[Terminé] Maman, je ne veux plus travailler | ft. Mathéo

« Mais maman ! » Y’a pas de mais. Faut qu’elle arrête, un peu, Lou, de toujours négocier. « C’est vraiment important pour moi, tu sais. » C’est important pour tout le monde, mais elle a promis, et on ne revient pas sur ses promesses. « Je pensais pas que ce serait si dur, le lycée ! »

Sa première année de lycée, Lou l’a obtenue avec des notes à peine au-dessus de la moyenne. Si elle peut remercier ses camarades de l’avoir aidé, elle ne peut plus se permettre de parier sur la chance et les bons samaritains de passage. Cette année, plus que jamais, elle doit se concentrer, reprendre les bases et devenir enfin, une bonne petite étudiante.

Comme son frère.

Elle ne veut pas abandonner cette discussion. Elle sait que ça démange sa mère, la comparaison. Depuis quand Lou veut être comme son frère ? A fond dans les études, au point d’en délaisser le restaurant familial. C’était pas son rêve, à Lou, de cuisiner ?

Eh bien, si. C’est toujours son rêve. Aujourd’hui peut-être même plus que jamais. Alors, certes, il y a bien d’autres choses à laisser tomber avant. Le club de photographie, d’abord, son compte Instagram, ensuite. Enfin, les réseaux sociaux, elle n’arrête pas, elle diminue.

Mais enfin, il faut qu’elle arrête de travailler au restaurant familial.

« Tu sais que ça prend beaucoup d’énergie et de temps ! Le soir, j’ai des camarades qui se regroupent pour réviser. J’aimerai vraiment les rejoindre. » Elle l’a bien vu, Lou, cette année, elle a avancé grâce au coup de main des autres. Et toute seule, elle serait certainement retournée à la case départ : de nouveau en première année, loin de sa petite amie.

Pas question de ne pas la suivre en troisième année.

« J’veux juste arrêter en semaine, j’viendrai les week-end si c’est c’que tu veux, mais j’ai besoin de réussir maman. »

« Nous, on a besoin de toi pour faire tourner le restaurant. »

Le poids du devoir. Lou n’a plus d’arguments.

Les bras de Lou, tous mous, peinent à se balancer à gauche et à droite de son corps désolé. Elle ne s’attendait pas à un tel refus et finalement, n’arrive plus à rien dire. Elle se sent si faible, face au regard de sa mère. Cette mère qu’elle admire. Peut-être même qu’elle adule. Qu’elle aime dire parfaite, impeccable, aussi gentille que douée. Lou n’aime pas croire que ses parents puissent être faillibles. Encore moins qu’ils puissent être injustes. Aujourd’hui, elle a la sensation que maman est injuste. Et ça lui brise le cœur.

Elle aurait certainement dû mieux travailler sa défense, prévoir l’attaque, ou encore la négociation. Elle aurait dû, mais elle pensait que ça se passerait mieux, et qu’elle n’aurait pas besoin de se justifier davantage.

Tous les parents ont envie que leurs enfants aient des bonnes notes à l’école, non ?

Ou peut-être que c’est une toute autre pression, qui commence à peser sur ses épaules. Si les deux aînés ne veulent pas cuisiner, qui va reprendre le flambeau ? Eh bien voilà que lui revient le devoir du premier né. Elle voit un avenir tout tracé qui ne lui plaît pas. Même si elle aime la chaleur des fourneaux, Lou n’a pas envie de reprendre l’établissement de ses parents. Et si papa et maman refusent qu’elle fasse de la pâtisserie ?

Elle s’écrase, s’écrase, et s’attend à avoir perdu la partie, quand un drôle d’avocat vient à la barre pour prendre sa défense. Et il accuse ! Oui, il accuse ! Il prend partie, il parle fort, et il devient le meilleur allié que Lou n’aurait jamais pu penser avoir. Mathéo. Son frère, Mathéo. Celui qui râle tout le temps quand elle est là. Celui avec qui elle n’arrive jamais vraiment à s’entendre. Il est là pour la défendre.

Et quand bien même, en y réfléchissant, ça semble logique (après tout, ne la pousse-t-elle pas toujours au travail ?), Lou a bien du mal à se rendre compte qu’aujourd’hui. Pour la première fois depuis longtemps. Mathéo est son allié contre ses parents.

Pendant que Lou se tait, ne trouvant pas de meilleurs mots que ceux de son frère, sa mère reprend le dessus. Du moins, elle l’essaie. C’est drôle, devant son fils, elle ne semble plus aussi à l’aise, comme si quelque chose lui échappait.

D’abord, elle a bien essayé un : « Mathéo, ce n’est pas tes affaires. » Mais qui n’a pas vraiment fonctionné. Ensuite : « Lou a toujours été importante pour le restaurant, les clients la connaissent bien, ils seront perdus sans elle. » Mais le chantage affectif ne semble pas vraiment le toucher - pour Lou, un peu plus, mais avec Mathéo avec elle, elle ne souhaite pas s’affaiblir. Et finalement : « On a pas les moyens pour embaucher. On arrive à peine à s’en sortir et à rembourser les prêts ! C’est ce que nous avions convenu avec Lou : pendant un an, elle nous aide, le temps que tout se tasse, et ensuite on embauche. »

Et si au fond, elle a pas tort maman, une promesse c’est une promesse, et celle-ci était tenue en août dernier, avant le déménagement, avant la rentrée, avant les examens, avant tout en fait, Lou ne peut juste plus y répondre. Alors, d’une toute petite voix, elle s’insurge, pour la première fois : « C’est pas juste, comme promesse. Je ne savais pas encore combien le lycée était difficile. Les données sont plus les mêmes, la rentrée commence, j’ai à peine réussi l'année dernière. Je n’ai pas envie de redoubler. »

Envie. C’est même plus qu’envie.

« Je ne redoublerai pas cette année. »

Elle ne comprend pas bien, d’où vient cette détermination. Est-ce parce qu’elle a grandi ? Est-ce parce qu’elle a compris, ce qui lui plaît vraiment, ce qu’elle veut faire de sa vie ? Est-ce parce qu’elle a fini par écouter son frère, qui lui rabâche encore et encore que les études c’est important, et que ça permet de forger l’avenir. Peut-être un peu de tout ça. Ou peut-être qu’elle fait enfin sa crise d’adolescence et qu’elle ouvre les yeux sur sa situation, celle de ses parents, et sur leur relation pas toute rose.

Avant, Lou ne jurait que par maman et papa. Même s’ils n’étaient pas à la maison. Tant pis, ils font de leur mieux. Et puis, ils lui laissent tout passer. Parce que c’est la plus petite, qu’elle pensait. Peut-être aussi un peu parce que c’est une bonne poire. On a besoin d’elle ? Elle court, elle saute, elle vole. Comme un petit chien.

Et peut-être que Lou en a assez, et qu’elle commence à se séparer de ce cocon familial.

La vie à l’Université change ses habitudes. Les bouleverse, même. La première rupture avec la famille, ce fut les dortoirs. Pas possible de demander une dérogation. Quand Lou est arrivée à Kobe High School, la règle était la même pour tous les mineurs : on passe la nuit dans l’établissement, sauf rares exceptions.

Être seule, ça lui a permis de commencer à vivre autrement. Plus papa et maman pour lui faire à manger, et la lessive, et le petit déjeuner. Mais aussi plus papa et maman pour l’appeler, à l’heure des devoirs, pour faire frire le poulet. Alors oui, Lou n’était pas parfaite et cette liberté, elle l’a prise aussi pour elle. Pour prendre des photographies. Pour poster sur les réseaux. Pour dragouiller, aussi…

Mais maintenant qu’elle a failli passer à côté de sa deuxième année, impossible de faire la même bêtise et c’est là qu’elle a compris. Ce temps précis, entre quinze heures et vingt, est un temps qui lui permet de préparer ses devoirs. Devoirs qui ne cessent de demander plus et plus de travail.

Ou alors, c’est rien de tout ça.
Ou alors, c’est son frère.

Lou a la sensation que toute seule, elle n’aurait pas pu bomber le torse, ainsi, face à sa mère. Que la conversation se serait arrêtée d’elle-même. Et là, Mathéo est avec elle. Et rien que ça, ça lui donne envie de se battre. Elle l’entend, elle l’écoute, et tout ce qui dit fait du sens. Peut-être qu’il est un peu dur avec la mère, mais Lou a l’impression d’enfin le comprendre. Enfin comprendre ses ressentiments, ses difficultés, leurs difficultés pour parler.

Sûrement que ça ne suffira pas à ce que les deux se comprennent complètement. Mais à ce moment, lorsque Lou regarde son frère, elle a la sensation qu’il la protège.

Qu’il est là pour elle.

Vraiment.

Et ce sentiment la gonfle d’une force qu’elle ne pensait pas avoir. Alors, elle ne parle plus. Et elle le laisse parler pour elle. Elle l’écoute, simplement, et elle retient un sourire chaud. Un sourire qui lui fait du bien. Elle remonte parfois le regard vers lui, mais elle n’ose pas vraiment, parce qu’elle sait que ce n’est pas bien le moment de l’admirer. Et quand il lui demande de monter étudier, elle opine et elle remonte les escaliers, sans rien dire encore, et claque la porte de sa chambre.

Mais elle n’étudie pas tout de suite et elle écoute… Elle attend d’entendre les pas de son frère remonter et elle ouvre doucement avant qu’il s’enferme dans son entre :

« Merci, Mathéo. »

Avant de s’enfermer elle-même dans ses livres de classe.