Certaines journées commencent sous de bons auspices, d’autres non.

Tanwen aurait dû le voir venir. C’est ce qu’il se dira après coup même si en vérité, il n’y avait absolument aucun moyen de le deviner, encore moins de faire quoi que ce soit. La roue tourne, c’est comme ça. Il s’efforce de le répéter alors qu’il est là, assis sur le rebord de lit, qu’il vient d’allumer son portable et que l’album photo lui propose de redécouvrir un souvenir d’il y a sept ans. Le problème, c’est qu’il était encore avec Raj y a sept ans. La photo est un selfie flou et pas très bien cadré, comme la plupart des selfies. Ils sont au parc du Thabor près de la volière, avec des cornets de glace qui ne leur coulent pas encore sur les mains mais ça ne saurait tarder. Le temps à l’air radieux, ses cheveux sont plus courts mais ça se voit à peine et Raj est solaire comme il l’était toujours. Avant. Revoir son visage souriant, magnifique et lumineux alors qu’il est à peine levé n’est pas vraiment la meilleure façon de commencer la journée du bon pied mais Tanwen ne l’avouera pas. Au lieu de quoi, il éteint l’écran, se lève et commence à se préparer pour aller prendre son petit déjeuner.

Le mardi est une journée peu chargée, c’est le cas de le dire. Il n’a que son cours de photographie avant la pause déjeuner. En général, il consacre le reste aux révisions, à avancer sur ses projets à rendre, à se promener et dessiner. Pour cette fois, se promener sera très bien. Il a envie de prendre l’air et de se changer les idées. Mieux encore, il va prendre son appareil photo et pratiquer un peu avant le cours. À ce qu’il paraît, ils vont avoir un sujet pratique et comme ça lui donne encore un peu de mal, il aime bien prendre de l’avance et s’entraîner. Il se rend donc au parc, de meilleure humeur car il a plu dans la nuit mais le temps est beau et l’herbe sent encore bon la fraîcheur. Sourire aux lèvres, il retire ses chaussures et avance sous les arbres, observe les oiseaux qui filent gaiement entre les branches (moineaux, mésanges, bergeronnettes), prend quelques clichés en faisant attention à ne pas les effrayer avec le bruit du déclencheur. L’enthousiasme le gagne. Après tout, c’est comme ça qu’on repousse la morosité ! Inutile de se laisser abattre par un mauvais souvenir, il faut faire tourner la roue et aller de l’avant. C’est ce qu’il se répète, bien décidé à retrouver toute sa joie de vivre habituelle, jusqu’à en oublier de faire attention où il met les pieds.

Une racine lui griffe la peau et le fait trébucher. Son appareil lui échappe des mains, heurte le sol, et l’objectif se détache avec un craquement sonore pour rouler dans l’herbe plus loin dans l’herbe. Cette fois, Tanwen a beaucoup plus de mal à retrouver le sourire. Après le choc, il ramasse les morceaux et ne s’efforce de contenir le chagrin brûlant qui lui brouille la vue quand il constate que, si l’appareil a l’air d’avoir survécu, l’objectif est définitivement fichu. Il ne pourra pas s’en servir en cours aujourd’hui. Évidemment, c’était un cadeau de son père pour son admission à l’université.

« Euh… Yamamoto-san ? »

Il a pris son courage à deux mains pour s’adresser à lui après la fin du cours. En temps normal, il aurait demandé à Akio mais ce dernier est absent et de toute manière, son appareil est trop différent du sien pour qu’il se sente à l’aise avec. Satoru Yamamoto, lui, utilise un modèle similaire et, même s’il n’a pas l’air très avenant, Tanwen décide de tenter sa chance. Après avoir rangé en vitesse ses affaires, il le rejoint à son pupitre. Son sourire est un peu triste comparé à d’habitude mais il faudrait bien le connaître pour s’en rendre compte.

« Est-ce que tu accepterais de me prêter ton appareil cet après-midi ? Je te le rendrai d’ici une heure ou deux. Si tu n’en as pas besoin, bien sûr. »
   

Tout en s’adressant à lui, Tanwen rassemble à la va-vite ce qu’il sait sur Satoru. Pas grand-chose en vérité. Il est plus jeune que lui mais il est en 3e année. Il l’a déjà croisé dans la salle commune des dortoirs, en train de lire ou de réviser. Son allure est plutôt atypique, le remarquer n’a rien de difficile. Il est calme et austère, rarement aimable ou souriant. Il n’a pas l’air d’avoir énormément d’amis. Tanwen a déjà entendu les mots « hautain » et « prétentieux » dans la bouche d’autres étudiants qui parlaient de lui. Ce n’est pas spécialement pour le rassurer mais il en faut bien davantage pour le décourager ou le dissuader d’aborder quelqu’un. Bon, il est peut-être un peu désarçonné quand Satoru lui répond sans la moindre chaleur, mais ça ne l’empêche pas de sourire en repoussant par réflexe la lourde masse de ses cheveux en arrière.

« Oui, pour demain. J’ai cassé l’objectif de mon appareil avant le cours et tu utilises un modèle de la même série, j’aurais moins de mal à me repérer dans les réglages. Si tu acceptes. »

Hm. Dit comme ça, ce n’est pas la meilleure manière de le convaincre de lui prêter son appareil. Espérons que les rumeur sur son arrogance soient infondées...
   

Hm. Bon. C’est un peu gênant. Tanwen cligne des yeux en soutenant le regard inexpressif de Satoru, pas certain de la conduite à adopter. Est-ce qu’il fixe toujours les gens comme ça sans répondre quand on lui demande quelque chose ? Est-ce que c’est pour ça que tout le monde dit qu’il prend les autres de haut ? Le jeune métis n’en sait rien, mais ça semble un bon indice malgré tout. Il doit se retenir de se dandiner ou de toucher ses cheveux, mal à l’aise. Ses yeux rouges n’aident pas à lui donner l’air aimable. Il va refuser ? Oui, sans doute. Il lui aurait déjà répondu s’il avait- Oh ! L’étonnement arrondit la bouche de Tanwen, puis un immense sourire lui éclaire le visage. Quel soulagement ! Et quelle bonne surprise !

« Oh, c’est vrai ?! Merci beaucoup, c’est vraiment gentil ! J’ai cru que tu allais refuser, j’étais déjà en train de me creuser la tête pour trouer un plan de secours. Tu me rends un chouette service ! »

Tanwen s’incline avec enthousiasme, plus du tout impressionné par l’étrange réserve de son sempai. Il réceptionne avec précaution la sacoche de l’appareil, le remercie à nouveau chaleureusement, et s’apprête à partir (plus vite il aura fait ses photos, plus vite il pourra lui rendre son bien) quand la voix de Satoru interrompt son mouvement. Il se retourne, pris de court une nouvelle fois.

« Euh… Oui ? Enfin je veux dire, tu veux bien ? Ça ne te dérange pas ? »

Après tout, il est en troisième année, il a sans doute des devoirs à faire lui aussi.
   

Le sourire de Tanwen s’élargit. Même s’il n’a rien d’autre à faire, il aurait pu vouloir être tranquille ou s’occuper à tout autre chose qu’à aider un 1ère année à faire ses devoirs, donc ça reste généreux de sa part. Il ne doute pas que ça se passera bien. La franchise de Satoru est encore un peu surprenante mais, tout désarçonné soit-il, Tanwen trouve l’expérience fascinante tandis qu’il secoue vivement la peine pour le détromper :

« Non non non ! Ça ne me dérange pas du tout, je veux bien ! C’est toujours utile d’avoir les conseils de quelqu’un d’autre quand on fait des photos, je trouve. Surtout que ce n’est pas ma plus grande force, si je dois être honnête. »

Riant gentiment de lui-même, il rajuste la lanière de son sac de cours sur son épaule et laisse Satoru prendre les siennes avant de quitter la classe. Pour bien faire, il faudrait qu’il aille poser ses affaires dans son casier avant de s’occuper de ce devoir de photo, pour avoir les mains libres. Ils prennent donc la direction du hall. Après quelques instants de silence (il n’a vraiment pas l’air du genre bavard), Tanwen ajoute avec un petit sourire :

« Désolé si je t’ai donné l’impression d’être nerveux. C’est juste que je me disais que j’avais l’air bizarre à te demander ton appareil alors qu’on ne s’est quasiment jamais parlé avant. Mais c’est super que tu n’aies pas d’a priori à ce sujet ! Ça va bien avec ton air cool ! »

Hm. Est-ce qu’il a bien fait de dire ça ? Il a un doute l’espace d’un instant alors qu’un bref rire gêné lui échappe :

« Ouais, je… Tes cheveux et tes lentilles, je trouve ça cool. »

Heureusement pour lui, ils atteignent son casier à cet instant et il peut en profiter pour ranger ses affaires. Il les récupérera en rentrant, avant de regagner sa chambre. Se tournant vers Satoru, il lui demande :

« Le sujet s’appelle Contrastes Urbains donc je voulais me promener un peu dans le quartier, pas forcément très loin. C’est toujours okay pour toi ? »