[Kabuki] La culture c'est comme la confiture [Ft. Tessa]

Les voyages scolaires, ça n'a jamais été mon fort. Parce que je n'ai jamais été ce genre de mec ultra populaire qui a un large choix dans les fréquentations qu'il peut utiliser pour lui tenir compagnie lors des différentes visites. Ni même ce type qui a son petit groupe d'amis ultra soudé avec qui il passe 100% de son temps et qui lui permet de ne pas se sentir seul. Non, moi j'ai toujours été plutôt habitué à passer ce genre de moments en solo.

Mais ne commencez pas à vous apitoyer sur mon sort ou une connerie du genre hein. Si quand j'étais plus jeune ça m'affectait plus que je n'acceptais de le montrer, aujourd'hui je m'en moque royalement. A vrai dire, je me sens même bien plus à l'aise avec mon téléphone pour seule compagnie, qu'à devoir écouter les piaillements de mes camarades qui s'extasient à la moindre chose qui sort un tant soit peu de leur quotidien morose.

Je profite des différents endroits que l'on visite pour prendre un max de photos. Un peu pour prouver à Yû que je fais effectivement des efforts pour m'intégrer correctement dans cette nouvelle école, quelques unes pour alimenter mon Instagram (tout le monde a besoin de vacances de temps en temps askip, ça ne peut qu'être bon pour image), et la grande majorité pour envoyer à ma mère et mes frères, pour leur faire découvrir une partie de Tokyo par le biais de ces images.

Et aujourd'hui, je ne risque pas de faire de la place dans la mémoire de mon smartphone. Entre le sanctuaire, le palais impérial et surtout, le théâtre de prévu cet aprem, je suis sûr que ma mère va kiffer. Elle est toujours restée vieux jeu, mais je ne peux nier que mon côté artistique vient d'elle et pour ça, je ne peux que lui être reconnaissant. En tout cas, le kabuki, pour le nombre de fois où elle m'en a parlé des étoiles plein les yeux, je suis sûr que ça ne pourra qu’égayer son après-midi.

14h. A cette heure là elle doit encore être en train de dormir, reprenant des forces pour son prochain service de nuit. Alors j'en profite pour prendre discrètement des photos des différents décors et des nombreuses tenues d'époque qui nous sont présentés durant la visite qui précède la représentation de l'acte auquel on doit assister. Le temps que tout ça se déroule, elle devrait être réveillée (parce que je sais très bien qu'elle laisse toujours son téléphone sur sonnerie et fait un bond au moindre message reçu et se demandant si ce n'est pas l'un de ses trois fils à qui il arrive malheur).

En fait, je crois que je suis moi-même assez impatient de voir à quoi ressemble vraiment le kabuki. Bien sûr, j'en ai déjà entendu parler et je connais très bien le concept (d'autant plus que les cours d'histoire ne m'ont jamais passionné, mais peut-être qu'en musique ça aurait été différent), mais je n'ai jamais eu l'occasion de voir à quoi ça ressemble. Alors quand le moment arrive enfin, je prends place parmi mes camarades, partageant pour une fois la bonne humeur générale. Une fois de plus je déploie mes compétences de ninja pour réussir à filmer discrètement une partie.

Les minutes défilent, les personnages se succèdent sur scène, les décors et les costumes sont aussi magnifiques que prévu, les musiques et les voix sont tout aussi impressionnantes que ce que racontent les rumeurs mais... Franchement des fois, j'capte que dalle à ce qu'ils baragouinent. Ils peuvent pas faire un effort sur la prononciation ?! Ou sur le vocabulaire... En fait je suis même pas sûr de savoir d'où vient le problème. Et quand j'en vois certains qui feuillètent des petits guides papiers qu'on peut trouver à l'entrée, je commence à me dire que ça pue l'arnaque. Ok j'ai toujours été nul en histoire mais si même en parlant japonais depuis toujours je n'arrive pas à tout saisir, c'est quand même naze !

Bref, plus l'acte avance et plus je suis de mauvais poil. Et plus je suis de mauvais poil moins je mets de bonne volonté à essayer de comprendre ce qui se passe. Donc moins j'apprécie. Même si objectivement, en se contentant de regarder on peut comprendre ce qui se passe, moi, ça m'agace. Alors quand les acteurs quittent la scène et que tout le monde applaudit, mes mains à moi ne bougent pas du long de mon corps.

- "Et après ils osent dire que c'est tout public ? On capte un mot sur trois. C'est encore un truc fait pour les bourges' qui vont s'la raconter en étalant toute leur culture sur l'ère Meiji. Ou pour dépouiller les touristes en leur faisant croire que c'est incontournable."

Ouais, je parle tout haut sans m'adresser à personne en particulier, c'est une habitude. Si je garde ça en moi je vais être d'humeur massacrante jusqu'à ce soir, vaut mieux que j'extériorise maintenant je vous assure. Et tant pis pour les quelques regards choqués qui se tournent déjà dans ma direction.

Tenue de Shintaro:

Si je suis passé maître dans l'art d'ignorer superbement les reproches inaudibles qui voudraient me parvenir comme par télépathie, par la simple force des reproches qui se lisent dans les regards, pour ce qui est des paroles très clairement prononcées, c'est plus compliqué. Non, bien sûr que je ne vais pas faire comme si je n'avais rien entendu. A la place, je me tourne franchement vers ma voisine (que je n'avais pas réellement remarqué jusqu'à présent, ce n'est pas comme si mes semblables m'intéressaient suffisamment pour ça) et je commence par seulement l'observer.

Quelques secondes nécessaires à ce que mes yeux passent de son visage à sa tenue, avant d'essayer d'envoyer à mon cerveau des premières conclusions la concernant. Et comme je ne sais pas faire deux choses à la fois, il faudra attendre que ce processus se termine avant que je n'envisage de formuler une réponse.

- "Que tout le monde comprenne sans qu'il n'y ait besoin d'avoir suivi les options inutiles au lycée ?"

Ma question prend davantage la forme d'une évidence qu'une d'une réelle interrogation.

- "Mais forcément, pour toi j'imagine que c'est pas un problème."

Remarque désobligeante prononcée avec dédain, j'y peux rien, j'ai besoin d'évacuer. Et vu qu'il y a une volontaire pour m'y aider, je ne vais pas passer à côté de l'occasion ! Elle a le profil parfait pour ça en plus ! Miss première de la classe, look occidental mais japonais irréprochable, encore l'une de ces gosses de riches dont l'un des parents est venu faire fortune au Japon. En même temps dans cette école, j'ai l'impression que j'ai une chance sur deux de tomber sur des portefeuilles ambulants. Voir plus.

Tenue de Shintaro:

Je lève un sourcil, plutôt étonné par cette réponse. Juste étonné en fait. Souvent quand je suis de mauvais poil, les gens évitent de me parler, ou s'ils commencent par répondre à une l'une de mes remarques par mégarde, ils changent vite de stratégie. Mais cette fois, on dirait que je n'ai pas juste affaire à l'un de ces lâches qui s'inclinent à la moindre difficulté rencontrée pour fuir la queue entre les jambes. Ce qui n'est peut-être pas si mal, ça devrait m'éviter de rager seul dans mon coin.

En tout cas, elle confirme assez vite cette première impression sur ses moyens financiers et ça, ça me plait beaucoup moins. Ouais bah j'ai eu le temps de me rendre compte qu'avec ce genre de personnes, ça colle assez rarement. C'est comme ça.

- "J'ai pas dit que tous les riches le comprennent. Mais c'est quand même vachement plus simple d'apprendre une langue morte en plus de tout le programme qu'on a déjà à s'taper quand tes parents te payent des cours du soir dès que t'es en mesure d'aligner trois mots à peu près correctement. Alors ouais, ça m'pose un problème que même pour ce genre de divertissement, qui est pourtant garanti tout public, ce sont toujours les mêmes qui se retrouvent avantagés et qui peuvent le plus en profiter."

Si j'ai essayé de démarrer le plus calmement possible cette réponse, il faut admettre que ce sujet a tendance à vite me mettre sur les nerfs et ça se ressent peut-être un chouïa sur la fin. En tout cas, les autres étudiants autour de nous prennent bien sagement la direction de la sortie en s'arrangeant pour passer le plus loin possible de nous. Pas de quoi m'émouvoir.

Je souffle un coup en plongeant mes mains dans mes poches, toujours particulièrement tendu. J'en ai un peu marre d'être non stop à cran ok, mais franchement, si personne n'y met de bonne volonté ça ne risque pas de changer. Et genre tout le monde a l'air ultra content, comme si y avait que moi que ça dérangeait et qui trouvait ça relou !

- "Et donc toi, t'as pas non plus capté ce qu'ils ont raconté et ça t'pose pas de problème ? On est au Japon, ils parlent soit disant japonais, mais faut leurs stupides bouquins pour comprendre et ça parait normal à tout le monde ? Autant qu'ils se contentent juste de crier n'importe quoi, ça aura exactement le même effet."

Ouais, décidément on dirait bien que j'arriverais jamais à comprendre la logique humaine.

Sérieux, des fois je me demande si on vit vraiment dans le même monde. Non, clairement il y a un gouffre entre nous, c'est évident. Mais je dois admettre que ça me fait plutôt du bien de pouvoir rager et de trouver une réponse en face. Même si ça ne me plait pas. Ça j'ai l'habitude c'est bon. C'est pas pour autant que je ne vais pas chercher à avoir le dernier mot quand même. D'autant plus quand je suis persuadé d'avoir raison.

- "Et en plus t'as vécu ailleurs ? C'est p't'être pour ça qu'tu captes rien alors, mais tu m'feras pas croire que ce système scolaire complètement élitiste n'est pas fait pour avantager les riches. Et leur permettre de le montrer à la moindre occasion. Enfin bon, si t'es du genre à te satisfaire du minimum, j'imagine que j'y peux rien."

Je hausse les épaules comme pour signifier que je suis visiblement face à un cas désespéré. Je plonge les mains dans mes poches en suivant en me tournant vers la porte de sortie.

- "Allez, amène toi Hermione Granger, tout l'monde s'est déjà barré. Et j'ai pas franchement envie de rester seul avec toi ici. Askip c'est la mort les ragots sur ce campus."

Comme sur n'importe quel campus en fait. En vrai je crois que je serais bien partant pour passer mon temps à m'engueuler avec tout volontaire, mais je dois me débrouiller pour avoir un comportement correct tant que je me trouve dans cette école. Et ça inclut aussi les voyages scolaires.

Tenue de Shintaro:

Je regarde la miss qui arrive rapidement à ma hauteur avec un air étonné. Pas franchement pour le coup de la réputation de gros relou, parce que j'ai bien conscience de ne pas être le type le plus populaire du campus. Ce qui n'a jamais été mon but non plus. Non, en fait j'ai juste du mal à comprendre pourquoi cette question. Est-ce que j'ai pu laisser sous-entendre que le problème venait d'elle ? Ce genre de truc que les gens comprennent implicitement alors qu'en fait ce n'est pas du tout ce que j'avais en tête ? C'est vraiment compliqué la communication.

- "En fait, ni l'un ni l'autre. Ça m'dérange pas d'être vu avec toi en particulier. Et les autres peuvent bien s'imaginer ce qu'ils veulent, j'ai l'habitude et ça m'est complètement égal. J'essayais juste de faire remarquer qu'on était plus que tous les deux dans une pièce vide. Et compte tenu de l'imagination propre à l'être humain, je n'ai pas particulièrement envie de leur servir de matière première."

En plus la visite ne va pas pas tarder à reprendre. Celle qui nous a servi de guide jusqu'à présent discute avec les adultes responsables qui commencent à nous remettre en ordre de marche.

- "Et puisque t'as bien voulu m'écouter me plaindre sur tout ce qui ne me plait pas, si tu me disais ce qui t'a plu dans cette pièce toi ?"

Oui, bah c'est qu'il va bien falloir que j'arrive à me focaliser sur autre chose que du négatif. Je suis sûr que me mère va absolument vouloir savoir comment ça s'est passé et il me faudra lui fournir chaque détail. Bien sûr, il n'est pas question que j'aborde les points négatifs, ça risquerait de lui faire de la peine, alors si je peux avoir des idées sur ce qui est effectivement cool là-dedans, ça pourrait être utile !

Tenue de Shintaro:

Je ne suis pas sûr qu'avoir la vision de cette fille me permette de passer au-delà de ma frustration, mais ça se tente. Et puis ce n'est pas comme si je pouvais faire le difficile. Il n'y a généralement pas grand monde qui accepte de taper la discut' avec moi. Alors plutôt que de foutre en l'air le reste de ma journée à rager dans mon coin, je peux essayer de faire quelque chose pour améliorer ça.

Et j'essaie vraiment. Costume et maquillage. Ok, c'est vrai. Mise en scène et jeu d'acteurs. J'accepte. Authenticité. Ça passe. Je note ces quelques arguments dans un coin de mon esprit pour plus tard et j'aimerais vraiment réussir à être aussi convaincu qu'elle. Mais il faut toujours que je m'attarde sur le moindre petit détail qui me déplait.

- "Nan, j'ai pas dit que j'ai tout détesté. C'était même assez bien dans l'ensemble. Les gars étaient plutôt doués j'dis pas. Juste, c'est relou de ne pas pouvoir apprécier tout le reste à cause de ce genre de détail ! Ceux qui créent les pièces pourraient se poser un peu plus de questions. C'est tout."

Eeeeet ouais, il semblerait bien que je sois le seul que ça dérange. Au point de ne pas profiter du spectacle en tout cas. Ce qui est encore plus frustrant. Comment ils font tous ces gens pour s'en foutre ?! J'ai du mal à croire que ce ne soit que parce que Granger suit des cours de Design qu'elle a pu apprécier. D'ailleurs, ça aussi c'est un peu relou.

Avec quelques secondes de retard je la dévisage de nouveau de façon peut-être un peu trop prononcée. Hum, je n'ai jamais été physionomiste. Surtout quand je suis dans un contexte où je me contrefiche de savoir qui partage le même air que moi. Mouais, en fait je serai bien incapable de dire si on suit les mêmes cours ou non.

- "C'est quoi le truc avec les cours de design ? Tu veux devenir, genre... Créatrice de mode ? J'te voyais pas trop en fan absolue des costumes d'époque."

Et le fait que je ne la connaisse que depuis cinq minutes ne m'empêche absolument pas d'émettre de tels avis sur ce qui peut lui plaire.

Ok. Peut-être que je ne m'attendais pas vraiment à ce genre de réponse. J'sais pas, je l'imaginais peut-être faire un truc beaucoup plus relou. Beaucoup plus "sérieux". Le genre de choix que les parents t'obligent à faire parce qu'il faudrait vraiment être maso pour vouloir de soi-même passer ses journées à résoudre des formules mathématiques et apprendre des paragraphes par cœur. Sauf que si je comprends bien ce qu'elle raconte, ce n'est pas juste une lubie, un cours utile pour s'assurer de suivre la tendance du moment et éviter tout fashion faux pas. Ou alors c'est juste pour faire bien sur le cv ?

- "Quand on regarde bien les gens, ce n'est souvent pas très compliqué de deviner leurs goûts."

Je hausse les épaules comme s'il s'agissait de l'évidence même, avant de prendre un air beaucoup plus insolent.

- "Mais c'est beaucoup plus intéressant quand je me plante !"

Parce que ça veut dire que la personne en question n'est pas une copie conforme d'une majorité de la population.

- "Mais franchement, pour une meuf qui se veut avoir un profil créatif, t'es vraiment pas fun. Tu pourrais au moins faire l'effort d'essayer de deviner au lieu de poser bien gentiment la question en attendant passivement une réponse."

Ça va, je sais bien qu'elle ne doit pas être enchantée de me faire la conversation. Et je suis quasi sûr que cette question ne vient que d'une bonne éducation qui lui a enseigné à faire semblant de s'intéresser à son interlocuteur en lui renvoyant une même question (ou en essayant de s'y adapter en tout cas). Mais moi, je n'aime pas faire les choses dans les règles. Et je dois avouer que je suis un peu curieux maintenant.

Le savoir vivre. Un terme bien pompeux pour un concept dont je n'ai jamais compris l'intérêt. A quoi ça sert d'être poli si derrière on s'en fout des autres ? J'ai toujours considéré ça comme l'excuse parfaite trouvée par les hypocrites pour faire rentrer leurs façons de faire dans les mœurs. Et le pire, c'est que si on a le malheur de ne pas adhérer à leurs principes, on est direct catalogués comme sales types ! Mais bon, ça fait longtemps que j'ai arrêté d'essayer de faire en sorte que les autres réussissent à comprendre ma façon de penser. J'ai bien compris que c'est beaucoup d'énergie pour un résultat nul.

J'allais lui poser sa question dans le sens inverse, mais la suite est en fait beaucoup plus intéressante. Eh bah, on dirait qu'elle en a finalement des choses à dire ! Et je crois que mon sourire s’agrandit un peu trop à mesure qu'elle progresse dans son résonnement.

- "Ah, bah voilà, tu vois quand tu veux bien faire un effort, c'est tout de suite beaucoup plus intéressant ! En tout cas, ça me donne beaucoup plus envie de te répondre que même si t'es pas totalement à côté de la plaque, t'as encore une marge de progression. J'suis en arts, en musique même pour être précis, c'est vrai, mais pas parce que j'ai pas d'autres perspectives. Juste parce que le reste m'ennuie. Et que je déteste les cravates. Pour le reste des qualités que tu me prêtes... J'imagine que mon avis serait un peu trop subjectif."

Ouais, y a pas à dire, je m'amuse beaucoup plus quand je n'ai pas à faire attention à avoir l'impression de marcher sur des œufs. Eh, c'est bon, il y a bien longtemps que j'ai compris que je n'avais pas tendance à renvoyer une super image dès le premier abord. Ni le second d'ailleurs. Je ne risque pas de me vexer parce que mademoiselle me trouve désagréable. J'vais pas me forcer pour ses beaux yeux non plus. Et je préfère largement l'entendre directement plutôt que de passer par tout un ramassis de belles paroles qui ne servent qu'à faire bonne impression et à donner de faux espoirs.

- "Allez avoue, c'est quand même franchement plus cool de dire c'que tu penses sans te soucier de ta politesse !"

Ouahou, on dirait que la machine est lancée ! J'ai sûrement encore dit un truc qu'il ne fallait pas. Sauf que comme d'hab bah... J'm'en fous. Tout comme je n'ai pas grand chose à faire de sa défense de la sensibilité d'autrui qu'il faut ménager. Ça va, c'est pas la première fois qu'on me fait une remarque du genre. Je dois juste être particulièrement hermétique à ce genre d'arguments. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas ce qui risque de m'énerver. Pas plus que ces quelques accusations qui suivent.

- "Oh y a pas que les riches que je critique t'en fais pas, mais c'est pas pour les blesser. J'y peux rien s'ils sont susceptibles. Peut-être bien que je ne vaux pas mieux, franchement, je m'en fiche. Mais quand je dis ou fais un truc, au moins moi je sais pourquoi, et pas seulement parce qu'un jour quelqu'un m'a dit que c'est comme ça qu'il faut faire. Comme si un grand sage avait un jour décidé de la façon dont il convenait que tout le monde se comporte. Alors ouais, peut-être que la neutralité et le respect ne m'ont jamais été enseignés, mais j'en suis bien content."

Il y a bien eu quelques regards intrigués qui se sont tournés dans notre direction à mesure que cette discussion pourtant tout à fait banale avançait, mais ça a au moins eu le mérite de nous éviter d'être totalement perdus dans le troupeau de personnes qui avancent pour découvrir le mode de confection ancestral des costumes que nous avons eu la chance de pouvoir observer tout à l'heure.

- "Je sais bien qu'tu peux pas comprendre, j'me fais pas de faux espoirs t'inquiète. Et j't'en veux pas non plus. Tiens d'ailleurs, tu veux pas m'filer ton vrai nom ? Peut-être que ça m'incitera moins à faire des raccourcis faciles."

Et je ne demande pas leur nom à grand monde. Parce que la plupart du temps je sais que je ne vais pas m'en rappeler. Mais elle, elle ne se démonte pas si facilement, ce qui est suffisamment intéressant pour que j'envisage la possibilité de faire un effort.

Elle est sérieuse là ? Genre je lui demande son nom et elle ne veut pas me le filer ? J'avoue j'comprends pas. Enfin, peut-être qu'elle a un nom chelou. Ou qu'elle vient d'une famille ultra connue. Bon, ça ne va pas m'empêcher de dormir non plus hein, mais... Elle est relou en fait un peu.

- "Bah, y aura peut-être moins de chances que j'te sorte un nom random parce que j'saurais pas comment t'appeler."

Après moi j'veux bien continuer à lui filer des surnoms pourris, ça ne me dérange pas. Mais on dirait que les bonnes manières la rattrapent finalement puisqu'après un certain temps à ne rien dire, elle accepte de me le donner. Tessa Yorke. Bien sûr, ça ne me dit rien. Pas comme si je m'intéressais particulièrement à la vie du campus, alors même si elle était miss populaire ça ne me parlerait pas. Sauf que la suite m'interpelle beaucoup plus.

Je la regarde avec un air étonné. Et évidemment, il n'y a qu'une seule explication logique à ce qu'elle me connaisse déjà. Et ce n'est franchement pas pour me plaire. Vraiment ? Merde, ça va commencer à devenir délicat là. Mais bon, de toute façon c'est trop tard j'imagine alors, tant pis.

- "Ah, yes, bien joué. Alors, j'imagine que toi, t'es plutôt branchée Insta ? C'est plus facile de scroller vite fait les actus pendant un temps mort que de perdre des heures sur Youtube.Tu m'avais vraiment reconnu dès le début ?"

Bah ouais, quand de parfaits inconnus connaissent mon nom, ça ne peut venir que des réseaux sociaux. Parce que je ne suis vraiment pas sur le campus depuis suffisamment longtemps pour imaginer que mon nom ait déjà été entendu en dehors des salles de cours que je suis. Sauf que d'habitude, les gens ne s'y prennent pas du tout de cette façon...

Hein ? On lui a parlé de moi ? Là j'avoue que j'suis un peu sur le cul. Alors ouais, j'ai bien conscience que ce n'est pas difficile de me décrire de façon à ce qu'on me reconnaisse quasi à coup sûr (et peut-être pas uniquement en raison de mes caractéristiques physiques ok). Mais ce n'est pas comme si je faisais quoi que ce soit de particulier qui mérite que qui que ce soit s'intéresse particulièrement à moi. Mais finalement, l'explication tombe assez vite.

- "Ah ouais, cousines carrément."

Pourquoi est-ce que ça ne m'étonne pas tant que ça ? Pas tant par une ressemblance physique (mais je suis hyper nul pour ce genre de truc, faut vraiment être jumeaux pour que je note un truc récurrent) mais par cette façon de répondre. Ouais bah elles sont juste gonflantes toutes les deux, ouais, mais finalement, ce n'est peut-être pas quelque chose de rare chez la plupart des gens que je croise. Et évidemment, vu ce que je peux penser de cette fameuse cousine, je n'ai pas spécialement envie de m'étaler à parler de cette connaissance commune.

Mais du coup, je dois admettre être un peu curieux. Qu'est-ce qu'elle lui a dit exactement ? Oh, je ne m'attends évidemment pas à des éloges, ou seulement sur ma faculté à me montrer particulièrement agaçant. Heureusement, je n'aurais pas le temps d'aborder davantage la tendance à aller se plaindre entre cousines (et l'opportunité que je lui offre ainsi d'avoir de quoi alimenter la prochaine discussion) puisque Tessa fait état de tout autre chose. De quoi me faire lever les sourcils.

- "Ah bah ouais, tellement populaire que j'me retrouve à continuer cette visite avec une meuf qui doit s'accrocher bien fort à ses principes pour me supporter."

Un ton exagérément ironique, je me doute bien qu'elle ne parle pas uniquement de ce qui se passe à l'école.

- "Mais pour ce qui est de s'afficher, eh bien, c'est plus une sorte de job. De quoi gagner un peu de fric sans avoir à lécher les bottes d'un patron pour espérer un salaire décent. Après, suffit juste d'attendre que les gens qui kiffent la même chose que moi rappliquent et là, c'est eux qui deviennent parfaitement dociles à me faire les yeux doux. Alors qu'on se serait rencontrés en vrai, j'suis sûr que 90% de ces "fans" m'auraient détesté direct. Un peu comme toi... Peut-être que j'aurais dû t'aborder via Insta en fait !"

Un sourire faussement victorieux, plus prétentieux qu'autre chose en fait, je crois que cette idée va devenir tentante.

- "Si j'ai le choix, alors je prends l'agacement !"

Bah ouais, l'indifférence c'est pas ultra flatteur. Même si dans le fond, je ne risque pas de me vexer parce que quelqu'un m'ignore. Non, en général j'adopte juste exactement le même comportement. Parce que je ne vais pas gaspiller de l'énergie pour une personne aussi ennuyante. Par contre, la suite m'amuse beaucoup plus.

- "Ahah nan, t'as rien compris Tessa Yorke !" Je n'ai pas encore oublié son nom (même si ce n'est pas ce qu'il y a de plus évident à prononcer). "Si je cherchais juste à avoir une armée de fidèles accrochés à mes basks, je serai beaucoup plus gentil, adorable, doux comme un agneaux, compatissant et tout c'que tu veux qui fait que les gens t'aiment. Tant que c'est virtuel, c'est supportable, mais sûrement pas en vrai ! Nan, c'que j'voulais dire, c'est juste que j'aurais bien voulu voir c'que ça donne quand tu te montres mignonne et bienveillante. Pour pouvoir comparer. Mais j'me fais pas d'illusions, j'sais bien que j'aurais fini par t'agacer."

Et non, vraiment, ça ne me dérange pas particulièrement. Je dois avoir l'habitude. Je jette à peine un coup d’œil à l'une des machines à tisser de l'époque devant laquelle notre groupe marque un petit arrêt.

- Mais sinon, pourquoi j't'aurais pas trouvée ? T'es de ces gens qui préfèrent rester loin des réseaux ?"

Pas que ça m'étonnerait tant que ça finalement, mais quand même. C'est assez rare aujourd'hui de trouver quelqu'un de mon âge (ou même plus jeune en fait) qui ne passe pas une partie de sa vie à scruter la vie des autres à travers un écran.

Pas mignonne ? Ok, je commence à capter. J'ai donc affaire à l'une de ces nanas qui se veulent ultra fortes, cœur de pierre et inatteignable. Mais je n'y crois pas une seconde. Toutes les filles savent se montrer mignonnes quand elles en ont envie. Tout comme n'importe quel mec peut se montrer courtois et serviable. Bah ouais, même moi ça m'arrive. Pas souvent, mais j'peux faire un effort quand j'y vois un intérêt.

- "Tu dis ça, mais j'suis sûr que devant le mec que tu kiffes tu dois l'être totalement ! Comme toutes les filles. Mais c'est pas une critique, c'est normal."

Capacités d'adaptation, tout ça, c'est la base. Changer de comportement selon les personnes avec qui on se trouve. Même sans s'en rendre compte. Moi j'me rends bien compte que j'suis relou avec les gens dont je me fiche total mais je n'ai pas très envie de changer ça. Le problème c'est que ça représente une très grande partie de ceux que je suis amené à croiser.

Mais c'est vrai que sa vision des réseaux m'intéresse pas mal. Est-ce que c'est juste une image qu'elle se donne. Genre, la meuf bien au dessus de tout ça, qui a une vraie vie, elle ? Ou elle s'en fout réellement ?

- "C'est quoi ? Bah, l'argent. Y a vraiment aucun autre intérêt à partager sa vie aux yeux de n'importe qui. Enfin, ce qu'on veut bien dire de sa vie, parce que... Faut vraiment être con pour penser que je peux réellement utiliser tous les jours chaque produit dont j'ai pu parler ces dernières années. Mais c'est pas pour pécho si c'est c'que t'avais en tête. C'est du fake, ça ne marche pas du tout."

Ou alors je ne suis juste pas doué. Mais les meufs qui m'accostent en croyant déjà tout connaitre de moi, ce n'est pas mon kiff.

J'ai un peu de mal à la suivre (comme depuis le début en fait). Elle me pose la question pour être polie (mais j'croyais qu'on avait réussi à dépasser ce stade relou) ou pour mieux pouvoir juger avec sa fausse retenue ? Ouais, nan en fait ça doit clairement être la seconde option. Mais bon, si elle veut parler d'un truc qui ne lui plait pas, c'est pas mon problème.

- "Bof, c'est pas pire qu'un commercial ou un financier."

D'ailleurs, à sa question suivante, je me rends bien compte qu'elle ne voit pas exactement de quoi il est question. Enfin, si, bien sûr qu'il y a des influenceurs "spécialisés" (ceux qui grattent un nombre incalculables de restos, d'hôtels ou activités divertissantes soit disant pour en faire de la pub) mais pour une bonne partie, ça découle davantage d'une autre activité qu'on rend visible. Et on ne devient influenceur qu'au moment où des sponsors viennent d'eux-même nous trouver.

Mais je n'ai jamais été très doué pour les explications.

- "De c'qu'ils veulent. Moi j'me contente de poster mes videos comme je veux. L’hébergeur, Youtube en l'occurrence, me paye en fonction du nombre de vues que j'fais, mais ce sont surtout les types qui veulent que je fasse du placement de produit qui me filent le plus. Et ça, c'est assez aléatoire. Ça peut être parler d'une appli en fin de vidéo, ou balancer une photo avec un soda d'une marque particulière dans le décor sur Insta."

Ouais, parce que Instagram, c'est plus pour "fidéliser" mes followers, les faire patienter en attendant que la prochaine viedo soit prête. Je balance quelques photos, quelques stories vite fait, un petit commentaire, rien qui ne demande trop d'investissement. D'ailleurs souvent, c'est mon petit frère Hironobu qui fait mes conversations "officielles". Parce que lui il est trop mignon.

- "Mais vas-y, dis moi, c'est quoi tes autres moyens plus honnêtes pour s'en sortir financièrement ?"

J'ai bien compris qu'elle ne fait pas partie de ceux qui ont besoin de bosser pour se payer leurs études alors ouais, c'est peut-être avec un petit air un peu trop insolent que je pose la question. Parce que c'est facile de critiquer les solutions des autres quand on n'a pas besoin de bouger le petit doigt !

Un air blasé se peint assez clairement sur mon visage alors que Tessa commence son énumération. Non, rien de tout ça n'est fait pour moi. Vu mon niveau d'amabilité, me mettre directement face à des clients exigeants c'est un peu trop risqué. Que ce soit serveur ou vendeur, ça va inévitablement finir en scandale et personne ne veut ça. Distributeur ou livreur.... Je vais avoir envie de me pendre à la fin de la première journée. Et alors si je devais filer des cours... Là c'est mon élève qui va avoir des envies suicidaires. Ou de meurtre, au choix. Non, vraiment, mieux vaut que je reste dans cette dimension virtuelle où les gens peuvent seulement imaginer une version idéale de moi.

Par contre la suite... Je rêve ou elle parle vraiment de petits amis à louer ? Non, j'ai bien entendu on dirait. Alors ouais, forcément c'est l'arrivée de l'air étonné. Avant de comprendre que ce n'était qu'une petite manipulation fourbe pour me caser qu'aucune fille ne voudrait payer pour ma compagnie.

- "N'importe quoi, y a plein de meufs qui seraient super contentes d'avoir un rencard avec moi, même pour de faux !"

Ok, peut-être que mon égo purement masculin a pris un peu trop spontanément le dessus.

- "Mais c'est pas ma cam. Faire semblant de m'intéresser à une meuf qu'est pas foutue d'aborder un mec pour de vrai et qui préfère se cacher derrière son pognon, ça va vite me gonfler."

Oui voilà, ce ne sont pas les autres qui ne veulent pas de moi, mais moi qui ne veut pas des autres, c'est beaucoup plus facile comme ça.

- "Ou alors, c'est un message caché ? Tu voudrais pouvoir me louer comme petit ami ?"

Et hop, retour du sourire arrogant qui va bien. Comme si j'allais laisser passer ça aussi facilement !