Une fiche bristol débordant de notes avait été abandonnée sur un coin du bureau, tanguant un peu alors que les autres carnets et livres étaient refermés un à un. Le vent filant par la fenêtre ouverte fit frémir l’équilibriste de papier, le poussant un peu plus sur le fil et, d’un coup, il bascula. Sa chute fut de courte durée car, aussitôt, une petite main le rattrapa d’un geste vif et le rangea avec d’autres fiches de révision. Dans un soupir, Kotai s’écarta de son bureau. Première journée de la Silver Week et il l’avait passée le nez dans ses cahiers. Élève assidu ? Plutôt prévoyant compte tenu de ce qu’il projetait de faire le lendemain.

Quittant sa chaise, il s’étira de tout son long, faisant craquer quelques os et détendant ses muscles engourdis. Ugh. Il était resté trop longtemps dans la même position et une bonne douche chaude semblait l’option rêvée pour se relaxer un peu. Il embarqua donc affaires et tenue de rechange avant de filer en direction de la salle de bains commune.

Les premiers jours, il avait été un peu intimidé à l’idée de partager la pièce avec des inconnus, mais au bout de deux semaines il avait appris à faire avec et à ne plus se soucier de ce qu’il pouvait entendre dans les cabines d’à côté. Certains chantonnaient, d’autres se plaignaient, qu’importe. Son attention se concentra sur le bruissement de l’eau. Manteau aqueux et réconfortant qui venait draper son corps maigrelet. Inconsciemment, ses doigts caressèrent certaines aspérités. Cicatrices discrètes et ordinaires, il les voyait et les oubliait dans la seconde. La seule qui le peinait encore était heureusement hors de sa vue. Il ferme les yeux. Un rire résonne au loin, englouti par le crépitement de la douche.

Sous la caresse réconfortante de l’eau, ses muscles se délassent doucement. La raideur des révisions n’est bientôt qu’un vague souvenir qui disparaît dans le drain, entraîné parmi la mousse et les impuretés de la journée. Le jeune homme se frictionne avec soin, passant et repassant à plusieurs reprises, jusqu’à être certain d’être propre. Attention un peu maladive, il a besoin de se sentir immaculé.

Gouttes tombant sur le sol. La serviette l’entoure, étouffant contre sa peau les dernières brides de chaleur qui stagnaient dans la cabine. Il patiente encore, profitant, mais surtout il tend l’oreille. Pas de bruits de conversation, pas de chant résonnant sur les murs. Il était potentiellement seul. Cette idée l’amène à sortir de son abri et, à petits pas, il se dirige vers le banc où ses affaires l’attendent avec impatience. Présence silencieuse. Il cligne des yeux et détourne immédiatement le regard, bras se levant par réflexe comme une barrière. Impossible de dissimuler vraiment son corps émacié, alors il se hâte.

Silhouette étrangère qu’il ne regarde plus. A peine une ombre à la lisière de ses yeux. Il ne l’a pas vu faillir, il n’entend que le bruissement de son geste, l’ignorant immédiatement. Ses mains agrippent le tissu propre, l’attirant à lui, dissimulant sa peau pâle, ses côtes saillantes, la brûlure ronde ornant son dos. Ombre pesant sur ses épaules. Minuscule. A jamais présente.

Les vêtements trop larges l’engloutissent. Le font presque disparaître. Presque. Il rassemble le reste de ses effets, sans prendre la peine de se recoiffer. Lunettes à la main. Serviette humide sous le bras. Il n’a rien à dire à celui qui attend là. Visage flou. Inconnu. Chevelure turquoise. Pendant un bref instant, il pense savoir. Seule l’image d’une plage et d’un reflet pourpre se détachant du coucher de soleil lui parvient. Il a oublié le reste.

Pas feutrés. Il s’écarte du banc et se dirige vers la sortie. Goût d’inachevé. Comme une promesse qu’il avait laissé dans le passé. Instant d’égarement. Il passe la porte et s’enfuit.

Ce soir, la faim le tiraille plus que d’ordinaire, et pour une fois, Kotai décide d’écouter son ventre. La satisfaction du travail accompli dans la journée est suffisante pour qu’il se permette cet écart nécessaire, alors, encore un peu frais de la douche, il passe à nouveau la porte de sa chambre. Dehors, le soleil strie les nuages de rouge et d’orangé, dernier manteau de chaleur colorée avant que la bruine annoncée ne vienne se déverser. Les yeux noirs se perdent un instant sur le ciel, appréciant la palette qui s’étalait au dessus de lui.

Entre les murs de la cafétéria, le grondement des discussions n’avait de cesse de rebondir. En raison de la Silver Week, la partie utilisable du réfectoire avait été quelque peu restreinte, laissant les étudiants restant sur place en quête d’une table inoccupée. Par chance, Kotai repéra immédiatement une petite table isolée, parfaite pour deux personnes - il aurait de la place - et à laquelle personne ne semblait s’intéresser. Plateau déposé devant lui, il s’installa et, sans vraiment attendre, il entama son repas. Plus par faim que par véritable envie.

Il n’avait pas spécialement repensé au garçon de la sortie des douches. Eclat turquoise. Il lui semblait l’avoir déjà vu de près. Son cerveau refusa néanmoins de partager l'information, la gardant scellée loin, très loin, au fin fond de son esprit.

Baguettes en suspens dans une main, de l’autre il consulte sous la table son téléphone un bref instant. Un message avait déclenché une vive réaction sur le serveur de la compagnie, et déjà les gens se perdaient entre excitation, débats et organisation. Il prit seulement le temps de lancer son pouce vers le haut habituel, avant de se hâter de ranger son appareil.

Repas entamé, il leva les yeux alors qu’une silhouette s’était approchée. Question concise.

« Oui. » C’était un fait. Ses yeux balayèrent les tables alentours, débordantes d’élèves. « Je suppose que tu peux t’y installer. »

Ce n’était pas exactement ce que l’inconnu lui avait demandé, mais il l’anticipait malgré tout. A moins qu’il ne prenne que la chaise pour aller s’installer avec ses amis, c’était également une probabilité et Kotai préférerait qu’il en soit ainsi. Mais qu’importe la résolution, il allait retourner à son plateau quand ses yeux s’arrêtèrent sur la chevelure vive de son interlocuteur. Huh. Sensation familière.

Le garçon de la douche. Le garçon et ses photos. Il avait oublié son nom, peut-être même ne l’avait-il jamais connu. En tout cas, il ne s’était pas attendu à le recroiser aussi tôt, quand bien même ils déambulaient dans le même établissement. Leur rencontre restait néanmoins assez floue, petit arrière-goût d’inconfort qui lui dictait de ne pas trop y prêter attention. La sensation manqua de lui faire vivement baisser la tête, mais le sourire de l’inconnu stoppa son élan.

Lui ne savait pas.

Alors il se contenta de hocher la tête, autorisation silencieuse même si celui aux cheveux colorés avait commencé à s’installer. Les mots ne venaient pas.

Appareil photo. Plus familier que le visage qui lui fait face. Ses yeux vagabondent sur la machine, curiosité caressant l’objectif. Des photos souvenirs d’une plage qui s’éveille, d’un ciel qui s’endort. La rencontre lui revint peu à peu au travers des paroles silencieuses de l’appareil.

La discussion s’estompe et, s’extirpant de ses pensées, le jeune homme repose son attention sur le contenu de son plateau, glissant brièvement un regard vers celui de son vis-à-vis. Plus garni, mais il ne juge pas. Il revient bien vote sur son repas, continuait à picorer tranquillement, malgré la présence étrangère. D’autres auraient sans doute profité de l’occasion pour entamer la conversation, mais un dîner s’appréciait davantage dans le calme. C’est ce que mère disait toujours.

Petites portions. De riz, de légumes principalement. Il avait picoré l’ensemble du bout de ses baguettes, un peu rapidement, pressé de quitter cet endroit bien trop bruyant. Son dessert le retient cependant sur place, alors qu’il prend le temps d’éplucher et de couper adroitement sa pomme en quartiers. Travail minutieux. Attentif. Bulle de silence alors qu’il oublie peu à peu ce qui l’entoure, le fourmillement des discussions, le cliquetis des couverts, le raclement des plateaux.

Une bouchée du fruit lui fait plisser les paupières de contentement. Goût du souvenir. Il revoyait presque la cuisine de ses voisins, et le père de sa senpai en train de leur préparer le goûter. Inconsciemment, il sourit presque, quand bien même ses lèvres ne font que frémir discrètement.

Repas achevé. Les billes de jais reviennent un instant sur le troisième hôte attablé. Spectateur silencieux. Dernier regard échangé, avec un brin de curiosité.

« Je l'ai fini. »

Silence contemplatif. Ce n’est qu’au moment où son camarade de table lui répond qu’il se rend compte de ses propres mots. Un élan inconscient au détour d’un fragment de mémoire. Ses épaules se réhaussèrent un peu, carapace instinctive face à la situation qu’il avait pourtant provoqué. Une fois de plus, il fut tenté de fuir, d’emporter son plateau comme il l’avait prévu et de retourner se terrer dans sa grotte. Au lieu de cela, il prit une petite inspiration de courage et acquiesça du menton. Pas entièrement convaincu mais… Une part de lui en avait quand même envie.

« Si tu veux passer.. erm.. Chambre U-2. »

Il pourrait le lui porter jusqu’à la salle commune mais il craignait de se prendre les pieds ou de se faire bousculer sur le chemin. Et vu le temps qu’il avait passé à fignoler certains détails, il préférait ne pas avoir à recommencer. De manière un peu raide, il se leva brusquement et agrippa son plateau. Rendez-vous fixé, libre au photographe de venir toquer. Il ne lui en voudrait pas s’il passait outre sa proposition, après tout il n’y avait pas grand chose d’intéressant à voir sur un Gunpla quand on était pas vraiment plongé dedans. Kotai lui adressa néanmoins un petit signe de la tête avant de filer.

Multiples notifications. Le tsunami déclenché par Tatsu n’était toujours pas retombé, renforcé par les multiples vagues de discussions qu’il avait créé dans son sillage. Sur le chemin de sa chambre, il essaya de rattraper le plus de messages possibles, faisant glisser le mur infini de potins et de prévisions. Certains d’entre eux, il les gratifia d’un petit pouce vers le haut, s’attirant un petit “AH ! Zero-san noticed me !” blagueur de la part d’Eve. Il souffla du nez, amusé, tout en passant le pas de la porte. Réflexe, ses chaussures finirent immédiatement dans un coin et, un peu obnubilé par le chat, il sortit son ordinateur de veille pour continuer dessus.

Oh ? Un autre message du chef, mais qui cette fois lui était directement adressé. Loin de se débiner, Kotai pianota sa réponse et il l’envoya au même moment où l’on toqua à la porte.



Le garçon aux cheveux colorés était venu. Se levant prestement, Kotai marqua néanmoins un temps d’hésitation. Est-ce qu’il le faisait entrer ? Son colocataire n’allait sans doute pas tarder à rentrer non plus, et il ne serait peut-être pas à l’aise d’avoir un inconnu dans la chambre. Tant pis. Récupérant sur son étagère l’objet de toutes les attentions, il fit attention à ne pas le faire chuter de son perchoir et se dirigea prudemment jusqu’à la porte. Celle-ci s’ouvrit sur le photographe, et Kotai se cacha un peu derrière son Gundam.

Le beau Gundam

Sur le plateau adapté, la figurine semblait en lévitation, maintenue par une structure transparente. Bras levés et armés, elle pouvait être assez quelconque aux yeux d’un néophyte, mais pour l’avoir montée, Kotai savait qu’il n’en était rien. Certains petits détails avaient nécessité un assemblage minutieux, peut-être pas aussi pointu que le travail d’un horloger, mais la sensation ne devait pas en être si éloignée. Cette idée évoqua en lui le souvenir affectueux d’un des personnages de Tatsu qu’il avait incarné au cours d’un jeu de rôle proposé par un autre membre de la compagnie. Lui-même n’y avait jamais participé, mais il était parfois resté pour écouter les aventures d’une troupe de français, dont l’espion-horloger qu’incarnait leur chef. Il se souvenait des descriptions précises de Tatsu, de sa voix posée et presque altière quand il se glissait dans la peau de ce double inventé… Pourquoi pensait-il à ça déjà ? Ah oui, la minutie. Tatsu comprendrait.

Hochement de tête. Il ne nierait pas sa patience. Elle avait continuellement été mise à rude épreuve au cours de sa vie, et en soit, elle se retrouvait assez peu sollicitée dans ces moments de calme. Au contraire, elle s’en retrouvait préservée, renforcée.

La demande le surprit. Un pas en arrière, marquant son hésitation. Il était encore tôt dans la soirée, et son colocataire n’était pas encore rentré. Le temps d’une photo… Et sinon il s’expliquerait. Après tout, la chambre était rangée, ordonnée, cadrée. Ce ne serait que l’affaire de quelques minutes. Le brun hocha la tête, doucement, fit demi-tour, ses yeux invitant le photographe à le suivre.

La chambre était marquée par une nette séparation : la moitié semblait habitée, l’autre d’attendre un occupant. Si ce n’était pour le lit dressé et l’ordinateur allumé, très peu d’éléments indiquaient que le logement abritait réellement un deuxième résident, et c’est vers cette partie faussement inoccupée que le jeune homme se dirigea. Son milieu naturel… Se hissant sur la pointe des pieds, prudemment, il leva les bras et déposa la figurine sur l’étagère qui surplombait son bureau. A sa place. Il n’y en avait pas vraiment d’autre. La première et seule véritable décoration si l’on omettait le vieux dinosaure en plastique qui trônait près de son pc, aux côtés d’un cadre photo. Une petite fille souriante, dans les bras d’un garçon trop sérieux pour son âge. Kotai s’écarta et amorça un petit signe vers le Gundam.

« Erm… Cela te convient ? »

Distance, il s’éloigna encore, laissant au photographe une large amplitude pour pratiquer son art. Souris discrète et curieuse, il observa la silhouette étrangère évoluer dans la pièce, s’imprégner de la lumière, de l’atmosphère avec laquelle il allait devoir composer. Malaise invisible. Il a beau le regarder, il ne peut deviner ses pensées ou la faiblesse passagère qui l’assaille.

Ses pieds quittent le sol. Lové au milieu du matelas, jambes en tailleur. Ses yeux se baladent de l’artiste à sa muse, cherchant à comprendre ses motivations, sans parvenir à établir plus que des théories. Trop d’inconnues. Il glisse sa main sous son oreiller, pressant du bout des doigts la couverture de son album photo. Lui ne collectionnait que les souvenirs. Deux visions différentes pour un même support.

Quand celui aux cheveux d’écume se retourna pour le remercier, Kotai ne pu que pencher la tête, s’attendant à le voir se presser vers la sortie. Mais le garçon était encore là, à le regarder. Sourire amical ? La porte était grande ouverte sur le couloir, il le vérifia d’un rapide coup d’oeil alors que brusquement, il craignit d’être enfermé avec un inconnu sans le moindre échappatoire. Profonde inspiration.

« Tu… souhaites autre chose ? » demanda-t-il, timidité craintive dans la voix.

L’idée ne lui avait pas effleuré l’esprit, trop concentré qu’il était sur cette présence étrangère et passagère. Il voit les traits du garçon se contracter. Agacement ? Ce n’était pourtant pas l’émotion que portaient sa voix et ses traits, mais qu’est-ce qu’il en savait ? Les gens étaient une énigme qu’il ne savait résoudre. Cela avait toujours été ainsi. Il aurait dû prévoir la question, peut-être, impossible de revenir en arrière et de vérifier sa théorie de toute manière.

« Je ne sais pas, j’ai déjà la figurine mais… »

Décoration éphémère. Comme toutes celles qui avaient peuplé sa chambre à une époque, il se savait capable de la revendre au moindre coup dur. Il n’avait jamais éprouvé d’attachement particulier pour ses possessions, à l’exception de… Doigts encore posés sur la couverture.

« C’est une bonne idée. »

Quitte à risquer devoir s’en séparer un jour, une photographie pourrait immortaliser à tout jamais le plaisir qu’il avait éprouvé en l’assemblant. Cela n’aurait pas le même cachet en terme d’ornementation mais il appréciait la possibilité de pouvoir s’en souvenir.

« Je peux te prêter une clé si tu le souhaites. » dit-il en s’empressant de se lever.

Tiroir de droite, il avait toute une ribambelle de petites clés USB dont il n’avait pas forcément l’utilité. Il voulu se hâter, ne pas retenir plus longtemps le photographe. Jambes peu coopératives ou simple maladresse, il tituba et se rattrapa involontairement à l’épaule de son invité, le bousculant malgré son poids léger. Les excuses fusèrent aussitôt, balbutiantes et embarrassées.

Effleurement de sa main sur son épaule. Fissure. Le corps en face de lui sembla se craqueler, sourire ébréché, disparu. Souffles coupés. Atmosphère de coton, il le voit ployer et reculer, s’éloignant de ce contact involontaire pour trouver refuge contre le bureau épuré. Une douleur à l’état brute qui résonne en lui. Son angoisse croît brusquement, racines plantées dans le terreau fertile de la culpabilité et irriguée à l’inquiétude. Kotai ouvre et referme la bouche plusieurs fois d’affilée, poisson hors de l’eau qui ne sait pas quel pourrait être son prochain geste, son prochain mot. Ses yeux s’agitent à la recherche d’un objectif, n’importe lequel. Ils se fixent finalement sur sa chaise de bureau et, contournant prudemment le photographe agonisant, il tire l’assise et la lui rapproche, tapotant le moelleux du siège pour essayer de capter son attention.

Propre souffrance ignorée. Il balaye la sensation brûlante là où l’étudiant l’a repoussé. Un réflexe malheureux pour lequel il ne lui en tiendrait jamais rigueur. Il comprenait. Il savait.

Blessures pansées par le temps qui s’écoule autour d’eux, la douleur s’estompe peu à peu pour l’un comme pour l’autre. Passagère. Si sa présence ne pouvait qu’être remarquée, elle ne durait heureusement que l’espace d’un instant. Dans le calme de la chambre, Kotai observe l’être d’écume devant lui, sa manière de se tenir, de presser peut-être ses côtes, de se soustraire au poids de son appareil. Un mal différent du sien, en y réfléchissant.

Perché à nouveau sur son lit, le brun lui avait laissé de l’espace. Encore. Raisons différentes, mais bien plus nécessaires encore. A sa question, il se contente de hocher la tête.

« Qu’est-ce que tu as ? »

Interrogation franche et sans détour. Il ne s’offenserait pas si le photographe ne souhaitait pas lui répondre.