[Terminé] Pourquoi l’habit ne fait jamais le moine?

Vingt heures. Il quitte sa chambre en soupirant, son sac bourré de vêtements sales sur l’épaule, fermant la porte aussi doucement que possible pour ne pas déranger ses colocataires. Pris par les relectures de ses cours, il en a oublié qu’il devait faire ses lessives. Peu lui importait au fond. Et au mieux, il n’y aurait pas grand monde et il pourrait profiter d’un instant de solitude. Dans le couloir, il croise Juliette. La jeune fille baisse les yeux et son cœur se serre un peu. Pourquoi fallait-il qu’il passe pour le méchant dans toute cette histoire ? Il avait fait de son mieux pour qu’elle ne le déteste pas, pour qu’elle ne souffre pas, pour qu’il puisse à nouveau arrêter de raser les murs. Si sur ce dernier point, il n’a plus à s’en faire, la culpabilité le ronge quand il voit la mine triste de sa camarade.

« Fait chier… » Marmonne- t-il pour lui-même quand il passe les portes du bâtiment.

Pourquoi serait-ce à lui de se sentir coupable ? Il n’a rien fait sinon refuser les sentiments d’une camarade. Elle aurait donc préféré qu’ils soient ensemble contre son gré ? Qu’il ne lui accorde pas l’attention qu’elle voudrait ? Qu’il s’agace de ses abruties de copines ? Qu’ils finissent par se disputer ? Qu’elle soit triste à longueur de journée et finisse par lui dire qu’il est un sale c*n, trouve mille et un prétextes avant de rompre, salir sa réputation et par la même occasion le faire détester par tous ? Calme-toi Shinji. Tu as juste regardé trop de dramas. Et après ses proches se demandent pourquoi il n’a pas de petites copines. Mais elles sont marrantes aussi, elles veulent que les hommes fassent preuve d'honnêteté seulement si les choses vont dans leur sens à elles ! Toute autre direction les amenant à penser que les garçons ne sont rien d’autre que des imbéciles. Elles sont fatigantes. Il ne les comprend pas. Tout ça parce qu’il l’a un peu trop regardé pour son propre bien. Décidé à ne plus poser ses yeux sur une fille le reste de sa soirée, voir, de sa scolarité, il se rend à la laverie d’un pas nonchalant. Qui sait ? Peut-être sera-t-elle libre ?

« Bonsoir… » Marmonne-t-il encore, lorsqu’il rentre dans la salle.

Une grimace déforme ses lèvres en constatant qu’une fille est déjà là, juchée sur une des machines. Sérieusement, il y a d’autres moments pour laver son linge. Il soupire, ouvre le battant de la machine à côté d’elle, y fourgue presque rageusement ses vêtements dans le tambour. Ne pouvait-elle pas aller ailleurs, un autre jours, un autre moment ? Un coup d'œil à sa machine lui informe qu’elle vient tout juste de lancer le programme. Shinji soupire et malgré lui lève les yeux vers elle. Elle ressemble à Nakajima mais en plus…

« Nakajima-kun… ? » S’étonne-t-il en la détaillant, oubliant ses nouvelles résolutions.

Si elle est habillée plutôt décontractée, ce qui ne change pas de l’ordinaire, il ne peut pas ignorer ses cheveux peignés, soignés, ses cils qui lui paraissent plus longs, plus fournis et le trait noir sous ses yeux qui souligne et intensifie son regard. Le brun de ses iris lui paraît plus clair. Malgré lui, il est forcé d’admettre qu’à cet instant qu’elle est plutôt mignonne et qu’elle a des jolis yeux. Ça le met mal à l’aise. Détournant le regard, il lance son programme et prend place à côté des affaires de la jeune fille, tirant son téléphone et ses écouteurs d’une de ses poches.

« T’as presque l’air d’une fille. C’est trop bizarre… »

Et dire s’était essayé au compliment. La réaction n’est pas celle souhaitée. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il s’imaginait au juste ? La réplique de sa camarade lui fait lever les yeux au plafond et soupirer. Encore heureux qu’il ne ressemble pas à une fille. Mais s’il est agacé, il sent bien qu’il a vexé sa camarade. Il aurait bien aimé arranger les choses Shinji, préciser sa pensée, mais il se voit mal dire à Nakajima-chan qu’elle est plus jolie quand elle a l’air d’avoir pris soin d’elle. Rien qu’y penser le gêne assez pour sentir son visage se réchauffer et surtout, il a largement eu sa dose de drame avec la Juliette. Hors de question qu’une autre se fasse des idées.

« J’disais pas ça en mal… » Marmonne-t-il finalement.

Peu désireux de poursuivre cette conversation, il enfonce ses écouteurs dans ses oreilles et lance sa playlist. Les yeux fermés, le dos et la tête reposant contre le mur, il se laisse porter par la musique, ses doigts martelant parfois le rythme sur son genou quand l’envie de gigoter le prend. S’il était seul, chez lui, peut-être qu’il se serait mis à danser, imitant les pas et les mouvements des danseurs. Il se serait senti très c*n, mais à part lui personne ne l’aurait jugé. Là, dans la laverie, et même juste dans l’enceinte du campus, il se sent comme prisonnier de lui-même. Il n’ose pas le moindre petit balancement et pour ça, pour cette liberté de mouvement, il envie beaucoup Ena.

La musique passe, il ouvre les yeux. Pas celle-là. Il la change. Ah ! Là, c’est mieux. Nouveau groupe, nouvelles chansons. Il les suit depuis quelques semaines déjà. Sans s’en rendre compte, il se met à fredonner les paroles d’M-hi. Elle au moins ne lui donne pas envie de s’enterrer ou d’exploser quand il l’écoute.

Les yeux fermés, porté par la musique, il ne fait presque plus attention aux bruits qui l’entourent. Les machines qui tournent, Nakajima qui griffonne… Et soudainement, il a l’impression que sa musique joue dans ses écouteurs, mais aussi en extérieur. Troublé, ne voulant se prendre de piques de la part de sa camarade concentrée sur ses devoirs, il ouvre un œil et retire un écouteur. Sur son écran, il voit la petite silhouette d’M-hi qui se déhanche… Mais le son ne vient pas de son téléphone, aucun problème à ce niveau. Intrigué, surpris, étonné, il tourne son visage en direction de la jeune fille et se surprend à fixer ses lèvres d’entre lesquelles les paroles de la chanson s’échappent. Retirant son deuxième écouteur, il le pose sur sa cuisse, ne sachant ni que faire, ni que penser, encore moins quoi dire.

Ne sachant pas ce qui l’étonne le plus entre le fait que Maka connaisse la chanson, qu’elle chante exactement comme M-hi ou le fait qu’elles se ressemblent quasi-traits pour traits, ses yeux font des vas et vient entre son téléphone et le visage de la fille. Maintenant qu’il a moyen de les comparer en direct... Non. Il secoue la tête. Appuie sur le lecteur pour mettre la vidéo sur pause. Que Nakajima-kun soit une fille passe encore. Mais qu’elle soit une idole qu’il apprécie beaucoup, il y a un monde avant qu’il ne puisse accepter cette idée. Mais entre ses rougissements, son regard… Son air inquiet. Non.

« Non… »

Il refuse.

« P*tain… C’est pas vrai ! »

Et pourtant. Il a envie, il a besoin de savoir maintenant s’il ne veut pas passer une nuit blanche à se convaincre qu’il a juste cauchemardé.

« C’est quand même pas toi…? S..si ? »

Non.

Il refuse Shinji. Il n’aurait même pas dû poser la question. Juste passer une main sur son front pour récupérer le souvenir et le balancer plus loin ! Elle est où la pensine de Dumbledor quand on a besoin ? Et la baguette de sureau ? Et le puits de l’oubli pour qu’il y saute à pieds joints ? Les yeux écarquillés, il fixe la jeune fille, espérant sincèrement qu’il se soit trompé, qu’elle rigole, se moque de lui, le traite de baka voir même qu’elle lui tapote l’épaule ! Il aurait accepté ce genre de contact de sa part si cela avait pu soulager son esprit. Mais non. À peine sa première bafouille et c’est plié. Rangé. Ses explications ne convaincraient absolument personne et sur le coup, il a juste envie de la secouer, lui dire qu’elle pourrait faire plus d’effort pour le nier tout en ayant un peu pitié. Et m*rde. Une jumelle ? Sérieusement ? Elle ne pouvait pas trouver autre chose ? Il en soupire, Shinji et se passe les mains sur le visage. Elle finit par avouer. Il soupire encore.

« Non sans blague… » Un marmonnement couvert par la musique de la machine à laver.

Elle a des gestes rageurs sa camarade quand elle retire les linges du tambour. Il se serait presque attendu à voir des paillettes et des strass, mais plutôt que de les chercher du regard, il préfère détourner les yeux, peu désireux de risquer de voir des sous-vêtements. Elle semble déjà bien assez énervée, si en plus il voit ce qu’il ne devrait pas voir, il craint qu’elle n’explose au sens littéral du terme. Ses paroles sont acerbes et le piquent alors qu’elles ne devraient pas le toucher. Bien évidemment qu’il se pose plein de questions et que les suppositions sont tout aussi nombreuses. Il pourrait lui dire « oui », mais sur le coup, ce n’est pas à qu’il pense en priorité.

« Ça m’emmerde… Fais chier… Je me demande surtout comment moi, je vais faire pour ne pas te voir en M-hi ou … »

Oui, ce serait difficile maintenant ne pas voir Maka qui se déhanche sur les scènes, de ne pas imaginer ses mauvaises têtes, ses cheveux décoiffés. Plutôt qu’envoyer des paillettes et des étoiles dans le cœur de ses fans, il imaginerait de l’ail, du sel et pourquoi du poivre pour finir l’assaisonnement !

« …Ou M-hi en toi maintenant…»

Un autre problème. Jusqu’à présent, M-hi était une idole, une étoile, un être inaccessible qu’il n’aurait jamais pensé réellement rencontrer. Et comme pour beaucoup d'adolescents de son âge à qui on présente une nouvelle icône, il en avait eu des pensées déplacées ! Embarrassé, il pose à nouveau les yeux sur elle, sur sa silhouette qu’il détaille bien malgré lui avant de se sentir au bord du court-circuit. Hors de question de se mettre à l’imaginer les cuisses et le nombril à l’air ! Heureusement, sa machine chantonne à son tour, le tirant de son observation lui évitant de trop violents rougissements. Il glisse au sol en soupirant.

Elle n’a soudainement plus l’air très bien Nakajima-san. Bien malgré lui, ça lui serre le cœur. Isolée, visiblement gênée, probablement perdue et angoissée, elle lui paraît plus fragile maintenant son secret dévoilé à un presque étranger. C’est normal après tout. Il a découvert ce que seuls ses proches doivent connaître. Les épaules de Shinji se décrispent un peu. Pour une fois, il a l’impression de comprendre les discours de son père sur la fragilité et la sensibilité des femmes. Pour une fois, il ne ressent pas l’envie de fuir ou d’envoyer paître. Déstabilisé, il se laisse néanmoins porter par ce nouveau besoin qui l’anime. Une envie de protéger. Sa main se lève, un peu tremblante et se pose brièvement sur la tête de la jeune fille. Deux petits tapotements plus tard sur ses mèches soyeuses et il récupère sa main pour s’occuper de son linge.

« ça vaut ce que ça vaut… Mais j’dirais rien… Je sais que tu ne m'apprécies pas plus que ça, mais sur ça, tu peux me faire confiance… Je serais le pire des c*nnards si je divulgue ton identité secrète…»

Il n’en revient pas vraiment, Shinji. Toucher la tête d’une fille, même pour la réconforter, ça ne fait pas vraiment partie de ses habitudes, ou même la tête de quelqu’un en général. À bien y réfléchir, à part avec sa famille, sa mère, son beau-père et sa grand-mère, il ne se montre pas très tactile et les gestes, qu’il pourrait qualifier « d’affectueux », sont assez rares. Alors pourquoi, comment a-t-il osé se montrer si familier avec sa camarade ? Pourtant, quand elle le remercie de façon si mignonne, s’il se contente de marmonner des choses inintelligibles, il ne peut s’empêcher de penser qu’il a bien fait et ça lui fait plaisir, d’autant plus quand elle avoue ne pas le détester « tant que ça ». Elle est chiante, comme toutes les autres filles de sa classe et des classes voisines, elle est bruyante, excitée, elle lui a pété la lèvre lors de leur première rencontre et ne s’est pas montrée plus agréable que ça, elle est assez étrange pour préférer qu’on la prenne pour un mec plutôt que comme une… Une jolie fille à défaut de dévoiler sa double identité. Et pourtant, c’est sincèrement qu’il lui répond.

« Moi non plus… J’te déteste pas tant que ça.»

La conversation aurait pu s’arrêter là. Ça ne l’aurait pas dérangé. Il se sent d’ailleurs un peu gêné et regardant le temps de séchage qu’il reste, il soupire et désespère un peu. L’ambiance lui paraît pesante après tout ça et il se demande pourquoi il n’a pas fait comme elle. Pourquoi il n’a pas pris de quoi réviser. Au moins, il aurait pu penser à autre chose. Là, il n’a même plus envie d’écouter de la musique. C’est trop bizarre d’autant plus qu’il connaît la vérité sur Maka maintenant. Se rasseyant à sa place, il peut s’empêcher de lancer un coup d'œil peu amène en direction de la jeune fille quand elle relance le sujet.

« T’as vraiment besoin de poser ce genre de question… ?! »

Et même si elle lui dit de laisser tomber, il ne peut s’empêcher de repenser à la façon dont elle parlait d’elle-même, plus tôt. Son « Ça » qui démontrerait presque sa mésestime pour son apparence. Peut-être pas un dégoût d'elle-même, mais au moins une gêne, ça, il en est certain. Il peut également comprendre sa curiosité, son envie, son besoin de savoir si elle est appréciée dans son groupe. Il en est persuadé, elle cherche juste à connaître sa véritable place et ça, il ne peut pas l’en blâmer. Il se souvient de toutes ces fois où il a demandé à sa mère ce qu’elle pense de son art. Son discours reste le même, pour elle, il est le meilleur. Si ça le fait sourire, s’il se sent fier de l’être aux yeux de sa mère, il sait que ce n’est pas très objectif et que le public à sûrement un avis très différent. Pour M-hi… Ça doit être pareil. Il se passe la main sur la nuque, embarrassé. Confidence pour confidence, il finit par penser qu’il n’y a rien de mal à se dévoiler un peu, surtout ça peut lui remonter le moral. Elle est mignonne la Maka timide et mal assurée, mais il n’est pas non plus comme cet insensible d’Eikichi.

« O… O-Arau est plutôt jolie… » Dit-il après un certain temps.

O-Arau, elle a vite attiré son œil la première fois qu’il a entendu parler du groupe. Elle est même carrément belle. Avec ses grands yeux, ses longs cheveux qui volent partout sur scène, son air angélique et cette espèce de réserve, de timidité pendant les interviews, il aurait bien pu craquer. Mais pour lui, elle est totalement superficielle et ça gâche totalement son charme.

« Mais c’est pas ma préférée… M-hi est plus naturelle… Plus accessible en un sens. Et si elles ont toutes l’air de péter le feu, M-hi a… Une énergie contagieuse. Elle donne de la joie.»

S’il s’était imaginé que ça serait moins embarrassant de parler d’elle comme si elle ne faisait pas partie de Maka, mais plutôt comme une personnalité totalement à part dont il peut parler comme il le ferait avec une «amie » et bien, il s’est trompé et se fait l’impression d’être beaucoup moins cool et détaché que ce qu’il attendait de lui-même. Heureusement que l’autre Grincheux ne le voit pas.

« P*tain … » Jure-t-il.

Se passant la main sur son visage rougissant avant de la passer sur sa tête, il la détourne pour ne pas qu’elle voit sa gêne.

« Et puis pour la chanson c’est pas compliqué à deviner vu que tu la chantais… »

Et voilà. Ça recommence. Il a encore l’impression de n’avoir pas dit ce qu’il faut. Ça le peine de voir qu’à chaque fois qu’il tente de s’ouvrir, ses efforts ne servent à rien. Il est tellement plus simple d’éviter les gens, d’éviter les problèmes, de repousser, plutôt que d’approcher. Pourtant, il en a envie Shinji, de tisser des liens. Un bref instant, il a senti que c’était peut-être possible avec sa camarade. Après tout, ils partagent un secret, ils se sont avoué ne pas se détester, en tout cas pas plus que ça, elle a montré une facette de sa personnalité qui invite à la couver, si loin de ses airs de héros débile sorti d’un shonen… Il a cru un instant pouvoir s’ouvrir, mais il semblerait qu’il se soit trompé. Sa sincérité, elle n’en veut visiblement pas. Sa sympathie encore moins. Ça l’énerve Shinji. Ça lui fait mal aussi parce que ce n’est pas la première fois. Alors il se terre dans son palais intérieur, encore, et érige à nouveau ses barrières de protection glaciale, il envoie ses chevaliers, l’élite d’ironie et d’agacement mêlé.

« Oh bah ! Pas de soucis ! La prochaine fois que tu voudras de la sincérité, précise-le avant de poser ta question ! Ça évitera à tes interlocuteurs de devoir se creuser la cervelle pour tenter de trouver ce qui pourrait faire plaisir ! »

Il soupire. Il est las. Il aurait pu s’arrêter là, s’isoler dans son coin, seul, esseulé, solitaire, dans sa forteresse de glace, mais maintenant qu’il a commencé, il a du mal à s’arrêter…

« Vous êtes… compliquées ! Vous les filles ! »

… Alors par les mâchicoulis de ses remparts, il déverse son fiel.

« Vous voulez la vérité sans la vouloir la « vraie » vérité, juste celle qui vous convient et peu importe ce qu’on dit, on est toujours dans le tort. Vous êtes jamais contentes ! On ne sait jamais si on doit mentir pour valoriser votre égo, ou au contraire dire la vérité parce que ça vous énèèèèrve quand on est pas sincère ! Mais l’inverse est aussi vrai ! Suffit que je me montre un peu sincère et voilà que je deviens le pire des menteurs ! Tu voulais que je te dise quoi ?! Non mais dis moi ! Qu’est-ce que tu veux ?! Les flatteries vides de sens, je suis désolé, mais c'est pas mon genre. »

Il se passe la main sur le visage et expire. Que quelqu’un l’arrête.

« Et après, on se demande pourquoi certain ont du mal avec les interactions sociales ! Et oui p*tain je parle de moi ! Arrête de tout rendre aussi compliqué ! Limite vas-y ! Quand tu as une question comme ça... Ou... Juste quand tu me parles... De façon générale, file moi ton manuel d’utilisation ! « Comment communiquer avec Maka » ! »

Voilà maintenant qu’il se met à utiliser son prénom. S’en rendant compte, il bafouille, soupire et décide, malgré la légère coloration de son visage, de faire comme si de rien était. Il enchaîne, plus calme, plus fataliste, les bras s’éloignant de son corps alors qu’il hausse les épaules avant de tout relâcher.

« Et puis, je vois pas en quoi me forcer à te voir comme un mec, maintenant, va rendre les choses plus simple… Tu vas quand même pas me dire que tu es trans… T’es déjà suffisamment chiante comme ça…»

Avant même d’avoir fini de parler, il le savait, Shinji, que ses propos ne se heurteraient pas à un mur. Il l’avait vu, le visage de Maka, qui se décompose à mesure que ses mots la touchent. Il n'a pas pu s’en empêcher, mais sa dernière phrase, il l'a regretté à peine prononcé. Même en sachant qu’il est allé trop loin, trop fier peut-être pour s’excuser immédiatement, il la regarde exploser, se demandant ce qu’il a déclenché. Devant sa fureur, il recule d’un demi-pas, prêt à se protéger le visage, au cas où elle déciderait de lui balancer son livre à la tronche, mais elle se contente de le fracasser sur son sac, le pauvre. Puis elle lance un regard furieux qui ne lui est, heureusement, pas adressé. Se tournant brièvement, Shinji voit un première année qui prend la fuite. Wai, lui aussi serait parti si on l’avait regardé ainsi. Faut dire qu’à cet instant, elle est impressionnante Maka.

Les yeux ronds, il la fixe, et comme lui plus tôt, elle déverse sa rage, sa frustration, les siennes fondant comme neige au soleil. Mais pour une fois, loin de lui faire peur, malgré les cris, il comprend, il ressent et il s’en veut de lui avoir fait de la peine. Maka cache son manque de confiance, ses douleurs, son complexe d’infériorité derrière ses sourires et sa bonne humeur quasi-permanente. Il l’avait déjà ressenti plus tôt, mais là, il n’a pas d’autres choix que de constater. À mesure qu’elle parle et se dévalorise, il la détaille en s’empourprant. Son visage et les traces de mascara qui embellissent ses traits. Sa poitrine quasi-inexistante sous son t-shirt et sa veste, mais dont il arrive à imaginer les arrondis grâce aux tenues plus affriolantes qu’elle porte sur scène. Son ventre qu’il sait résolument plat même sous ses linges, et ses hanches qui ne s’élargissent pas, mais vu son âge et ses gènes, c’est pas si terrible. Il ne le remarquait même pas sur M-Hi. S’il relève les yeux, il ne peut en placer une parce qu’elle ne le lui en donne pas l’occasion continuant de répéter, d’insister sur les mots, sur les comportements qui l’ont blessée. Et il s’en veut encore plus, Shinji, car il prend encore plus conscience de ses maladresses, de ses difficultés à s'exprimer et comprendre les autres.

Il se souvient de toutes les fois où elle a cherché à l’aborder et où sa méfiance, sa crainte l’avaient fait réagir comme… Le monstre glacial qu’elle décrit. Sur Juliette, ça n’a, semble-t-il pas d’incidence, mais Maka y a été plus sensible.

Quand elle se tait enfin, il ne sait pas quoi lui dire. Il reste, là, planté devant elle à ne pas savoir quoi faire de ses sentiments, de ses impressions, de ses blessures. Elle les lui a imposés, il en ressent leur poids, sur ses épaules et il sait qu’il ne pourra pas s’en défaire d’un haussement. Il ne peut pas lui répondre sur le même ton. Pas après ça, pas quand elle se livre à lui. Pas quand elle s’essouffle à lui faire entendre sa vérité. Pas quand il est aussi conscient de ses insécurités. Pas quand, pour une fois, il a l’impression de vraiment comprendre. Alors le silence s’étire et commence à peser lui aussi. Il déglutit. Il ne sait pas parler. L’a-t-il seulement su un jour. De son regard, il cherche une échappatoire avant qu’il ne revienne à la jeune fille. Elle a beau crier, Maka, il n’a pas envie de s'éclipser. Il n’a pas peur Shinji, sinon de lui faire mal encore. Comment on fait pour parler normalement ? Quand Jirô est énervé, elle parle très doucement, sa maman, même si elle est fâchée aussi, pour qu’il puisse se calmer et qu’ils ne se heurtent pas inutilement.

“... Bizarre… C’est pas forcément négatif…” Dit-il plus bas, sentant ses joues se réchauffer parce qu’il se fait l’effet de jouer le même rôle de sa mère.

Il déglutit et se passe la main sur la nuque, très gêné. Il ne manquerait plus que l’autre type pense qu’il s’agissait d’une dispute de couple.

“C’est… Bizarre de te voir avec du maquillage un soir, à la laverie, alors que tu n’en portes pas habituellement. C’est bizarre de te voir bien coiffée pour faire des machines…”

Qu’elle ne lui dise pas que c’est normal qu’elle se fasse belle pour s’occuper de son linge alors qu’elle ressemble à un épouvantail quotidiennement.

“ C’est bizarre de savoir qu’une personne de mon entourage soit une personnalité connue ! Je suis désolé mais… T’en as pas la dégaine ! Si on me dit que Tsuramatsu-san fait du mannequinat ça me surprendrait moins… Et je dis pas ça parce qu’elle est jolie, mais plus qu’elle a l’air de penser que le monde lui appartient !”

Il inspire profondément.

“T’es plus “discrète”d’une certaine façon… Quoi qu’après ça, si on t’a pas entendu jusqu’au dortoir, tu auras de la chance...”

Il grimace, il hésite, il ouvre et ferme la bouche plusieurs fois.

“... Je pensais pas que tu étais si complexée…”

Elle nie. Il aurait dû s'y attendre. Roulant des yeux, il soupire. Au moins, elle ne crie plus même s’il n’aime pas non plus la voir repliée comme ça sur elle-même. Mais il peut comprendre. Il a dû toucher un point sensible et elle cherche à se protéger. Après une hésitation, il se hisse à nouveau à côté d’elle, les jambes dans le vide et voilà qu’elle lui fait une proposition. Parler normalement. Après tout ça, est ce que c’est possible ? En même temps, pourquoi pas ? Ils se sont livrés d’une bien étrange manière. Ça le rend nerveux, mais après lui avoir adressé un petit coup d'œil, il acquiesce silencieusement et attend sa première question.

La première question le surprend un peu, et fronçant les sourcils, il se demande si elle l’a bien écouté, ou si, lui, s’est bien exprimé. Ce ne serait pas étonnant qu’il se soit montré maladroit.

« Bah… Je sais pas, mais… Si j’étais arrivé en chemise cravate et cheveux laqués et plaqués sur mon crâne, avec tout mon linge sale sous le bras… Ça n’aurait pas été bizarre ? »

Il hausse un sourcil dans sa direction avant de baisser les yeux vers le sol.

« En général… Enfin, je crois… Quand une fille se fait jolie, c’est… Pour attirer l’attention… Pour se mettre en valeur… Non ? Et je sais pas, mais … Quand elles le font pas habituellement et que d’un coup elles s’apprêtent ce que… Genre… C’est quand elle a… Un rendez-vous ou qu’elle veut plaire à quelqu’un.. Non ?»

Il hausse les épaules.

« Alors, oui, c’est bizarre de te voir… A la laverie… Après, je sais pas, tu as peut-être enfin… Maintenant, j’imagine que c’est sûrement par rapport à Nikko. Et pour répondre à ta question, c’est pas parce que je sais qui est M-hi que je vais moins apprécier ses chansons ou le groupe. »

Si cela l’énerve de savoir que Maka et M-hi sont la même personne et qu’il doive désormais s'interdire de fantasmer sur elle, ça ne l’empêchera d’écouter sa musique. Se sentant rougir, il détourne la tête.

« A-a mon tour pour les questions. » Dit-il avant qu’elle ne rebondisse sur ce qu’il lui a dit. « Alors… Je… Tu penses que M-hi accepterait de me donner un autographe ? » Demande-t-il avant de se rendre compte de ce qu’il a demandé, se sentir rougir et reprendre: « Pour ma mère ! »

Sa mère qui ne sait sûrement pas que Nikko existe. S’intéresse-t-elle seulement à la musique ? Paniquant un peu, intérieurement, à l’idée que Maka lui pose des questions sur sa génitrice, il se reprend.

« L-Laisse tomber, c’était nul comme question ! Attend, je… »

Rien ne lui venant spontanément, il se fit l’effet d’un poisson hors de l’eau, bégaye et finit par demander la première chose qui lui vient à l’esprit.

« P-pourquoi ce choix de carrière ? »

C’est étrange. L’instant d’avant, ils se criaient dessus et là, ils sont comme deux idiots à parler plus bas tout en masquant comme ils peuvent leurs rougissements. C’est pénible les filles, Shinji ne sait jamais sur quel pied danser avec elles, à la moindre remarque elles peuvent vriller, au moindre regard elles se laissent planer. Avec elles, il n’a jamais eu l’impression de pouvoir s’exprimer librement. Là, avec Maka, c’est un peu différent. S’ouvrir lui est pénible, se sentir bête lui est pénible, mais quand il voit que son visage pourrait être un reflet de la gêne qu’il éprouve, quand il entend ses douces intonations et qu’il commence à comprendre ses rêves et ses envies, il se surprend à trouver tout ça plutôt cool et vouloir que ça continue un peu.

Elle fixe le plafond, lui l’observe brièvement avant de reporter son attention sur ses mains, puis sur un fil de son jean qui dépasse. Il commence à tirer un peu dessus pour s’occuper les mains et se concentrer sur quelque chose. Il faut dire qu’elle y arrive plutôt bien à faire rêver son public, avec ses chansons qui donnent du courage et de l’espoir. Un peu bâteau parfois, mais si juste souvent.

« D’accord… » Souffle-t-il avant qu’elle ne change de sujet.

 Elle lui parle d’exception à son contrat et son coeur en manque un petit battement tant il est surpris. Encore une fois, il se sent un peu c*n, surtout après son mensonge qu’elle dissipe à coup de compliment. Un camarade de classe plus sympa qu’il n’y paraît. Shinji ne pensait pas qu’entendre de tels mots pourraient lui faire autant plaisir. Son visage tiraille, il veut sourire mais se retient pour ne pas avoir l’air d’un imbécile. Il en oublierait presque de la remercier en usant de mots, plus occupé à tenter de digérer ses émotions avant de se reprendre.

« Tu… T’es pas si mal toi non plus… »

Relevant les yeux vers elle, il sourit en coin, en réponse au sien avant qu’elle ne lui pose d’autres questions. Trois cette fois-ci. Il souffle du nez, réfléchissant déjà à sa réponse, ne sachant pas quoi lui répondre pour la deuxième.

« Franchement, niveau carrière, je suis largué. » Il soupire. « A l’avenir, je veux un bon poste pour gagner assez pour que ma famille ne manque de rien… Mais je sais pas quoi faire, c’est pour ça que j’essaie d’être bon dans tout, pour être sûr qu’on acceptera dans n’importe quelle filière. »

Embarrassé, il se passe la main dans les cheveux.

« Mais si j’avais pas à réfléchir à tout ça… Si on avait pas besoin d’argent pour vivre… Je pense que je serais artiste peintre comme ma mère… »

Nouvelle question pour lui.

« Si tu voulais tant… Porter des robes et te sentir jolie… Pourquoi tu l’as pas fait directement sans passer par la case idole ? »

Il hésite un instant avant de continuer.

« Pourquoi… Enfin… J’imagine qu’être idole, c’est dur, il doit y avoir beaucoup de privation, de contraintes… Est-ce-que ça en vaut la peine pour… Pour ça ? »

Il souffle du nez, Shinji. Elle n’a pas tort. S’arranger pour avoir l’argent et être peintre. Il pourrait très bien avoir son métier et peindre à côté, mais il sait aussi que ça n’a jamais réussi à sa mère. Elle devait tout le temps choisir, vie professionnelle, vie familiale et passion. Elle n’a jamais pu se défaire de ses tableaux peu importe les difficultés. Par contre les petits boulots à la chaîne pour tenter de joindre les deux bouts et de lui offrir une vie meilleure, elle n’a pas su les garder. Heureusement que son beau-père a débarqué dans leur vie et qu’il a sauvé la mère de Shinji de sa noyade de la vie. Il voudrait bien parler de ça à Maka, mais cela reviendrait à lui dire qu’il a peur de l’avenir, qu’il a peur de finir comme sa mère et n’avoir personne à ses côtés pour l’aider à remonter la pente. Il est plus doué pour repousser les gens que les garder, Shinji… ça ne lui plaît déjà pas de n’avoir personne avec lui actuellement alors plus tard… Quand la vie sera plus dure, il n’ose imaginer.

Laissant ses problèmes de côté, il écoute attentivement sa camarade et ses complications… Il entend surtout son complexe d’infériorité. Encore une fois, ça le surprend, mais quelque part, il commence à comprendre. Maka s’habille avec les vêtements de ses frères par commodité, mais aussi parce que comme pour son style à lui, c’est une armure, un bouclier qui lui donne des points bonus en confiance en soi. Il voudrait pouvoir dire quelque chose pour l’encourager, la soutenir, mais avec tout ce qui lui vient à l’esprit, il craint de déclencher la deuxième colère de la laverie. Au final, elle a le temps de lui poser sa nouvelle question. Si sa curiosité ne le surprend pas, il ne peut s’empêcher de rougir à l’idée de lui montrer ce qu’il fait. Il lui lance un petit coup d'œil, observe le rouge de ses joues, sa posture. Il finit par sourire en coin, légèrement.

« Tu sais… T’es pas obligé de porter des jupes ou des robes pour être « féminine »… Je sais pas trop ce que ça vaut ce que je vais te dire… Mais y a des styles, des habits qui sont étudiés pour certaines morphologies. Y a des vêtements qui vont bien aux « planches à pain » mais qui font que les filles avec des … Avec des formes ont juste l’air de saucisson mal ficelé… »

Il hésite. Se gratte la tête, marmonne pour lui-même quand l’une des machines annonce que le linge est enfin sec. Il ne peut s’empêcher de vers elle avant de revenir vers la jeune fille sans bouger de sa position.

« Et si… Si tu veux vraiment les voir… Je vais te proposer un défi… Chaque jour où tu porteras des vêtements féminins, pas forcément une robe ou une jupe, je te montrerais un tableau ou un dessin jusqu’à ce que tu trouves un nouveau style qui te plaise et dans lequel tu te sens… Jolie ? »

Il regretterait presque de lui avoir proposé un pari si stupide. Comme si elle pouvait accepter de changer ses habitudes juste pour voir ses toiles. Mais la jeune fille le surprend. Haussant les sourcils, Shinji regarde sa camarade qui s’enflamme. Il ne pensait pas que l’idée du défi lui plairait autant. Facile qu’elle dit ? Il aimerait bien l’y voir après tout ce qu’elle lui a raconté. Un sourire tremblotant étire ses lèvres, la voyant maintenant différemment. Sous sa carapace d’assurance, c’est une fille vachement complexée. Elle aurait désormais du mal à le convaincre qu’elle est aussi confiante en intérieur qu’en extérieur.

Il ricane.

« J’attends de voir ça… Tu commences quand tu veux.»

Ça lui fait quand même plaisir, à Shinji, de savoir qu’elle est assez intéressée par ce qu’il fait pour accepter le pari. Sa machine se terminant à son tour, en silence, il se lève pour vider le tambour et poser ses vêtements sur la table de pliage. Hors de question de les fourrer dans son sac et de devoir les replier ensuite une fois dans sa chambre. Maka, elle, à vite fini sa besogne et il se doute qu’elle ne restera pas à l’attendre. Alors quand la porte de la sécheuse claque, il lui souffle:

« On se voit demain..? »