Nouvelle université, nouveau campus, nouvelle ambiance. En d'autres termes, une occasion en or pour prendre quelques clichés inédits, avant que la routine ne s'installe. En plus les cours ont fini tôt. Main leste, l'étudiant attrape son appareil photo, laissant la chambre libre pour quelques heures.

Une fois dehors, les yeux verts scrutent le ciel. Voilé, même si l'on distingue les rayons du soleil. Et du vent. Pas mal de vent. Les mèches qui viennent chatouiller son nez et obstruer son regard sont un indice suffisant. La lumière n'est pas idéale. Les conditions ne sont pas idéales.
Son sujet, "Flore du campus" semble légèrement compromis. Un regret, vraiment. Il l'avait pourtant si soigneusement choisi (deux minutes avant) dans un but extrêmement louable (éviter de prendre - encore - des photos totalement au hasard).

Qu'à cela ne tienne. Il observera à la place la "faune" du campus. Après tout ce sont des clichés qui peuvent aussi se prendre en intérieur.

Sourire à la ronde, pour qui a pu remarquer son entrée. (Le vent est capricieux aujourd'hui.) Il passe la main dans ses cheveux... pour les ébouriffer encore plus. Il repère quelques rires, satisfait. Mais il ne s'y arrête pas. Quelque chose d'inhabituel a piqué son intérêt.
Un jeune homme solitaire, dont l'activité occupe tout l'espace de sa table. Peut-être le début d'un nouveau sujet, les "loisirs insolites" ? (Déjà mieux qu'un titre aussi générique que "La faune du campus"...) Absorbé au point de ne pas relever les yeux à son approche.

- Excuse-moi... ?

Légère inclinaison de la tête, ses mains se joignent bientôt. Un réflexe convenu, et pourtant sincère.

- Je suis vraiment désolé. Je ne voulais pas te faire peur.

L'oeil qui observe le montage se montre joyeux malgré tout. Enthousiaste. Ne cherchant nullement à dissimuler son intérêt pour l'activité de son interlocuteur. (Un intérêt presque enfantin.)

- Juste te demander ce que tu faisais... et si je pouvais regarder.

Plus détendu, ses doigts frôlent l'arrondi de son objectif. (Plus tard, la photo.)

- Et j'en oublie la politesse... ! Petit bout de langue qui dépasse sous son sourire mutin. Après un court silence, il s'incline. Bonjour... !

Les présentations ? Plus tard aussi. Il en a déjà assez (trop ?) fait. Son camarade ne semble pas des plus bavards. Ni des plus réceptifs. Mieux vaut d'abord lui laisser assimiler sa présence. Il pourrait bien déjà l'avoir submergé d'informations. (Parler sans réfléchir, lui ? Jamais.)

Trop. C'est une certitude maintenant. Le sourire extravagant s'effondre, au profit d'une lueur contrite dans les yeux clairs. Il a reculé d'un pas. Sa voix s'est adoucie elle aussi, laissant malgré elle ses émotions transparaître. Impossible de faire semblant. Joie enfantine, curiosité, un brin d'admiration. C'est ce que son travail lui inspire. (Ca fait partie de lui.)

- Parce que ça m'intéresse...

Le bras ouvert sur la table transformée en plan de travail suffit à faire renaître l'étincelle vibrante dans ses yeux, lèvres étirées en un sourire plus doux.

- Merci.

Ses paupières voilent un instant ses iris, mais il ne dit rien de plus. Il tire simplement une chaise, prenant garde de faire le moins de bruit possible, pour ne pas déranger son camarade.

Assis, et sage, il n'a pas besoin de parler. Ses yeux observent les différents éléments répartis sur la table. Un puzzle avec beaucoup trop de pièces pour appréhender son ensemble. Remontant instinctivement sur le mécanicien de temps à autre, mais il respecte son souhait et son regard ne s'attarde pas.
Attention portée sur la jambe déjà assemblée, orientant la pensée de l'observateur. Petit sourire, sans jugement. Les mains qui manipulent les pièces attirent inlassablement son regard. Gestes mesurés, une légère tension. Il se garde de trop les fixer. Sa seule présence est une gêne, aussi discret qu'il tente d'être.

Le temps passe sans qu'il ne se lasse. Appareil désormais posé en sécurité sur un coin de la table. L'étudiant continue son observation muette. Sourire flottant entre eux, simplement.

Outil précieux délaissé sur la table, le photographe s'est contenté d'être un spectateur paisible. Ambition toujours présente, mais son but n'est pas d'intimider ou d'incommoder qui que ce soit. (Trop tard pour ça ?) Le bon moment se présentera peut-être. (Ou pas.) Jusque là le bien-être de son camarade lui importe plus.
Mais il le voit. Malgré sa tranquillité, malgré le temps qui passe, le maquettiste n'est plus seul. Il ne peut plus faire abstraction de ce qui l'entoure. De sa présence. C'est un regret.

La question muette lui fait relever les yeux. Toujours attentif. (Pas trop incisif.)

- Ah, ça ? Sa voix reste mesurée, modérant la passion qui la fait pourtant vibrer. C'est mon dada à moi.

Plus qu'une passion, puisqu'il envisage d'en faire sa vie. Il n'insiste pas. Le regard du garçon s'est déjà porté sur autre chose. Ses cheveux. Ebouriffés. (Le vent ? Son jeu de pitre plutôt.) Il passe les mains dedans pour remettre un peu d'ordre. Pas de commentaire. Seulement un sourire. Si son nouvel ami veut en parler, il le fera savoir.

L'art de se perdre. Ailleurs, sans raison. Du moins, sans autre raison que lui-même ne perçoive. Son interlocuteur ne reprend vie qu'au moment où il arrête de toucher ses cheveux. Intimidé, encore. Et pourtant, il ose (il ose... oui, ça y ressemble) lui demander plus de précisions. Et même s'il a détourné les yeux, presque honteux de sa question, ceux de l'étudiant ce sont ouverts un peu plus grands, accentuant son sourire.

- C'est ma passion, et même un peu plus que ça. Mais... Un rire lui échappe, canalisé en posant les yeux en contrebas (au hasard sur le robot en plein montage), et son doigt sur sa propre joue. Je ne suis pas sûr que tu sois prêt à l'entendre.

Enthousiasme débordant, il n'est pas certain de pouvoir le contenir suffisamment pour ne pas faire fuir l'introverti en face de lui. Ce n'est pas ce qu'il veut, loin de là. Il est venu le voir après tout. Chemin de pensées. Ce n'est pas un refus qu'il lui oppose.

- Je peux te montrer si tu veux. Regard franc et conciliant, à celui qui se force pour faire plaisir aux autres. Mais seulement si tu en as vraiment envie.

Surprise. Emoi. Réserve. Volonté. Bien que l'hésitation ait la part belle dans le comportement de son camarade, les yeux du photographe ne manquent pas les subtils changements. Timides, encore.

Tranquillement, l'étudiant saisit son appareil photo. Puis se lève.

- Je peux m'approcher ? C'est pour te montrer les photos.

La promesse implicite d'une distance, d'une sécurité. Même s'il sera proche. Sans doute n'aime-t-il pas la proximité. Petit sourire. Il prendra le temps qu'il faut pour ne pas l'effrayer (encore).

Petit hochement de tête. Le jeune homme attrape la chaise de sa main libre et la place à côté de celle de son hôte. Distance raisonnable pour ne pas empiéter sur son espace vital, suffisamment proche pour qu'il ait une bonne vision des clichés, et pouvoir se pencher vers lui s'il en ressent le besoin.
S'installer n'est qu'une formalité, mais un bref regard vers son compagnon s'assure tout de même que ce dernier n'est pas mal à l'aise.

Prudemment, il détache l'objectif. Pour le moment, il n'en a pas besoin. Pour montrer les clichés, l'appareil sera plus maniable ainsi. Désormais allumé entre ses mains expertes, il manipule les boutons jusqu'à parvenir aux dossiers de la mémoire interne. Tout est parfaitement rangé, trié. Par thème, par date.
Petit sourire, petit regard vers le bricoleur. Pas de retrait, pas d'objection. Il choisit un dossier récent correspondant peu ou prou au thème abordé avant de venir ici : "Flore et paysages". (Si cela lui convient ?)

Tranquillement, les images défilent. L'écran de l'appareil n'est pas le meilleur pour ça, mais il donne déjà un très bon aperçu du rendu réel de chaque photo.

- J'ai essayé des photos en gros plan, mais je n'ai pas l'objectif adapté.

Des plantes, prises de plus en plus proches. L'écran n'est pas assez grand pour les voir floues. Le regard de l'étudiant s'attendrit sur une photo particulière, qui reste un peu plus longtemps sur l'écran. Une abeille en train de butiner. Puis il secoue la tête et reprend sur ce qui ressemble à des photos de vacances.

- Ici, ce sont les berges du lac Biwa. La lumière par temps d'orage est vraiment particulière. (Entendre magnifique.)

Le cliché montre une plage. Un ponton faiblement éclairé enjambe l'eau. Un surplomb rocheux domine le tout, soutien d'une bâtisse élégante, presque brillant sous le ciel assombri par l'orage. Sans rien gâcher de la majesté du paysage. Une ambiance mystérieuse, presque un décor de film.

Plusieurs photos montrent la plage - ou d'autres paysages - sous différents angles, différentes lumières. L'amateur commente calmement. Pas de jargon technique, juste les raisons qui lui ont donné envie de prendre tel ou tel cliché.
La plage, la montagne, des arbres, des fleurs. Le photographe pourrait continuer longtemps. Mais il regarde son camarade. (C'est sans doute assez pour lui.) Il n'est pas venu parler de sa propre passion à l'origine.

L'exploration du dossier thématique touche à sa fin. Explications envahissantes ? Il ne semble pas. Son camarade parait même s'être grandement détendu. (Il devrait peut-être s'essayer à l'ASMR...) Yeux pétillants, même si sa voix garde sa quiétude.

- Ca dépend, tu en as envie ?

Suivre ses pérégrinations a peut-être un effet apaisant pour le jeune homme dépassé par sa timidité. Mais le photographe n'a en réalité aucune idée de ce qui pourrait lui plaire, de quel sujet choisir pour le maintenir dans cet élan tranquille.

- Qu'est-ce qui te plairait ?

Franchise. Voilà qui contraste prodigieusement avec la réserve démontrée jusque-là. Un instant le photographe reste coi, yeux surpris posés sur son interlocuteur. (Il ne s'attendait certainement pas à celle-là.) La confusion passe rapidement, et son visage retrouve son sourire. (Après ça, c'est sûr, il se met à l'ASMR.)

- D'accord.

A-t-il seulement entendu sa réponse ? Ce n'est pas la première fois que le jeune homme se perd en contemplation. Il ne fait rien pour l'interrompre. Ses pensées lui sont inconnues, mais il ne lui appartient pas de les perturber.

- J'espère que ça te plaira.

"Aubes et crépuscules". Le diaporama s'ouvre à nouveau sur une plage. La même que celle photographiée auparavant. Un autre point de vue. La lumière y est vraiment différente, donnant l'impression de voir un autre paysage. Soleil rasant au-dessus de l'eau dans des tons pastel. Scintillements presque féériques.
Le choix du moment lui est venu naturellement. Une évidence. L'étudiant étouffe un petit rire. Il était en pyjama pour prendre cette photo. Il a dû faire des essais sur plusieurs jours pour capter l'instant où la lumière était la plus belle. (En pyjama sur la plage tous les matins. C'est tout à fait lui.)

Des buildings. Le soleil couchant les éclaire d'un feu intense, orange et violacé. Un reflet projette même un rai de lumière pourpre vers le ciel. Un artefact de l'appareil photo en réalité, mais l'effet artistique lui a beaucoup plu.
Les pics lointains et enneigés d'une montagne. L'air paraît froid, mais les touches roses et bleutées ravivent un peu de chaleur. Nuages cotonneux comme une écharpe sur les sommets.

Toutes les photos ne sont pas extraordinaires, mais leur auteur les commente sans se presser, voix paisible modulée par les émotions ressenties au moment de la prise, ravivées par l'évocation de ses souvenirs. Tant que son spectateur ne se lasse pas...

Passion au bord des lèvres, tamisée pour l'agrément de son auditeur. La lumière de l'aurore et du couchant sont parmi les plus belles, mais aussi les plus difficiles à capter. L'étudiant n'est pas certain d'avoir réussi à rendre leur majesté.
Quelques mots pour la fin, alors que l'album se termine. Retour sur l'une des photos qui semblent avoir marqué l'esprit de son camarade, en guise de conclusion. Il n'a pas dit un mot durant tout le visionnage. Son silence est pourtant particulièrement éloquent. Il lui sourit.

- Ca t'a plu ?

Question inutile. Mais il a encore l'appareil entre les mains.

Réponse indolente. Le dormeur vient de se réveiller. Le songe s'estompe doucement, laissant le rêveur encore engourdi. Rêveur qui reprend peu à peu pied dans la réalité. A contrecœur. La conscience de ce qui l'entoure écaille légèrement le vernis de sa sérénité.

Plusieurs fois, des regards se sont arrêtés au-dessus de l'épaule du photographe, captant une image au travers de l'absinthe de ses cheveux, écoutant distraitement une description. Rien qui ne vaille qu'il s'arrête, ou le fasse remarquer. Son camarade s'est enfermé dans cette petite bulle avec lui. Une envie, un besoin. Pour lui, un plaisir simple.

Un sobre sourire en réponse. Des mots auraient pu exprimer ce qu'il ressent. Mais ils sont superflus. Cela n'a rien d'une charge, d'une obligation. Ce temps il le lui a offert de bon cœur. Véritablement. (Un plaisir.)

Appareil manipulé entre ses mains. Raccordement de l'objectif alors que l'écran redevient noir. Il relève les yeux vers celui qui a accompagné ses voyages l'espace de quelques instants.

- J'ai un aveu à te faire. Petit sourire. Humble et doux. Si tu me permets.

Montage inachevé. La moitié des pièces toujours en kit sur la table. L'étudiant a dû reprendre conscience de ça, aussi. Du temps perdu pour cette activité. Celle à l'origine, qu'il avait choisie.

(Oh.)

La distance paraît d'un coup bien plus grande. Alors que ni l'un ni l'autre n'a vraiment bougé. Son regard a suivi celui de son interlocuteur. Fuyant. Il aurait pu refuser. Choix de mots malheureux ? Il n'en aurait pas envisagé d'autres. Lèvres pincées. Il accepté. Sa retraite n'est même pas un refuge.

Le silence s'installe un instant. Alors qu'il hésite. Pas longtemps. C'est un risque.

- Je voudrais te prendre en photo. C'est pour ça que je suis venu.

Mains expertes se mouvant avec aisance. Dévouées au point d'en oublier tout le reste.

- Toi et ta passion.

C'est presque un sursaut. Sourire flottant sur les lèvres de l'étudiant, compréhensif. Rassurant. (Mieux vaut ça que de le voir partir en courant, non ?)

- Tu n'as pas fini, c'est un fait. Son regard bascule sur la table. Et certainement, ce sera intéressant de le voir terminé.

En un sens, les pièces dispersées contrastent avec celles déjà assemblées. (Mais justement.) Il relève les yeux. Voix placide, et pourtant radieuse.

- Ce que m'intéresse le plus est le chemin pour y parvenir. Capturer ton savoir-faire. Le cœur que tu mets à l'ouvrage.

Expliquer ses raisons, c'est bien. En condensé c'est mieux. (C'est vrai qu'il n'était pas encore trop tard pour le faire fuir...) Incorrigible. Il poursuit, ou plutôt conclut d'une petite voix.

- Si tu ne veux pas tu n'es pas obligé.