Les carottes sont cuites... Ou trop cuites ft. Lou

Dans la cuisine du club, Lou fait sauter quelques baies dans du sucre. L’odeur réconfortante la sort un peu du stress ambiant de la semaine. Elle n’est pas venue au club, lundi dernier. Elle flippait beaucoup trop pour ses premiers examens. Finalement, le Japonais s’est bien passé, l’histoire et la géographie aussi. La physique, un peu moins.

Aujourd’hui, ce n’était que sport. Le sport, Lou, elle le maîtrise bien. Heureusement pour elle. Elle a donné son maximum ce matin, avant de s’écrouler sur ses livres de cours après manger. Elle a révisé, révisé, et encore révisé, pour demain. Littérature et anglais. Elle flippe, mais elle a bien travaillé. Tout devrait bien se passer.

Et alors qu’elle pensait sécher le club ce soir encore, elle a décidé de faire un petit pas de côté sur son planning de révision. Elle a vraiment, mais VRAIMENT, besoin de se détendre.

Elle a opté pour une recette simple. Une qu’elle peut faire les yeux fermés. Une amandine aux myrtilles. La recette française, elle l’a empruntée à sa mère. C’est un gâteau que Lou aime tout particulièrement. Pas facile à réaliser, mais vraiment réconfortant à manger. Et alors que la pâte brisée repose au frais, elle s’occupe de la garniture.

La crème d’amande l’attend, aussi, mais il ne manque plus que les myrtilles. Elle en gardé quelques unes, fraîches, mais elle aime les faire revenir. Dans du sucre, du beurre et un peu de jus. Le rhum, c’est meilleur, mais l’alcool n’est pas bienvenue à l’école.

Puis il n’y a plus qu’à foncer la tarte, mettre les myrtilles et la crème d’amande. Tout ça au four, 180 degrés, pendant une vingtaine de minutes. Peut-être trente, le four est capricieux. Et au repos ! Lou retourne à son plan de travail, salue Emma Walker, qui vient de se mettre au travail, sur la paillasse à côté, et pose ses mains sur sa tête.

Plus qu’à attendre.

Deux minutes.

Cinq minutes.

Dix minutes, passent.

Mais ça ne sentirait pas le cramé ? Lou ne s’en rend pas compte, perdue sans ses pensées, mais elle n’a pas découpé le papier sulfurisé, et la feuille s’est coincée dans les résistances du four. Elle prend petit à petit feu.

Bizarre ? Comment ça, bizarre ?

Lou fronce des sourcils, et dévisage Emma. Elles ne se connaissent pas bien. En fait, que de vue. La blonde est arrivée à l’école en début du mois. A part une brève présentation, et quelques salutations dans les couloirs, elles sont comme des inconnues.

Bizarre. Oui. En fait, ça sent bizarre.

Plus que bizarre, ça sent le cramé. Le nez de Lou s’agite, puis son corps aussi. Elle se tourne vers les plaques, mais rien sur le feu. Elle regarde toutes les paillasses, mais tout semble bien se passer. Puis, les fours.

Puis, son four.

Mais ça ne fait que quelques minutes, tout au plus ! Elle n’a quand même pas pû pousser le thermostat si haut ! Les tartes, ça ne crame pas en si peu. Le tic-tac de son minuteur commence à la stresser. Elle ne s’est pas trompée, quand même ?

« M*rde... » Grommelle-t-elle. Elle n’aurait pas dû venir. La sieste aurait été mieux. Si on ne sait pas se servir de sa tête, on ne fait pas de gâteaux ! Il y a bien longtemps qu’elle n’a rien laissé cramé. Elle s’élance vers son four, attrape une manique et ouvre la porte.

Un grand nuage de fumée.

D’un geste précis, elle sort le gâteau. Il n’a rien, heureusement. Mais le papier continue de brûler.  

« S’il te plaît ! De l’eau. »

Elle se tourne vers Emma, le regard un peu désespéré.

« Je..c-crois que... » Une pause. « Oui ? »

Le cadavre de la tarte de Lou repose sur la grille du four. Elle le regarde, lasse, sans plus vraiment savoir que faire. Est-ce qu’elle peut la rattraper ? Éponger l’eau et la remettre au four, ni vu, ni connu ? Non. Lou en doute. Elle n’a aucune idée du goût de la tarte à l’eau. La crème amande n’avait pas encore eu le temps de figer, et elle commence à trancher au contact de l’eau qui réchauffe. Sans parler des myrtilles, qui se mettent à nager dans cette soupe sucrée.

Lou ne sait plus vraiment quoi faire.

Son cœur est serré. Elle n’aime pas gâcher la nourriture. Mais là, il n’y a plus rien à faire. Et même si jeter l’eau, c’était mieux que de déclencher l’alarme incendie, la lycéenne se sent toute ridicule. Si seulement elle avait pensé à découper le tour de papier cuisson avant. Ou préféré beurrer son moule. C’est plus difficile pour détourer, mais c’est souvent meilleur… et bien moins dangereux.

Le regard de Lou tourne vers Emma. Elle a été sympa, la blonde. Et vive, aussi. Elle a tout fait bien, comme il fallait, sans même se poser de questions. Les yeux de Lou se remplissent d’un peu de larmes. Elles ne coulent pas. Mais elles pourraient déborder. La lycéenne se mord les joues en répondant, la voix sourde :

« Je crois qu’elle est morte, ma tarte… »

Sous le choc, elle ne sait vraiment plus quoi faire.

Lou se laisse aller dans les bras d’Emma. Elle n’a pas pour habitude d’être particulièrement tactile, mais le contact lui fait immédiatement du bien. C’est ridicule, faire tout un plat pour quelque chose d’aussi couillon qu’une tarte loupée. C’était même pas une tarte importante, rien qu’un petit plaisir, qu’elle comptait grignoter avant son prochain examen. Juste un petit boost sucré, qui donne matière à tenir une journée de plus.

Ce n’est en fait pas tant la tarte le problème.

Dans les bras d’Emma, elle laisse couler une ou deux larmes. C’est agréable, de pleurer. Elle ne voulait pas se montrer aussi faible et ridicule, mais la blonde est réconfortante. Elle a beaucoup stressé, Lou, ces derniers jours. Elle n’est pas du tout à l’aise avec les études, et les révisions d’examens ont été très difficiles pour elle.

Ses parents ne lui mettent pas la pression, contrairement à son grand frère, mais Lou a envie de faire les choses bien. Depuis qu’elle est arrivée à Kobe, tout son monde a été bouleversé. Et même si elle préfère sourire devant sa famille, pour se montrer inébranlable, Lou aussi a parfois du mal avec ce grand changement. Elle, son frère, sa soeur, et ses parents ont vécu pendant des années dans la maison de sa grand-mère, dans la campagne japonaise.

Mamie lui manque. Ses copines lui manquent. Même ses profs lui manquent. Lou n’a pas du mal à s’intégrer à Kobe mais ce mois-ci, plus que tous les autres, a été dur. En perte de repères, elle a travaillé comme jamais. C’est le moment d’être la meilleure version d’elle-même. Et cette pression, elle explose dans les bras d’Emma.

« Merci… » Elle essuie ses dernières larmes avec sa manche, avant de se redresser. Lou est désolée pour Emma. Les deux filles ne se connaissent pas, et elle s’est complètement laissée aller.  « Je veux bien, pour les cookies… »

Histoire de ne pas rester sur un échec, et de pouvoir changer ses idées. Elle sort doucement de l’étreinte, et récupère le cadavre de tarte. Elle jette le tout à la poubelle, le cœur un peu serré. C’est dommage, tant de gachi. Puis elle nettoie le plat à tarte, avant de retrouver Emma à sa paillasse.

« Comment je peux t’aider ? »

Lou se laisse materner, cet après-midi. Des cookies, elle sait en faire. Elle en a fait, des dizaines, non !, des centaines de fois. Elle connaît de nombreuses recettes : farine de blé, flocons d’avoine, et même à base de patates douces - pas les meilleures, à son avis -. Mais, à moitié fatiguée, à moitié triste, elle préfère oublier tout ce qu’elle maîtrise et se laisser guider par Emma.

Juste, comme ça. Juste comme une enfant.

La lycéenne attrape le premier bol, celui avec les ingrédients secs. Puis, pendant qu’Emma touille, elle verse petit à petit le mélange de beurre et de lait. Elle a toujours aimé ça, Lou, les petits yeux du beurre fondu dans le lait. C’est tellement joli. Fascinant, comment ces deux liquides se confondent et se repoussent. Elle pourrait presque aimer la chimie. Presque ! Si seulement en cours, ce n’était pas aussi barbant…

Lou en est certaine : si en chimie, on faisait de la cuisine, elle aurait de bien meilleures notes.

« Moi ? »

La question d’Emma la sort immédiatement de ses pensées. Oui, “toi”. Comme si ça pouvait être qui que ce soit d’autre.

« Moi c’est, bah c’est Lou. » Elle a vraiment les pieds à côté de ses pompes. « Euh… Lou Takahashi. »

Elle est au Japon depuis de nombreuses années, et elle s’est habituée à appeler ses camarades par leurs noms de famille. Et pourtant, aujourd’hui, elle oublie tout. Comme si Emma allait l’appeler “Lou”, tout court. Enfin, vu les traits de son visage, et ses yeux bleus, elle n’a pas du tout l’air d’être japonaise. Il ne faut pas se fier à l’apparence, mais Lou pourrait le parier : Emma, elle ne vient pas d’ici.

« Dis, tu viens d’où ? »

Formulation maladroite. Lou espère que la réponse n’est pas “bah, de Kobe”. Là, elle se sentirait vraiment stupide.

Oh ! Montréal ! Lou a les yeux qui pétillent. Paraît qu’ils parlent français, là-bas ! Avec un accent, et quelques expressions. Lou ne connaît pas du tout le français du Canada, mais elle aimerait beaucoup l’entendre. Et quand elle est excitée, Lou ne connaît pas du tout la notion de timidité, alors, elle lui parle en Français :

« Trop trop trop bien ! Tu parles le français du Québec du coup ? Je n'ai jamais parlé français avec une Canadienne ! »

Lou a quitté la France quand elle avait sept ans. Depuis, elle ne pratique plus qu’avec sa mère, et quelques filles sur les réseaux sociaux. Son français écrit est assez mauvais, elle se trompe souvent dans l’orthographe. Elle devrait reprendre des cours de langue, histoire de ne pas oublier sa langue natale, mais c’est trop de travail. Il y a déjà bien assez de révisions à faire avec le lycée !

« Moi je suis née en France, mais mes parents sont tous les deux des purs japonais ! Du coup bah… On est revenus ! »

C’est pour ça son prénom, “Lou”. Ses parents avaient envisagé de vivre en France toute leur vie. Dans cette optique, ils ont nommé leurs trois enfants de manière à faciliter leur intégration. “Mathéo”, le plus grand, a un prénom très occidental. “Anna”, un peu plus jeune que Mathéo, a la chance d’avoir un nom qui existe, avec une orthographe différente, en japonais. Et “Lou”, aime bien avoir un prénom qui rappelle la France. C’est tout ce qui la rattache au pays où ses parents se sont mariés.

Elle en oublierait presque la cuisine. Alors, elle est un peu surprise quand Emma lui tend les brisures de chocolat : « Quoi ? » , avant de reprendre ses esprits : « Ah oui ! Pardon ! ». Elle en met quelques poignées. Assez pour que ce soit gourmand, mais pas trop. Le sac est encore bien rempli.

Lou acquiece. Oui, en effet, elle a un petit accent ! Un sacré petit accent, même. Elle n’ose pas le dire, malgré son impertinence légendaire. Elle a l’impression que ce serait de trop. Lou n’est pas habituée à cette prononciation du français, c’est pour ça que ça lui semble assez “over the top”. Heureusement, Emma n’utilise pas d’expression difficiles. Est-ce qu’elle le fait consciemment, pour bien être comprise ?  

Le français, Lou ne le parle plus qu’avec sa maman. Son père, il a arrêté de faire des efforts pour cette langue. Il ne souhaite plus y retourner, de toute manière. La France, c’est l’image de l’échec. Il y est allé pour réussir, il y a tout raté. Même s’ils cuisinent encore de la nourriture française, c’est au Japon qu’il a vraiment pu réaliser son rêve. Alors, parfois, pour jouer le rôle du commercial, il salut les clients d’un “Bonjour”. Mais guère plus.

La France manque beaucoup à maman. Elle a tout le temps envie d’y retourner. Le départ avait été un véritable déchirement. Elle en garde de réguliers maux du pays. Pourtant, elle est japonaise, née au Japon. Son pays d’adoption, elle l’aimait plus que tout. La culture, la nourriture, les gens. Elle aime leur liberté, leur impertinence. Mathéo et Anna, son frère et sa sœur, parlent aussi français, mais jamais avec Lou. De toute manière, ils ne parlent jamais avec Lou, tout court.

« Papa il a appris là-bas. Du coup il parle surtout le français professionnel ! A la base, il voulait aller en Italie, pour apprendre la cuisine. Mais il n'a pas trop eu le choix, et a trouvé un stage en France. Maman, elle apprenait déjà le français à l’école, depuis le lycée, donc c’était plus facile pour elle. C’est elle qui faisait toutes les tâches administratives, l’inscription à l’école, et les courses, aussi. Papa il travaillait, principalement. »  

Ah, tiens. Lou ne s’était jamais vraiment rendue compte de ça. Parce qu’elle était trop petite, elle ne s’est jamais vraiment rendue compte du manque d’implication de son père à la maison. Elle l’a toujours beaucoup admiré, mais c’est surtout sa mère qui tenait les rênes. Et son frère. Mathéo, il était tout le temps-là, à les amener à l’école, leur acheter le goûter, et même faire les devoirs. C’est drôle, les souvenirs, comme ça disparaît et ça revient.  

Emma essaie de façonner les cookies. C’est une drôle de manière de le faire. Lou fonce les sourcils en la regardant faire. Elle, aime bien les techniques professionnelles. Alors, sans le dire à Emma, pour ne pas la mettre mal à l’aise, elle part attraper un cercle à pâtisserie de 5 centimètres, et revient au poste de travail. Elle attrape un peu de pâte, qu’elle boule, elle la pose sur la plaque et l’écrase un peu. Puis, elle met le cercle autour de la galette et tourne pour que le cookie prenne une forme régulière.  

C’est drôle, cette fascination des occidentaux pour le japon, et des japonais pour l’occident. Les hommes, éternels insatisfaits, regardent toujours si la vie n’est pas plus belle ailleurs. Pour le moment, Lou est bien où elle est. Elle n’espère pas vivre ailleurs qu’au Japon. Ici, c’est pratique, elle connaît la langue et les coutumes. Et même si elle est parfois curieuse de la France, elle a la sensation qu’elle pourrait s’y perdre.

Quand Emma parle de sa grand-mère, le cœur de Lou se resserre tout de suite. Elle lui manque, sa mamie. Elle, et l’odeur de sa cuisine. Lou a appris la pâtisserie dans ses fourneaux. Et depuis qu’ils ont déménagé à Kobe, elles ne se voient plus aussi souvent, toutes les deux. Finalement, depuis qu’ils sont arrivés au Japon, c’est la grand-mère qui s’est occupée des trois enfants. Lou espère pouvoir lui rendre visite pour le nouvel an.

« J’espère qu’elle va mieux… » Murmure Lou, la tête dans les cookies. Elle, n’arrive pas à imaginer sa mamie malade. Elle ne sait pas comment elle pourrait le supporter. Mamie, c’est un roc ! Elle tient. Elle n’a jamais de rhume. Donc vraiment, gravement, malade… Lou ne veut même pas l’envisager. Il y a quelque chose de naïf chez la jeune lycéenne. Parce qu’elle n’a encore jamais vécu le deuil, elle n’arrive pas à l’admettre. Dans sa tête, les hommes, surtout ceux qu’elle aime, sont éternels. « Si tu es revenue au Japon, j’espère que tout s’est arrangé. »

Et ça ne doit pas être facile, les allers et retours entre son pays et le Japon. Tout le temps dans du jet-lag ! Et ne parlons pas des études. Difficile de s’y concentrer, les programmes ne sont pas les mêmes. Alors, Lou fait un geste de la main : « Oh non, ça m’intéresse ta vie. » Avant de relancer : « T’as pas dû redoubler avec tous ces voyages ? »

Tout en discutant, Lou récupère une manique, et allume le four pour le préchauffer. Les cookies sont prêts à être enfournés. Plus qu’à attendre que tout soit à la bonne température.

Lou hoche la tête. Elle admire la pugnacité et la force de travail d’Emma. Elle, n’aurait pas pu y arriver, elle en est persuadée. Lou a un rapport particulier au travail. Surtout au travail scolaire, en fait. Elle aimerait être douée, mais elle n’y arrive pas. Malheureusement, les examens sont souvent là pour le lui rappeler. Quand elle étudie beaucoup, elle est pile au centre, juste assez pour passer, mais jamais suffisant pour en être fière. Elle n’imagine même pas ses résultats si elle ne révisait pas.

« C’est chouette, d’avoir pu garder contact avec tes amies… »

Lou est un peu dans ses pensées, à cet instant. Elle pense à la France. Elle était trop jeune quand elle l’a quittée, alors, il n’y a plus rien à elle là-bas, seulement quelques souvenirs qui sont devenus flous avec les années. Elle aurait aimé en garder quelques amis, pour pouvoir garder le lien, mais à part la langue, elle n’a plus rien de français. C’est peut-être aussi pour ça que lorsqu’elle a créé son Instagram de pâtisseries, elle l’a partagé sur des réseaux français. Toutes ses storys sont dans les deux langues, pour toucher le double public. Avec la pâtisserie, qui est par essence française, elle a la sensation de pouvoir reprendre contact avec ses racines, avec une partie d’elle.

Après avoir mis les cookies au four, Lou vient aider Emma à la vaisselle. Elle attrape un torchon propre et essuie les plats. Appliquée, il ne reste plus aucune goutte d’eau, lorsqu’elle les range sur les étagères prévues pour.

« Et ta famille, elle ne va pas te manquer ? »

On dit souvent que les amis sont la famille que l’on choisit. Lou aime trop ses parents pour pouvoir accepter ça. Elle pense qu’aucun ami ne pourra les remplacer. Elle n’est pas encore prête à couper le cordon, et elle est un peu trop jeune pour ça de toute façon.

La voix d’Emma s’est éteinte. Lou aimerait penser que ce n’est pas de sa faute, mais elle sait que si. Toutes ces discussions, autour des disparus, et des lointains. Ce n'est pas le genre de discussions que l’on aborde lors d’une première rencontre, et encore moins alors que l’on cuisine. Lou était venue pour se vider la tête, sûrement qu’Emma aussi. Alors, elle se sent désolée, terriblement désolée.

Parfois, Lou essaie de s’imaginer dans une autre vie. Un autre espace. Comment ça aurait été, en France ? Est-ce qu’elle aurait pu être proche de son frère, et de sa soeur ? Est-ce qu’elle aurait aimé vivre avec ses parents ? Et puis, comment ça aurait été, si ses parents n’avaient pas pu ouvrir un restaurant à Kobe ? Depuis plusieurs années, ils courent partout, de travail à travail, afin de garder un peu de sous de côté. Parce que mamie était là, Lou n’a jamais eu la sensation d’être abandonnée, mais est-ce qu’elle aurait continué d’admirer ses parents pendant leur absence, si elle s’était prolongée ?

Et puis Lou s’imagine aussi parfois quand elle sera grande. Quand elle sera étudiante. Elle sait qu’elle ne pourra pas rester à la Kobe High School. Elle l’aimerait, vraiment, mais ce n’est pas possible. Ici, il n’y a pas de cursus pour la cuisine, et Lou ne se sent bien qu’en pâtisserie. Alors, quand elle aura dix-neuf ans, elle aussi devra voler de ses propres ailes. Que ce soit au Japon, ou en France. Proche, ou loin.

« Bien sûr que si, c’est comme ça qu’on fonctionne, en brigade. »

C’est faux, et Lou le sait. Mais elle préfère le mot “brigade”, à “équipe”. Ca a quelque chose de plus épique. Elle préfère quand le travail est fait, jusqu’au bout, et se serait sentie désolée d’avoir laissé Emma seul avec toute cette vaisselle.

« Je crois qu’il est temps pour sortir les cookies. On va les goûter ? »

Un peu de sucre, pour se réconforter.

Des cookies, des cookies partout ! Des cookies à perte de vue et qu’est-ce que c’est bon ! Enfin, beau, surtout, plus que bon. Lou les dévore du regard parce qu’elle ne s’ose pas encore à les prendre à pleine main. Ils sont chauds, ils sont fumants, et certainement encore un peu coulants. Oh qu’est-ce qu’elle aimerait avoir la langue ignifuge, Lou. C’est ce qu’elle préfère, quand les gâteaux semblent encore en fusion. Mais pas possible d’en profiter sans s’en brûler. C’est pour ça que le fondant est un gâteau si réconfortant, il donne l’impression de pouvoir enfin se frotter au volcan de la cuisson.

« De moi ! Que nenni ! C’est du beau travail d’équipe que je vois là ! »

Pas question de se prendre toutes les fleurs. Lou est une très bonne pâtissière, et elle n’en rougit que très rarement, néanmoins, elle a à coeur le partage dans la cuisine. C’est sûrement grâce à sa grand-mère, qui lui a tout appris. Les gâteaux qu’elles faisaient, c’était toujours les leurs, à toutes les deux, même quand Lou ne faisait rien d’autre que mélanger l’appareil. Les dernière fois, c’était la mamie qui en faisait le moins. Mais ça reste leurs gâteaux à elles deux.

Quand Emma se brûle, Lou s’inquiète tout de suite, elle se rapproche de sa camarade pour se rassurer que ce n’est rien de grave. Heureusement, plus de peur que de mal, alors, elle se met à souffler sur les biscuits.

« Ils donnent trop envie ! »

Et elle souffle, et elle souffle, pour qu’ils puissent arriver à température ambiante. Elle souffle, pour qu’ils puissent être mangés avant que n’arrive l’heure de devoir quitter la salle du club. Et puis, quand il lui semble avoir assez soufflé, elle attrape un cookie encore chaud qu’elle croque.

« Oh la la la la la la la ! » Elle s’exclame en français, un peu surjoué. « C’est trop bon ! »

Et ce n’est pas une blague. Maintenant qu’on ne se brûle plus en les goûtant, Lou tend un biscuit à sa camarade pour qu’elle puisse aussi profiter de leur réussite. Lou en prend un autre, puis un autre. Pas possible de s’arrêter. Jusqu’à laisser échapper un petit hoquet. « Oh mince, j’vais plus avoir de place pour souper. » Un petit rire discret, gentil. Tant pis pour le plat chaud, Lou est bien heureuse d’avoir pu profiter de sa soirée à découvrir une nouvelle camarade, et à partager quelques mots, heureux comme tristes, autour d’un superbe goûter.