse Sayo, Evan ne peine pas le moins du monde à la mettre à l’aise.  Un bâillement surprise lui échappe avant qu’elle ne reporte son attention sur son voisin.

« Peut-être juste m’arrêter manger un truc sur le chemin, sinon… Je serais bien allé voir ma grand-mère, mais je crois que je suis trop fatiguée pour ça ! »

Elle lui sourit, complice, le regard entendu. Elle ne doute pas qu’il lui pardonne ses écarts, il semble aussi fatigué qu’elle. Et si elle pensait en partant que rien n’aurait pu l’empêcher de dormir dans le wagon, elle se surprend encore à vouloir que la conversation s’éternise.

« Je n’aurais pas le courage de retourner sur le campus si je m’attarde chez elle. Et toi ? Tu rentres directement avec Ken… »

Petite prise de conscience soudaine, Sayo se redresse et lance un petit coup d'œil aux autres passagers avant de froncer légèrement les sourcils sous la réflexion. Avec Evan assit à côté d’elle, elle en a totalement oublié son acolyte du campus ! Elle s’étonne:

« … Kengo … Ne fait pas le voyage avec toi ? »

Amusée, secouant la tête à sa remarque, Sayo souffle du nez après avoir jeté un petit coup d'œil au bagage du jeune homme.

« Oh… Je m’en doute… Sinon il serait clairement champion du monde de contorsionniste ! » Dit-elle avec humour.

L’écoutant parler, elle se rend compte qu’ils ont réfléchi de la même façon. Elle n’aurait pas apprécié rentrer trop tard, même si la route n’est pas longue, et là, elle a largement le temps de préparer ses affaires pour le lendemain et mettre à laver ses linges du week-end. Evan est réfléchi et délicat. S’en faisant la réflexion, elle détourne le regard.

« Je peux comprendre. J’ai pensé comme ça aussi quand j’ai pris mes billets. »

Une petite moue déforme ses lèvres avant que son sourire ne revienne prendre sa place.

« Enfin… Peut-être que je l’aurai pris plus tard si j’avais su que les filles tiendraient à faire une nuit blanche ! »

Reposant la tête contre son dossier, la jeune femme ferme les yeux un instant, se replongeant dans ses souvenirs de la veille. Les bavardages enjoués des filles, leurs craintes, leurs espoirs concernant les garçons, leurs réflexions sur Evan, leurs encouragements que Sayo n’a pas demandés, leurs « prédictions » qui s’apparentaient plus à des souhaits pour elle.

« On s’est quand même bien amusé en rentrant hier… Mais… Je reconnais que ça aurait été plus amusant encore si nous étions restés tous ensemble… »

Elle aurait peut-être échappé à ça tout en continuant à discuter avec le métis tout en tenant la chandelle pour les quatre autres.

« D’ailleurs… En parlant de Kengo… Enfin Kengo et Kioyshi… Ils t’ont dit quelque chose ? »

Autant qu’elle mène sa petite enquête pour ses amies.

« … Enfin, tu sais…? Sur Miyu et Inae... »

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il sait très bien où elle veut en venir et ce qu’elle a derrière la tête. Il en joue, fait son mystérieux, son indécis, cherche les avantages et Sayo sent bien qu’elle aura du mal à en tirer quelque chose si elle ne lâche pas du lest elle aussi. Elle s’humecte les lèvres, plisse les yeux et se met en travers sur son siège pour faire complètement face au jeune homme. Notant son sourire, elle peine à garder le sien.

« Mmmh… Monsieur est difficile… Mais ! Nous avons peut-être un marché ! »

S’il cherche à protéger ou vendre ses informations, c’est qu’il détient des choses intéressantes et qui sait ? Peut-être qu’à eux deux, ils pourraient précipiter les choses entre leurs amis ? Et qui sait ? Peut-être qu’avec ses deux copines perchées sur les nuages de l’amour, elles ne prêteraient plus attention à elle, désireuse de garder les pieds au sol.

« En gage de ma bonne foi… Je veux bien commencer ! »

Et c’est ainsi que le reste du voyage jusqu’à Kobe paru bien trop court à Sayo. Ils n’en avaient pas terminé avec leur commérage que le train s’arrêtait. Ayant l’impression d’être coupée pendant le visionnage d’un film ou un livre particulièrement palpitant, elle peine à reprendre ses esprits et prend son temps pour récupérer ses bagages et descendre sur le quai. Si elle avait su que parler avec Evan était si agréable, peut-être qu’elle n’aurait pas passé autant de temps à l’esquiver.

« Bon… »

Un peu gênée que leur conversation se soit si abruptement terminée, que leur bulle de complicité se soit éclaté, elle hésite sur la conduite à tenir. Sayo aurait aimé poursuivre encore peu avec lui tout en doutant que ce soit une bonne idée.

« Je suppose que tu vas rentrer directement, maintenant ? »