La poussière du cœur

Le vendredi est un chouette jour, si on oublie la musique de la matinée, et se concentre sur ce qu'il amène. On termine sur une heure de mathématiques, un plaisir pas du tout partagé avec Tsu'. Je lui pat-pat le dos à la fin du cours, et la laisse partir en première, étant de corvée.

Je range tranquillement mes affaires dans mon sac, me préparant à nettoyer la classe avec lui. Celui qui a volé le premier baiser de ma meilleure amie, sans état d'âme, sans penser à ce que ça pouvait signifier pour elle. Et les conséquences attendues.

Si je mets ça de côté, j'apprécie Pablo. Il est drôle, un peu trop charmeur – au point de me faire rougir parfois souvent, mais je pense qu'il a un bon fond... surtout, il s'entend toujours très bien avec Tsu, qui ne lui en veut pas du tout pour le baiser, c'est même plutôt le contraire...

Pas vraiment le droit de lui en vouloir, si ?

Mes affaires rangées, je me tourne vers le garçon, et lui demande :

« Tu veux mettre un p-peu de musique le temps de nettoyer ? »

J'aime bien proposer ça à mes partenaires de corvées. C'est une façon comme un autre de découvrir de nouveaux artistes, et nouvelles chansons. On voit de tous les horizons, vu la ribambelle de nationalités que l'on rencontre au fil de l'année.

Alors je suis pressée d'entendre tout ça !

Léger hochement de tête à son commentaire sur le téléphone. De ce que je sais, le précédant avait vu sa vie écourté en rencontrant avec douceur le sol. et je ne sais pas si c'est par manque d'argent ou manque d'intérêt d'en acheter un plus récent... MAIS ça ne me concerne pas, alors je ne vois même pas pourquoi je pense à tout ça ! Bref.

Pablo s'approche, s'installe même sur ma table sans aucune gêne. Rien de bien surprenant alors que je saisis mon téléphone pour rentrer le nom de la musique, sur Youtube., en Rōmaji. Le résultat de la recherche me fait retenir une grimace : l'aperçu est une demoiselle peu vêtue dans une voiture tunée.

Que dire, franchement ?

Je pourrais être agréablement surprise.

Alors que je suis sur le point de lancer la musique, Pablo m'arrête. Il part dans un léger monologue – qui me fait lever les yeux vers son visage, une histoire de destinée, de rôle à emplir, et de missions à abattre. Tel le discours de guerre, galvanisant les soldats avant de se jeter à corps perdu dans la bataille.

Juste une seule chose me fait tiquer dans ce joli tableau : les termes employés sur une des filles de la classe, ou pour résumer « la peste à talons » C'est tellement réducteur... mon cœur se serre un peu, gênée à ne pas oser le reprendre.

« J'ai un faible p-pour les formules comp-pliqués, et p-peu de sympathie p-pour les talons... alors je te laisse l'honneur d' en effacer toutes traces. D'autant p-plus que les filles, c'est ton rayon ! Le mien, il est en géométrie »

Eh bah, quelle humour pathétique.

« Et les maths, j'en mange tous les jours au p-petit déj', j'ai p-pas p-peur ! Je vous ferai honneur à Tsu et toi en supp-pprimant ces engeances du mal ! »

La musique se lance. Les premières notes s'élèvent et le rythme me conforte dans l'idée de ne pas être une chanson pour moi. Je me surprends un peu à secouer par moment en cadence avec la musique, mais sans plus, l'effaceur au dessus de la poubelle. Un rien me donne envie de bouger, de toute façon.

Une fois terminé avec l'effaceur, je range ce dernier à sa place, et part direction du placard pour récupérer le produit spécial pour le tableau, et une éponge. La musique vient tout juste de se terminer alors que je passe à côté, et je me tourne vers Pablo, le téléphone en main, pour lui demander la suite :

« Je t'écoute ! »

Aucun préjugé, la suivante peut me plaire.

On tombe rapidement d'accord sur l’assignation des corvées.  Je préfère largement m'occuper du tableau : passer le balais me donne bien trop l'envie de me déhancher, même si je suis aussi gauche que Pablo a de bagou... c'est pour dire.

Son salut, une main sur le cœur m'évoque immédiatement SNK, et j'attrape un peu fébrilement la brosse entre mes doigts sur sa référence à GOT. Je ne devrais pas être aussi comblée juste à cette mention, mais cette série a mis du temps à arriver chez nous de manière légale, et peu en sont les fans.

« P-peut-être bien, mais je n'ai p-pas du tout la classe, que dis-je, le panache de Brienne de Torth ! »

On s'affaire dans notre coin mais je ne peux m'empêcher de sourire en l'entendant chantonner, et de le voir danser du coin de l’œil. J'ai toujours trouvé ça fou à quel point ce garçon est communicatif dans son attitude. Alors la musique terminée, avec un certain empressement, je lui tends le téléphone pour la suite.

Cette fois-ci, il s'occupe de rentrer lui-même le titre. Même si je mets plus d'une dizaine de secondes à le réaliser, je connais déjà la musique. J'ai les doigts qui me démangent, avec le désir de suivre le rythme de la chanson mais c'est un peu compliqué avec seulement une main de libre.

« Je crois l'avoir entendu quand elle a exp-plosé en Europ-pe. J'aime beaucoup ! »

Sa traduction par-dessus les paroles et son clin d’œil me surprennent totalement – même si j'aurais du m'y attendre, ce qui me fait lâcher bêtement l'éponge des mains. Je la ramasse en bougonnant un peu dans ma barbe « Si seulement... » les choses étaient si simples.

Même le coup de hanche de Pablo ne m'arrache pas de réaction. Un peu éteinte, je réalise ce qui me chamboule : si Maya était là, tout aurait déjà explosé. Après avoir essuyé trois fois le même pixel du tableau, j'hésite à réagir, de le remettre gentiment à sa place, lui faire comprendre que même si pour lui, c'est juste un jeu, pour nous, ce serait dangereux.

C'est tellement minable d'en être arrivée là.