Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Ce matil-là, le réveil de Ryuji l'avait sorti de son sommeil de manière très musicale, à base de "Regarde comme il fait beau dehors, c'est l'heure pour aller jouer ! Regarde comme il fait chaud dehors, faut sortir s'aérer !". Certes la journée s'annonçait belle mais elle s'annonçait chaude aussi. Beaucoup. Trop. Chaude.

Ce n'était pas neuf que le professeur de design ne supportait absolument pas la chaleur, ni l'été d'ailleurs, parce qu'il ne supportait pas ne rien avoir à faire. Cette année, cependant, c'était différent: depuis son embauche à l'université de Kobe, ses journées étaient plus remplies, y compris l'été ! En effet, après les examens c'était le moment des rattrapages. Ses journées se découpaient désormais entre une matinée à se retenir de martyriser les quelques étudiants n'ayant pas validé sa matière et un après-midi de libre, pendant lequel il restait souvent sur le campus pour se promener, faire de la paperasse,  rester à l'intérieur des bâtiments pour profiter de la clim', ce genre de choses...

La matinée du 4 août était pareille que celle de la veille. Les étudiants recalés s'étaient montrés relativement calmes et disponibles malgré la chaleur estivale. Leur professeur en revanche avait fait son maximum pour expédier les premiers modules de rattrapages, estimant que les bases auraient dû être connues depuis belle lurette ; d'autant plus dans un cursus artistique.. la théorie des couleurs, quand même, un peu de sérieux... Quoi qu'il en soit, lorsque la sonnerie sonna la fin du calvaire cours supplémentaire, Ryuji salua ses pupilles et s'empressa de partir en direction du parc, pour prendre l'air.

Une fois dehors, son estomac lui fit comprendre que ce mardi il n'allait pas skip sa pause de midi et qu'il ferait mieux d'aller en quête d'un repas. Son estomac le conduisit après moult pérégrinations dans les transports en commun dans le quartier des restaurants de Kobe, à quelques kilomètres du campus ; juste assez pour se sortir de l'environnement scolaire mais pas trop pour pouvoir y revenir si nécessaire. Son gouffre de poche le mena jusqu'au premier restaurant type "coffee shop avec pâtisseries et autres gourmandises" qu'il trouva, un équivalent aux Starbucks mais moins cher, potentiellement plus sain et surtout plus éthique !

Il entra, posa ses yeux sur ce bouiboui très cozy et confirma son choix pour sa pause de midi. Il s'approcha du comptoir en se glissant dans la file et se rendit compte que la personne devant lui ne lui était pas inconnue : il s'agissait de Shizuka Matsuda, la prof de sport du lycée ! Il se permit de lui tapoter l'épaule avec deux doigts et l'interpela lorsque, tout naturellement, elle se retourna vers lui.

Oh ! Matsuda-san ! Vous ici !?, dit-il l'air étonné, ne s'attendant pas à voir une collègue, et surtout la prof de sport, dans ce genre d'endroit...

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Alors là, il ne s'y attendait pas. Ils s'étaient certes déjà croisés mais ses souvenirs étaient plutôt... flous. La tournée de Saké Bomb l'avaient déjà entamé et tout ce qui suivit n'arrangea rien, bien au contraire. Résultat des courses: une bonne migraine et la promesse solennelle d'un "Jamais plus"!, qui fut brisée quelques jours à peine plus tard. On pourrait penser qu'après une grosse cuite on ne l'y reprendrait plus mais Ryuji ne sent visiblement toujours pas le danger, malgré son nez fin.

Il ne s'attendait pas à ce que Shizuka l'invite, ou plutôt lui propose de manger ensemble ce midi-là. Pourtant c'était assez logique: pourquoi aller manger chacun de son côté après avoir vécu une soirée aussi torride que lors de cet afterwork ? Torride car les températures estivales de ce soir-là, mixées aux vapeurs d'alcool et à la chaleur humaine, auraient pu remplir de buée n'importe quelle voiture entreposée dans la calle d'un paquebot réputé insubmersible. Oui, comme dans Titanic, les ondulations des protagonistes et la main à la vitre en moins.

Il sortit de ses pensées pour reprendre pied dans la réalité. C'était une invitation on ne peut plus cordiale, rien de plus, rien de moins. Inutile de s'imaginer quoi que ce soit d'autre. Maintenant, entre la théorie et ce qui se passe dans le cerveau dopé du prof de design, il y a un gouffre de différence que peu d'aventuriers franchiraient.

Oh ! Euh, avec plaisir, enfin si tu- euh si vous voulez !, barbouilla-t-il, visiblement gêné ou tout du moins pris à court par la proposition.

Pour l'image du collègue cool et tranquille, c'était visiblement râpé. Pour une seconde première impression, on avait vu mieux, mais il était plutôt habitué, entre sa rencontre avec la petite Nissa, sa joute verbale avec la lolita-gothique en salle d'arcade ou son combat acharné avec Moon la prof de cinéma, cela commençait à devenir une habitude de plus en plus gênante. Il se souvint qu'il devait contacter sa grand-mère qui connaissait une femme extralucide ayant la capacité de lire dans le marc de café. Il nota cette information dans sa tête, il avait besoin de checker son karma pour la suite de sa carrière.

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

L'avantage des afterworks, même si les souvenir dont on en garde sont flous, c'est qu'ils ont le don de briser la glace et d'abattre les barrières sociales. La prof de sport choisit le tutoiement, alors Ryuji suivra, même s'il risquait fort de s'emmêler encore les pinceaux les premières fois. Il nota quand même de penser à repasser sur un vouvoiement plus protocolaire une fois dans l'enceinte de l'académie, simple question de cohérence. Ils étaient collègues, certes, mais devaient surtout montrer l'exemple aux étudiants.

Vint le moment de choisir quoi manger, une épreuve de taille pour l'indécis qu'est Ryuji Yamashiro, professeur de design. Il n'était pas réputé pour prendre des décisions rapidement, encore moins quand il s'agissait de nourriture. Il n'était pas difficile en soi, il aimait juste tellement tout et des choses parfois bien différentes voire opposées qu'il perdait la tête devant la carte des restaurants. Côté boissons, par contre, il avait ses petites habitudes et savait en général quoi choisir. C'était plus simple.

Alors... je vais commencer par un muffin au chocolat accompagné d'un latte macchiato supplément caramel, dit-il en se léchant presque les babines en pensant à tout ce sucre.

C'était clairement une sweet tooth, comme disent les anglophones. Il était amateur de sucré, sur toutes ses formes. Des fruits aux pâtisseries, en passant par les préparations chimiques bourrées de sucre et d'additifs comme les sodas. Le sucre ne le faisait pas vivre: il vivait pour le sucre. On lui annoncerait un diabète jeune qu'il n'en serait nullement étonné, limite il accueillerait la nouvelle avec flegme, vu tout ce qu'il peut s'enfiler comme sucreries quand il en a l'occasion. Il se rapprocha de Shizuka pour être à sa hauteur, c'était plus agréable pour continuer la conversation.

Et toi ? Vas-tu te laisser tenter par toutes ces pâtisseries pleines de sucre toi aussi ?, demanda-t-il l'air moqueur et avec curiosité. Car oui, il était curieux de savoir ce qu'une femme enseignant le sport et aussi en forme qu'elle allait choisir pour son repas de midi.

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Ryuji s'étonna du menu de sa collègue. Enfin, pas tellement au final. C'était plutôt équilibré, ce qui le remit gravement en question, lui qui s'était clairement fait plaisir avec tout ce sucre. Il pinça une sorte de bouée imaginaire en se disant que s'il n'était pas un minimum actif, il pourrait finir par rouler littéralement avec toutes les saloperies qu'il s'enfile. La personne devant eux venait d'avoir fini lorsqu'il sortit de ses pensées.

Shizuka avait pris les devants, détaillant la commande des deux professeurs avec précision et rapidité. Il voulut sortir son portefeuille mais là encore, elle l'avait devancée, annonçant que cette-fois c'était pour elle. Il n'était pas contre le fait de se faire inviter mais il avait tendance à vite perdre le fil. Il prit son téléphone et nota discrètement "Inviter prof. sport diner remboursement" dans l'application notes, histoire de pouvoir s'en rappeler en temps voulu.

Bah fallait pas, je suis un grand garçon tu sais !, lui lança-t-il amusé mais gêné.

Il venait parfois ici, essentiellement pour du café, de temps en temps pour un petit plaisir entre deux cours ou après une longue journée. L'idéal c'était de passer ici en vélo, choper une gourmandise et se dire qu'il l'éliminera sur le chemin du retour. Il était intimement convaincu que cela était suffisant pour que son organisme pardonne toute cette ingestion de sucre. Il promit de se rappeler de prendre rendez-vous avec un nutritionniste, juste au cas où. A moins que sa collègue ait quelques conseils ?

Tu viens souvent ici ? Je t'avoue t'avoir imaginé manger des salades... désolé !, dit-il en plaisantant. Quand je compare nos commandes, j'ai l'impression d'être un morfale en manque de sucre... J'ai l'air gros ?

La question sortait de nulle part. Il ne l'était pas spécialement mais récemment, il s'était plutôt bien entendu avec une certaine personne et il préférait autant que les bonnes impressions restent. S'il devait la dégoûter, ce serait terrible. D'autant plus qu'ils sont susceptibles de se croiser quasi tous les jours, imaginez le malaise !

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Ryuji sursaute, les oreilles en train de chauffer et de rougir au fur et à mesure. Ce n'était pas son intention de sous-entendre qu'elle mangeait trop ou quoi que ce soit d'autre de blessant, loin de là ! Tout le contraire d'ailleurs ! Il se demandait quel était son secret, tout simplement. Il agita les mains, en panique.

M-Mais non pas du tout ! Ca veut juste dire que tu as plus d'appétit et que tu as besoin de plus d'énergie, c'est tout ! En même temps quand on est aussi sportive on a besoin de carburant !

Il se répandit tant en excuses qu'il aurait pu déborder et en mettre partout, comme un enfant mal élevé bavant sur les vêtements de ses parents en plus de son bavoir. Heureusement pour eux, les employés et les clients, il avait dépassé ce stade depuis fort longtemps. Sa collègue interrompit le torrent d'excuses et de malaise du professeur de design en posant une question qui le fit s'arrêter net dans son mode moulin à paroles... Ce qui se traduit en général pas un "Eh ?" très net et très sonore, ce qui avait le don de le faire passer pour un idiot fini.

Bah... J'aime me plaire, un peu... Officiellement célibataire mais... lâcha-t-il plein d'hésitations.

Au fond c'était vrai. Il n'était pas en couple et jusqu'à preuve du contraire, il était fort probable que la situation ne change pas. Cependant, il y avait bien une certaine professeur de cinéma qui trottait tranquillement dans son esprit depuis la mi-juillet. Etait-ce seulement raisonnable d'en toucher un mot à Shizuka ? Il finit par soupirer. Après tout, ce n'était pas comme si elle allait lui vendre la mèche ou quoi que ce soit d'autre, n'est-ce pas ?

Il se pourrait..., commença-t-il dans un souffle. Que... j'aie rencontré quelqu'un. Voilà. Et j'aimerais mettre mes chances de mon côté parce que c'est un peu bizarre.

Il toussa pour du faux pour masquer sa gêne mais il ne trompait personne de toute façon. Entre-temps, la commande était prête et il se dévoua pour emporter les plateaux, direction l'une des tables libres.

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Attendez, pause. Ryuji, se mettre au footing ? Alors l'idée n'était pas totalement débile ni ne manquait d'intérêt, bien au contraire d'ailleurs, mais sa dernière vraie activité physique remontait au lycée, voire peut-être à l'université ; mais à part quelques étés à Okinawa à nager quasi tous les jours pour se rafraîchir... son activité physique était proche du néant, en effet. Son mode de vie très sédentaire avait eu raison du peu de motivation lui restant, même s'il faisait de son mieux pour rester actif comme par exemple préférer la marche (plus pratique pour fumer une cigarette l'air de rien) ou le vélo (il adorait la sensation du vent dans ses cheveux) aux transports motorisés si le trajet était raisonnable en durée et en distance.

Alors de base je suis partisan de la beauté intérieure mais... Il déglutit, comme s'il devait rendre les armes. Pourquoi pas ? J'ai toujours voulu essayer la salle aussi, mais j'ai jamais osé y mettre les pieds. J'ai pas la tête de l'emploi.

C'est vrai qu'avec ses muscles à peine marqués (mais pourtant présents !) et sa posture qui le mettait peu en avant, il n'avait pas la dégaine d'un grand sportif, tout le contraire en réalité. Mais bon, il n'était pas contre le fait d'essayer de nouvelles choses, de tenter des aventures. Si en plus de ça il mêlait l'utile à l'agréable, se sculpter un peu tout en essayant de récupérer de l'endurance... pourquoi pas ! C'était peut-être l'occasion pour lui de lever le pied sur la clope aussi, un détail qu'il se gardera de dévoiler à sa collègue et potentielle coach, pour sa propre survie. Il tenta une approche pour récupérer sa commande l'air de rien, en attirant l'attention de Shizuka sur la conversation. Si l'entraînement commençait par un régime, il n'allait pas aimer cette nouvelle.

Alors, on commence par quoi, des idées, Coach ?, lui lança-t-il avec un sourire faussement assuré, qui cachait une grande pression. Il en aurait tremblé volontiers.

Entre midi et deux

Shizuka Matsuda

4 août 2017

Le programme que lui détaillait Shizuka le fit suer, la grosse goutte sur sa tempe droite n'était pas uniquement due à la chaleur du mois d'août, ni à un effet de style tiré tout droit d'un anime de comédie romantique. Shizuka connaissait son sujet, en même temps l'inverse aurait été des plus inquiétants, une prof de sport qui ne peut pas présenter un programme de remise en forme... c'eut été gênant pour sa carrière et sa réputation de professeur !

Ryuji osa croquer dans son muffin tout en étant absorbé par ce que sa collègue lui déballait, on ne pouvait plus paradoxal comme scène: un mec pas fermé à la remise en forme qui s'enfournait un muffin bien calorique devant sa potentielle coach. Encore un peu et il lui proposerait d'aller manger quelque chose de bien gras au premier fast food du coin ; une option de repas pour ce midi-là qui lui avait pourtant traversé l'esprit !

Bon ok ok ok. interrompit-il les mains en avant comme pour la stopper dans le flot. Moi ça me tente bien ton programme mais je vais vraiment avoir besoin d'un coach. La discipline et moi tu sais...

Il marqua une pause. Il n'était en effet pas reconnu pour être le trentenaire le plus discipliné du tiroir aux trentenaires avec le même profil que lui, bien au contraire. A la limite il lui arrivait de l'être lorsqu'il s'agissait d'art, mais ne dépassait-on pas les limites du mot "discipline" lorsqu'on était en mesure de sauter un (si pas plusieurs) repas une fois concentré sur son art ? Si Shizuka apprenait qu'il pratiquait ce type de jeune intermittent par omission, elle le crucifierait probablement sur-le-champ dans le restaurant.

Si jamais vous voulez bien me prendre sous votre aile, ô Sensei toute puissante. dit-il en surjouant le respect devant elle avant de remonter la tête en riant. Promis, c'est sérieux, je compte pas cramper à la salle pour mater des fitgirls.

La précision n'était peut-être pas utile ni pertinente, en réalité, mais bon, ce qui était dit était dit !