Les problèmes avaient commencé en début de semaine. Périphérique non reconnu. Il avait pensé à un simple mauvais contact, une mauvaise transmission des informations, rien de vraiment alarmant en soi. Il avait retiré l’USB et réessayé. Plusieurs fois. Pour le même résultat. Et de manière assez singulière, il avait senti du jeu au niveau du port. Oh non. Une brève recherche et quelques manipulations n’avaient pu que confirmer ses doutes : le port était partiellement endommagé. Peut-être une soudure qui était en train de lâcher, et que ce soit dû à un défaut de fabrication ou à sa petite crise de panique du dimanche, cela ne changeait rien au résultat.

Pendant les cours, il avait laissé son esprit se pencher sur ce souci. Avec du bon matériel, c’était le genre d’opération qu’il se savait capable d’accomplir mais… Question outils, il était malheureusement à poil. Et quand bien même il parvenait à se dégoter le nécessaire, il doutait que le réglement lui permette de faire des soudures au calme dans sa chambre.

Dépité, il avait alors jeté un oeil en ligne aux enseignes de réparation de la ville, avant que sa mémoire ne lui rappelle quelques brides éparses de conversation. Noboru. Ils ne s’étaient pas vraiment parlé depuis… La sensation fantôme de son étreinte le fit se tasser sur sa chaise et le poussa presque à oublier son idée. Non. Il devait passer outre son malaise. Alors, prenant énormément sur lui, il avait contacté son camarade par message, et après un résumé de son problème, le blond lui avait envoyé une adresse. Pas de promesse de visite. A ce moment là, il avait encore un autre souci à régler avant de se permettre de dépenser ses économies…

Et comme si l’univers avait attendu cet instant précis pour que tout s’aligne comme il le fallait, son père l’avait contacté. Par le biais de sa secrétaire, mais c’était déjà plus qu’il ne l’avait espéré. Rendez-vous pris pour le samedi midi. Il s’y était rendu et la conversation s’était déroulée comme il s’y attendait. Sauf sur un point. Il avait retrouvé les pleins pouvoirs sur son compte. Une surprise appréciable et qu’il n’avait guère discuté. Alors, dans la foulée, il s’était hâté de rejoindre la boutique de réparations, de crainte que ce privilège ne disparaisse à nouveau.

Mais on était samedi.

Et il y avait du monde.

A plusieurs reprises, il lui fallut changer de trajectoire, et il manqua de se perdre dans quelques rues et ruelles plus calmes, à force de vouloir contourner les allées les plus fréquentées. Perte de temps, mais au moins il pu garder un certain contrôle sur son anxiété croissante, ne devant s’arrêter que deux ou trois fois pour reprendre son souffle et apaiser le tremblement de ses membres. Alors, ce ne fut qu’aux alentours de quatorze heures passées qu’il arriva finalement en vue de la boutique. Prenant quelques secondes pour respirer et observer la devanture, il hésita mais poussa éventuellement la porte d’entrée et, sagement, il attendit son tour en observant un peu les rayonnages. Oh oh. Ce n’était pas le genre de commerce où il était bon de le laisser sans surveillance.

Attention ancrée sur les rayons de composants, il observait de loin les dernières cartes mères et processeurs sortis, mettant à jour sa liste mentale pour son ordinateur futur. Oh, il aurait le temps de faire encore plusieurs retouches à cette liste d’ici à ce qu’il puisse se permettre de retrouver un ordinateur fixe. La première étape serait un logement, en même temps qu’un travail. Avec son rythme de vie et ses maigres dépenses, il n’aurait aucun mal à économiser et se faire plaisir en s’offrant une configuration du tonnerre ! Cette idée lui aurait normalement mis un peu de baume au coeur mais la conversation du matin, malgré sa résolution positive, lui avait malgré tout laissé un goût amer en bouche.

Voix familière qui l’interpelle, le tire de ses pensées. Les traits de son visage se détendent un peu alors que son regard se pose sur la silhouette amicale. Sans le savoir, Noboru repousse ses souvenirs maussades du midi, enchaînant tant et si bien qu’il s’accapare son entière attention. Avec un petit signe de tête en guise de salut, le jeune japonais lui emboîte le pas jusqu’à un petit bureau. Une bête ? Il n’avait pas d’animal de compagnie mais… Oh. Après quelques secondes, il finit par deviner - ou plutôt supposer - grâce au contexte à quoi le blond faisait allusion. A l’aide de gestes minutieux, Kotai ôta avec précaution son ordinateur de sa sacoche de protection et le déposa sur l’espace libre du bureau.

« J’ai vérifié les connectiques et l’ordinateur détecte tout correctement, à l’exception du port dont je t’ai parlé. Après, s’il s’agit d’un défaut de fabrication, je ne suis pas contre de vérifier le reste des composants. »

Dans tous les cas, le changement d’un port USB nécessitait d’ouvrir l’ordinateur et d’extraire complètement la carte-mère. Autant en profiter pour jeter un oeil. Le reste de la discussion le fit un peu tiquer et il leva les yeux vers le tableau mentionné. Des prix plus que corrects dans le domaine.

« Cela m’étonne de te voir à l’accueil. »

Wow. Eh. C’était pas le sujet, mais c’était tout ce que son cerveau avait réussi à formuler sur le coup. Après tout, Noboru était plutôt compétent de ce qu’il avait pu voir pendant les cours ou durant le devoir commun. Généralement, ce genre de personne on préférait les faire charbonner à l’arrière plutôt que de gâcher leur temps à s’occuper de l’accueil et de la prise en charge des appareils à dépanner. Pointe de curiosité.

« Et ça ira pour la facture. Il me faudra juste son original ainsi que celui du devis, en plus d’une photocopie de chaque, si possible. »

Regard concentré sur l’écran alors qu’il remplit lui-même le ticket de sa demande de prise en charge, Kotai essaye de faire bref et d’employer les termes techniques les plus précis possibles. Après tout, il était plus simple pour un dépannage de décrire le problème de la manière la plus claire qui soit, et il valait mieux qu’il s’affaire à tout ça plutôt qu’il ne remarque le sourire carnassier de son camarade. Vu son état, il n’aurait pas manqué de mal le prendre ou de simplement reculer, un peu mal à l’aise. Heureusement, il suffisait de lui donner un clavier et un écran à regarder et pouf ! Anxiété ? Anxiéplu !

Petit hochement de tête. Leur rencontre ne tenait donc qu’à un concours de circonstances. Comme la première, en quelque sorte. Il fallait peu de choses. S’il n’était pas sorti manger à cette heure-là. S’il ne lui avait pas écrasé le pied. S’il ne l’avait pas invité à venir jeter un oeil à cette séance de cinéma. S’il ne lui avait pas offert cette seconde chance… Alors jamais il n’aurait été content et rassuré de le retrouver aujourd’hui. Enfin, de lui confier son ordinateur. Oui, voilà. C’était ça le point important.

« En papier pour les originaux s’il-te-plaît, et je vous renseignerais le numéro du fax le moment venu. »

Brève relecture, plus pour la forme que par véritable nécessité et Noboru le laissa dans la boutique, emportant sous son bras son précieux compagnon de jeu. Petit serrement au coeur. Kotai fit un geste comme pour lui emboîter le pas, avant de se résigner et d’aller prendre place sur l’une des chaises indiquées. Quelle tristesse. Ce genre de réparation était d’une banalité, quel dommage qu’il ne puisse pas la faire lui-même. Non pas qu’il remettait en question les compétences de son camarade, loin de là, c’était seulement tellement plus satisfaisant et gratifiant de s’en occuper soi-même.

Dans un premier temps, il plongea le nez dans son téléphone, essayant de se distraire en rattrapant quelques conversations sur le discord de la compagnie, réagissant à quelques memes de la communauté ou a des discussions amusantes. Mais cela ne capta son attention qu’un temps. Après une longue hésitation - trois secondes - il se leva et retourna déambuler dans les rayons, insensible à ce qui pouvait se dérouler autour de lui. C’est là que Noboru le récupéra, tout concentré sur le livret descriptif d’une carte-mère next gen.

« Un peu faiblarde. » commenta-t-il dans sa barbe imaginaire, avant de relever les yeux vers son camarade, et vers l’homme d’âge mûr qui l’accompagnait.

Un peu surpris, le jeune homme se hâta de remettre le livret en place et de les rejoindre au bureau, prenant place en face de l’inconnu. Le patron. Il essaye de se faire tout petit, mais en tant que client, il n’a aucune chance de parvenir à se faire oublier. Heureusement, un petit échange entre le blond et son employeur lui permet de respirer un peu ainsi que de se concentrer sur le devis. Comme prévu, le prix est plus que raisonnable, bien en deça de la limite que lui a énoncé son père un peu plus tôt. Une bonne chose. Il acquiesce doucement et, réunissant tout son courage, répond d’une petite voix intimidée :

« C’est tout juste. Vous pouvez faire parvenir le devis ainsi que la facture au (O6) 6920-3623, et l’adresser à Mme Sakamoto Noriko du département financier. »

Prenant son verre entre ses mains pour les occuper, il baissa les yeux dessus, un peu embêté de devoir leur demander ainsi plusieurs exemplaires. Une part de lui essaye de s’auto-rassurer que ce n’est pas grand chose, qu’ils ont certainement dû voir bien pire comme clients, mais le stress n’a pas besoin d’un terreau bien fertile pour germer. Il prend une petite gorgée, risquant un regard en direction de son camarade.

Le détail n’avait pas échappé à l’oeil expert du patron des lieux, mais Kotai préféra baisser la tête et garder le silence. Il aurait aimé que cette information ne soit pas ainsi mentionnée, quand bien même il pouvait être surprenant pour un petit réparateur de Kobe de se retrouver à traiter avec un géant de l’industrie vidéo-ludique. Le seul point positif semblait être le fait que Noboru n’avait pas l’air de s’en préoccuper tant que ça. Il allait se permettre un petit soupir de soulagement quand la conversation prend une tournure inattendue. Comment ça une visite de la boutique ? La surprise lui fit déposer un peu rapidement la somme sur le comptoir alors qu’il dévisageait le blond avec des yeux ronds. Il allait intervenir, non ? Dire que ce n’était qu’une blague et qu’on faisait pas ça avec un client, qu’il soit connu d’un employé ou non ?

Non.

Noboru est parti, et comme si de rien n’était, le patron - c’était quoi son nom déjà ? - avait commencé à lui parler du magasin, ou plutôt des magasins. Difficile de lui montrer celui sur Osaka, bien sûr, mais l’homme semblait content d’expliquer l’histoire de chacune de ses enseignes avant d’embrayer sur le travail effectué sur place. De la vente, du conseil mais également le dépannage dont son ordinateur profitait en ce moment même. Plutôt classique et habituel compte tenu de leur secteur d’activité. Tout en le suivant au détour des rayons, Kotai n’ose piper le moindre mot, se contentant de témoigner son attention à l’aide de petits signes de la tête. Vers la fin de la visite, il récupère et range soigneusement la facture et le devis qui lui sont destinés, avant de suivre le gérant vers l’arrière-boutique.

Mains jointes vivement, il retient son envie de s’approcher et d’aller jeter un oeil au matériel utilisé. Oh ! Ils utilisaient le même genre de station à souder au lycée ! Ce qu’il ne donnerait pas pour s’installer à un des plans de travail libre et mettre le nez dans les ordinateurs, tablettes et autres joyeusetés qui attendaient sagement leur tour ! Réparer. Améliorer. Construire. Il pensait à tout cela alors que la conversation entre Noboru et son patron lui semblait se dérouler sur une autre planète. Écoute distraite. Son cerveau enregistra malgré tout le fait qu’un contrat de travail était possible ici, même si la dimension commerciale ne lui plaisait guère. Jamais il ne pourrait faire ce que Noboru avait accompli pour lui, à savoir prendre en charge un client ou juste… lui adresser la parole.

A peine a-t-il le temps de revenir à l’instant présent qu’il voit le blond repartir dans la boutique, son ordinateur sous le bras. Et comme un automate il le suit, mains jouant toujours nerveusement l’une avec l’autre. Les réparations avaient pris moins de temps qu’il ne l’envisageait, et il s’impatientait presque de pouvoir rentrer pour se poser au calme, dans sa chambre. Yup, c’était le plan ! Il allait sans doute encore devoir faire un détour pas possible pour rejoindre la gare la plus proche et éviter les rues trop fréquentées, mais la perspective d’un retour dans un environnement serein était une motivation plus que suffisante. Avec un certain contentement, il remit soigneusement son ordinateur dans son écrin, s’apprêtant à prendre congé.

Du coup… Comment ça “à toute” ? Et c’était quoi cette histoire d’adresse ?

Avant de pouvoir articuler la moindre question, Noboru avait déjà lâchement fuis dans l’arrière-boutique ! Décontenancé, le petit brun resta plusieurs secondes silencieux, à fixer le la séparation menant à la salle de travail, avant de réaliser que le gérant était toujours là, à attendre sa réponse. Il eut un petit sursaut et s’inclina poliment dans sa direction.

« Je vous remercie pour les réparations. Et pour la visite. »

Et zou ! Il fila - vola presque - hors de la boutique. La fraîcheur de l’extérieur fut la bienvenue pour refroidir son cerveau surchargé, et il prit une bonne minute à juste respirer, se concentrant sur son souffle pour essayer de se calmer. Un rapide coup d’oeil à son téléphone lui confirma qu’il n’avait pas halluciné cette histoire de boulangerie, café ou que sais-je encore. Une recherche lui désigna plusieurs chemins possibles, et il opta pour celui qui s’éloignait le plus des zones commerçantes. … Il hésita à envoyer un message d’excuse à Noboru, lui dire qu’il n’avait pas ni l’énergie nécessaire ni les nerfs assez solide pour se permettre une sortie supplémentaire au cours de cette journée déjà bien trop remplie mais… Le blond lui avait rendu un si grand service en le prenant en charge aussi rapidement et en réglant son petit problème de port USB dans la foulée. D’autres enseignes l’auraient certainement fait poireauter plusieurs jours, voir plusieurs semaines, et c’était un peu ce à quoi il s’était mentalement préparé. Alors, il pouvait bien prendre sur lui et l’attendre. Encore attendre.

Installé à une table avec vue réciproque sur la porte d’entrée, il avait eu la folie de commander un verre de jus de fruits pour patienter ainsi que deux petits manjus qu’il avait néanmoins laissé de côté. Penché sur son portable, il relevait parfois la tête quand le tintement de la porte alertait d’un aller ou d’une sortie, sans succès. Il ignorait à quelle heure son camarade finissait le travail… Ou bien il avait peut-être oublié qu’il lui avait donné rendez-vous ici ? C’était fort possible, pris dans le feu de l’action, Noboru aurait pu rejeter cette donnée très loin dans un recoin obscur de son esprit et quoi de plus normal que de ne plus se souvenir d’une chose aussi insignifiante ? Peut-être ferait-il mieux de rentrer… Dans le doute, il allait patienter encore un peu, de crainte que son camarade ne pense qu'il lui ait fais faux bond. Mais c'était si long d'attendre... Il lui semblait n'avoir fait que ça de sa journée.

Images défilant sur l’écran de son téléphone, un plissement sur l’arrête de son nez soulignait son air concentré alors que sous ses yeux s’enchaînaient des mécaniques. Se rappeler de la stratégie pour UCOB était une manière comme une autre de passer le temps sans le voir passer. Il avait sorti une paire d’écouteurs et s’était petit à petit presque fondu dans le décor, à deux doigts d’oublier pourquoi il s’embêtait à rester dans un café. Autour de lui, les murs avaient fini par disparaître, abîme infini représentant sa bulle intérieure. Protection. La réalité était parfois si effrayante. Si.. épuisante. Il étouffa un bâillement derrière sa main alors qu’inconsciemment, le stress qui le tenait alerte se dissolvait peu à peu.

Un message popa alors sur son écran, le sortant de sa contemplation, perçant sa bulle et par le trou la réalité finit par couler, s’infiltrer, envahir son espace vital pour le noyer. Profonde inspiration, il mit dix bonnes secondes à desserrer les poings. Réaction accidentelle. Il ouvrit éventuellement le message et son esprit s’allégea à la lecture du pseudonyme. Un pouce lever en guise de réponse, il coupe sa vidéo et range sagement ses écouteurs, reprenant son attente.

Hachiko releva seulement la tête quand un plateau bien garni atterrit de l’autre côté de la table, et son visage neutre sembla s’illuminer d’un brin de contentement quand ses yeux se posèrent sur la silhouette désormais familière. Il plissa les yeux, tenté de répondre au premier degré que le temps était toujours le même, et que effectivement son ressenti s’en était trouvé distordu en son absence, mais il s’abstint à la dernière seconde, se contentant de hocher la tête.

« Tu as retrouvé l’appétit. » nota-t-il avec un brin d’amusement dans la voix. « Cela fait plaisir à voir. »

Ils n'avaient pas vraiment mangé ensemble depuis le dernier dimanche qu'ils avaient partagé, le projet de cinéma sauvage dans la salle commune avait été reporté d'une semaine au moins, le temps pour eux de retrouver des bases plus sereines. Et pour lui d'oublier le léger malaise qu'il avait éprouvé lorsque...

Présence amicale. Agréable. Sa main se munit finalement des baguettes oubliées sur le bord de la table pour venir chercher l’un des manjus commandé en arrivant. Une toute petite bouchée vint à peine entamer l’épais manteau de pâte qui protégeait le coeur en anko de la friandise, sans même parvenir à le dévoiler. Interrogation dans les yeux face à la surprise du blond : il avait dit quelque chose de mal ? Ses grands yeux noirs suivirent les mots de son camarade jusqu’au sachet mentionné avant de revenir à cette fameuse “chouquette” sur laquelle il venait de s’étrangler. L’intérieur semblait plutôt léger mais les énormes perles blanches qui constellaient son extérieur ne lui promettaient rien de bon. Reposant sa propre mignardise dans sa petite assiette dédiée, Kotai tendit néanmoins les baguettes jusqu’au sachet et s’empara d’une de ces spécialités étrangères qu’il n’avait jamais eu l’occasion de goûter. Hmm…

« Tu te répètes. » fit-il remarquer, soupçon de malice perceptible dans son ton. « C’était seulement long parce que j’ignorais combien de temps je devais t’attendre. Mais je ne le regrette pas. »

La chouquette fut posée à côté des manjus, observée par le regard scrutateur du japonais. Il allait y goûter, bien sûr, mais il rassemblait seulement son courage avant de plonger les dents dans ce qui paraissait couvert de sucre… Noboru reprit la parole, et son sujet d’inquiétude le prit en défaut, mais pas autant que le murmure qui suivit et pour lequel il dû se pencher un peu vers l’avant pour l’entendre. Clignement d’yeux circonspects.

« Eh bien en tant que client je ne m’attendais pas à un tel tour du propriétaire, encore moins à ce que le patron lui-même soit mon guide. » Il marqua une pause, plissant les paupières sans quitter le blond des yeux. « Vous aviez pourtant l’air de vous entendre. Est-ce que les conditions de travail sont difficiles au point où tu te sentes obligé de masquer ton véritable ressenti ? »

Mais pas son caractère si le patron lui-même le qualifiait d’ours. Un animal qui revenait décidément bien souvent au cours de leurs discussions. Reprenant la chouquette du bout de ses baguettes, il la porta enfin à ses lèvres, hésitant un bref instant avant d’en croquer un morceau et… de grimacer. Sec et sucré. Ew.

Chouquette honnie reposée à côté des friandises japonaises, il termina malgré tout sa minuscule bouchée, grimaçant tout du long. Ca croustillait sous les dents tout en se dissolvant ? Et le sucre ! Tellement de sucre ! Le côté sec de la pâte à chou n’aidait pas à faire passer la sensation désagréable, et il était en train de terminer son reste de jus de fruit quand Noboru s’agita, prêt à lui payer davantage à boire. Ce qui était hors de question. Tout en se hâtant d’avaler sa petite gorgée, le brun secoua la tête.

« Hmm hmm ! » Main devant la bouche, il prit une seconde supplémentaire pour retrouver l’usage de sa bouche. « C-ça ira merci. Et je m’attendais à ce que cela soit sucré, mais rien dans le chou ne vient en casser ou atténuer le goût. »

Clairement, il n’avait pas trouvé cela bon. Enfin, il ne s’en étonnait pas, mère disait toujours que la nourriture étrangère n’était pas adaptée au palais des japonais. Il n’était pas non plus entièrement d’accord avec cette opinion plutôt fermée, mais la chouquette n’était décidément pas un bon exemple. Après, cet avis ne tenait pas non plus  vraiment compte du simple fait qu’il n’aimait pas trop le sucré, autant dire que la friandise partait avec un malus d’emblée.

« Tu prends des congés supplémentaires ? » s’étonna-t-il en revenant au nerf de leur discussion. « Ce n’est pas mal vu ? »

Le patron semblait d’accord, mais cela revenait à abandonner sa charge de travail sur les épaules de ses collègues qui n’ont rien demandé, une manière d’agir qui était plutôt mal vue dans leur société. La décence voulait que l’on se contente du minimum imposé par l’état, mais peut-être était-ce différent pour un étudiant travaillant à mi-temps ?

Les entreprises qui s’inquiétaient véritablement du bien être de leurs employés, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus fréquent au Japon. Après tout, la collectivité primait sur l’individu, un mode de pensée qui n’était guère commun à l’étranger mais qui faisait sens dans leur culture. Kotai reconnaissait aisément certaines conséquences dues à cette manière de vivre, mais c’était ainsi que fonctionner leur pays. On avait plus de chance de se heurter à un mur que de tomber sur des personnes compréhensives ou généreuses comme le patron actuel de son camarade. Jusqu’à cinq jours supplémentaires ? Un véritable luxe ! Coincés dans leurs alvéoles, la majeure partie des employés de bureau ne pouvait prétendre à un tel traitement de faveur.

« C’est exceptionnel de parvenir à un tel arrangement. Tu dois vraiment être un excellent élément pour avoir ainsi gagné la reconnaissance de ton directeur. »

Soupçon d’admiration dans les yeux, mais qui se dissipa rapidement à défaut de trouver un terreau viable dans les pensées du jeune homme.

« C’était pendant ta période difficile ? »

Question franche, bien qu’assez intrusive. Il ne voyait pas vraiment d’autre raison possible au fait de prendre plus d’heures supplémentaires que ce que l’on pouvait naturellement encaisser, ou en tout cas, c’était ce qu’il avait déduit des paroles du blond. Celles d’aujourd’hui et celles du passé. Kotai se pinça les lèvres. Il ignorait véritablement ce que l’on pouvait ressentir en cas de pauvreté financière. Ses parents n’avaient jamais été de grands dépensiers, mais il avait toujours eu ce dont il avait besoin. Le minimum syndical en vérité, mais rien de véritablement traumatisant. Non, tout ce dont il avait manqué, c’était d’amour parental, quand bien même les voisins et sa soeur de coeur avaient tout fait pour lui en donner dès que possible.

Deux boutiques ? Il lui semblait que le patron l’avait mentionné au cours de sa présentation des lieux, mais Kotai n’avait pas tout retenu avec exactitude. Il faut dire que le magasin regorgeait de distractions, à commencer par les composants exposés mais également les machines déjà montées qui trônaient fièrement en vitrine ! Dans tous les cas, si l’employeur et ses employés s’accordaient pour ce genre d’arrangement, personne n’avait rien à leur redire.

Du bout de ses baguettes, il récupéra le manju entamé plus tôt et l’orna d’une marque de croc un peu plus plus prononcée, atteignant enfin le coeur en anko de la friandise. La garniture avait un petit goût sucré qui était atténué juste comme il le fallait par son côté pâteux. Un plissement d’yeux satisfait trahit aisément son ressenti alors même qu’il reposait la mignardise, savourant sa bouchée comme il se doit

L’hésitation perceptible dans la voix de son camarade lui fit relever les yeux et, derrière la fine barrière de ses longs cils, il l’observa en silence, écoutant avec attention sa réponse. Il tiqua un peu à la mention de “boulot moins légal”. Est-ce que cela avait un rapport avec son travail original ? De la récupération de pièces ? Dégradation de matériel de sorte à provoquer des pannes dans un futur proche et ainsi pousser les clients à revenir ? Ou, plus terrible encore, il avait peut-être travaillé pour son patron sans que celui-ci ne déclare certaines heures ? Kotai se mordilla la lèvre. Inquiétude. Méfiance. Ces émotions manquèrent de croître dans son regard mais la sympathie qu’il éprouvait pour le blond remporta la victoire haut la main.

Hmm. La santé et le travail. C’était un point de vue qu’il comprenait, personne ne voulait apprendre l’hospitalisation d’un proche, ou pire. Malheureusement, c’était commun pour leur société de se donner au maximum dans son travail. Il le vivait avec son père. Avec sa mère. Impossible de les avoir au téléphone à moins qu’ils décidaient de lui accorder un peu de temps dans leur agenda surbooké. Il serait triste qu’un tel évènement se produise, mais pas étonné.

« Le mien ? »

Les paroles de Noboru lui avaient parue cohérente jusque là, il avait le droit d’espérer intégrer une telle compagnie, quand bien même elles ne devaient pas courir les rues japonaises. Après, il avait tout de même décrit un cas assez extrême, ce n’était pas rentable pour les entreprises de pousser leurs employés au bout de leurs limites aussi tôt dans leur carrière… Mais pourquoi retrouvait-il embarqué dans son raisonnement ?

« Tu penses que l’on se fréquentera encore après le diplôme ? »

Froncement de sourcils alors que ses yeux s'arrêtent sur la lèvre mordillée, observant avec un soupçon de tristesse alors que les dents la malmènent sans qu’il ne puisse rien y faire. Tout ce qu’il pouvait espérer, c’était que Noboru pense à appliquer régulièrement la crème qu’il lui avait offerte, mais elles avaient l’air si rêches… Résistant à l’envie de tendre la main et de l’inciter à arrêter, il resserra seulement ses doigts sur ses baguettes, pressant le manju suffisamment fort pour que l’anko commence à déborder. Il essaye de se concentrer sur sa voix, de se laisser distraire par le flot de ses paroles, mais tout ce qu’il voit, c’est la petite marque de dents qui orne désormais la lèvre du blond.

Il secoue légèrement la tête. Retour sur Terre. Son esprit rembobine pour lui les phrases, lui redonnant un maximum d’informations, le laissant broder les zones d’ombres à l’aide du contexte. Santé. Emploi. Futur. Ensemble ? Surprise dans les yeux de jais, les désirs du blond le prenaient de court, il ne s’était pas attendu à une telle déclaration. Une telle demande.

Le jeune japonais se redresse un peu sur sa chaise et finalement, son regard se décroche du visage amical pour balayer nerveusement la table. Que répondre à cela ? La décence voudrait qu’il adoucisse les ardeurs de son camarade et qu’il remette un peu d’ordre dans les plans qu’il était clairement en train de tirer sur la comète.  Après tout, ce ne serait pas lui rendre service que de-

« J’aimerais aussi que l’on soit toujours ensemble après le diplôme. »

Franchise innocente qui ne parvenait pas à imaginer le potentiel double sens de cette phrase. Kotai grignota la pâte de haricot qui s’échappait un peu trop de son manju, avant de reprendre la parole.

« C’est encore un peu tôt pour se projeter de la sorte, mais cela ne doit pas nous empêcher de l’envisager comme une possibilité. » dit-il avec sérieux. « Par contre, je ne suis pas une Crevette. J’admets avoir eu une croissance risible, mais c’est un peu vexant d’être comparé à de la nourriture. »

Bien que techniquement, la viande humaine était comestible. Certains organes également, mais il valait mieux éviter tous ceux se situant plus haut que le coeur, à moins de vouloir risquer de contracter des maladies graves. Hmm… De quoi ils parlaient déjà ?

« Je n’apprécie pas les surnoms, que ce soit en recevoir ou en donner. La plupart du temps ils sont dégradants, et ce serait un manque de respect que de t’appeler de la sorte. »

Réponse directe, sur un ton plutôt automnal. C’était pas aussi froid que l’hiver, mais ça se rafraîchissait pas mal. En même temps, ce n’était pas un sujet des plus agréables. Hormis quelques exceptions, il n’avait jamais eu droit qu’à des sobriquets désobligeants qui faisaient référence à sa taille, sa faiblesse, son manque d’émotions. Sujets sensibles. Même encore maintenant. Il marque une pause, reposant ses baguettes en équilibre sur sa petite assiette.

« Mais si tu y tiens tant que ça, tu peux m’appeler Ko’. » Boule dans la gorge. Il l’ignore et enchaîne : « C’est ma petite soeur qui me nomme ainsi, mais cela ne devrait pas la déranger si d’autres le font également. »

Tsuni avait également pris le pli, à force. Cela… piquait un peu de la mentionner. Sensation passagère. Il ne devait pas éprouver de la tristesse, après tout, il lui avait promis d’aller de l’avant. Et laisser quelqu’un d’autre l’appeler de la sorte, c’était faire un pas en avant.

Quand il relève les yeux, son attention s’accroche à la petite perle écarlate qui s’accumule sur la lèvre abimée. Rupture. Il le regarde s’agiter, fouiller dans ses poches, jusqu’à sortir les pots de crème qu’il lui avait offert. Le plus utile est gardé, mais Kotai est touché de voir que son présent n’avait pas été remisé sur une étagère. Petite hésitation, il finit par pointer le pot de l’index.

« Tu veux de l’aide ? »

Réaction attendue, mais au moins Noboru semblait accepter le fait de ne plus employer un tel surnom. Un soupir de soulagement lui échappa. Une crevette. C’était aussi déshumanisant que tout ce que Matsuda et les autres avaient pu trouver pendant la quasi totalité de sa scolarité, et il ne voulait pas associer plus longtemps son camarade à ces énergumènes. Un peu rugueux, un peu grognon… Un peu violent. Il serra le poing un bref instant, l’ombre d’un malaise sur son visage. Dans tous les cas, il lui avait proposé une concession. Un surnom tolérable et cher à son coeur. N’était-ce pas suffisant ?

Froid.

La discussion semblait avoir atteint un point mort. Le blond avait ignoré l’aide qu’il lui avait proposé, alors soit, il n’insisterait pas. Les yeux noirs contemplèrent également la table alors que le jeune homme se renfonçait contre le dossier de sa chaise. Silence. Il le laisse s’installer, petite bulle au milieu du café relativement bien fréquenté et animé. Cela ne faisait pas de mal, et il ne devait surtout pas le briser par une question stupide-

« Quel intérêt trouves-tu dans un surnom ? Et pourquoi voudrais-tu que je t’appelle de la sorte ? »

Question sincère. Lèvres pincées, il contemplait toujours le motif discret de la table, doigts tapotant nerveusement le bois. Il ne comprenait vraiment pas ce que Noboru gagnait à vouloir le nommer ainsi. Ou a être appelé un “Ours mal léché”.

Mignon ? Une crevette ? Cet animal rose tout courbé avec une multitude de pattes, des “antennes” beaucoup trop longues et avec deux points noirs en guise d’yeux ? Sa senpai disait que tous les goûts étaient dans la nature, mais quand même. Il pouvait comprendre la ressemblance au niveau des yeux, après tout, les siens étaient de la même couleur et étaient sans doute aussi expressifs, mais le reste ? Il existait une multitude d’animaux que la grande majorité des gens s’accordaient pour dire qu’ils étaient mignons. Et jusqu’à preuve du contraire, les crevettes ne devaient même pas être dans le top 100.

Mais soit.

Noboru était donc un fan de crevettes. Il aurait pu aimer les oiseaux, les chiens, les lapins, les gerbilles, ou mieux encore, les lézards ! Mais non. C’étaient les crevettes. Le reste de sa réponse finit d’entasser les questions dans un coin de sa tête, et il prend quelques secondes de réflexions pour étudier les mots, leur sens, et les comparer à son propre avis.

« Je… pense comprendre ton raisonnement. Je.. Ou plutôt j’essaye, mais c’est difficile pour moi de considérer cela de la même manière. » Il hésite, se mord la langue, et reprend. « Je ne pensais pas que l’on était assez familiers pour ce genre d’étape, on se connaît tout de même encore assez peu, et je ne me vois pas pour le moment employer une autre appellation que ton nom de famille. »

Une marque de respect autant qu’une norme dans leur société, quand bien même il se souvenait de toutes ces fois où son camarade avait complétement négligé cette règle pour l’appeler directement par son prénom, et en public. C’était peut-être à cause de sa mixité, il ne poserait pas la question de toute manière.

« Et cela te convient ? Je veux dire, le surnom qu’emploie ta mère ? Elle utilise également un animal ? »

La sienne ne se serait jamais adonnée à ce genre de familiarité, ou tout du moins, pas avec lui. Est-ce qu’il avait été jaloux quand il l’avait entendue appeler Chiemi sa “princesse” ? Le temps avait fini par effacer peu à peu la douleur et le souvenir, et il était seulement passé à autre chose.

Hmm.. Si ce surnom ne s’entendait que chez lui, il devait être différent de celui qu’il employait pour lui-même. Ours mal léché. Qu’est-ce qui pourrait lui correspondre alors ? Panda ? Peut-être s’il expérimentait quelques insomnies et que des cernes venaient border ses yeux. Chaton. Lapin. Il les avait déjà entendu dans des oeuvres étrangères, mais ces surnoms s’employaient le plus souvent au sein d’un couple, pas entre une mère et son enfant. Un animal marin ? Kotai plissa les yeux. Le blond faisait parfois preuve d’une hargne semblable à celle d’un requin traquant sa proie, mais on perdait le côté mignon - bien qu’il trouve les requins adorables, ce n’était juste pas un avis vraiment populaire.

Machinalement, il avait appuyé son menton sur sa paume, dévisageant son camarade de manière de plus en plus flagrante. Cela ne servait à rien de se creuser davantage la tête, il se contenterait d’attendre d’être invité, comme Noboru venait de lui dire et… Surprise s’instillant dans ses yeux noirs. Il comptait véritablement l’inviter un jour ? Quel dommage qu’il ne puisse sans doute pas lui rendre la pareille. Quand bien même ses parents étaient rarement à la maison, ils seraient sans doute contre la visite d’un camarade ou même d’un ami, et quelque part, c’était peut-être mieux ainsi. Difficile d’imaginer une réaction positive de sa mère en voyant la tête de son premier ami.

Battement de cils. Kotai se raccrocha aux mots de son interlocuteur. Il semblait si proche de ses parents… Les difficultés qu’ils avaient traversé semblaient seulement les avoir soudés davantage. Son coeur se comprima, mais il l’ignora.

« Tes parents ont l’air de personnes formidables. J’espère être à la hauteur si je dois un jour les rencontrer. »

Le supporter ? Kotai arqua un sourcil. Ils avaient déjà eu quelques bas pour assez peu de hauts, et il n’avait pas pris la fuite pour autant, est-ce que cela suffisait à déterminer qu’il le supportait ? Difficile à dire. Il appréciait sa présence à certains moments, regarder des films à ses côtés avaient été des expériences plaisantes, de même que préparer le devoir commun. Mais ces instants de légèreté n’effaçaient pas ceux plus ardus où Noboru l’avait effrayé, menacé, secoué. Ombre fugace dans les yeux noirs.

Ses réflexions obscurcirent ses sens, et il ne prit conscience qu’après coup de la mention de cet ami avec qui le blond partageait de nombreux points communs. A l’entendre, il devait s’agir d’une personne de confiance et il en parlait au passé… La vie semblait les avoir séparés, et Kotai ne pouvait qu’espérer que ce ne soit pas une séparation irrévocable. La discussion revient bien vite sur les parents de son camarade, et le visage du jeune japonais s’assombrit malgré lui.

Ca faisait quoi d’avoir des parents présents ? Des parents qui aiment sans condition et qui partagent leurs passions ? Est-ce que les siens avaient seulement des passions ? Il repensa à la boîte à bijoux de sa mère, un bien bel ouvrage qui renfermait ses trésors les plus précieux. Il savait qu’elle lisait, mais ses livres étaient sagement rangés dans sa chambre, hors de vue. Son père ? Son père aimait son travail et… c’était tout.

Il battit des cils, reprit contenance et plissa poliment les yeux en une expression attentive.

« C’est une chance que tu puisses partager tout cela avec eux, et ils seront certainement fiers de toi une fois ton diplôme en poche. » Il finit par tiquer. « Quand tu dis “retourner en France”, ta mère en est originaire ? »

Il l’avait deviné metis - les cheveux blonds sont si peu communs ici en dehors des teintures - mais ils n’avaient jamais vraiment poussé la conversation dans cette direction jusqu’à maintenant.