Tout ce qui fait chier le monde attire ma sympathie [Terminé]

Aperçu de la bibliothécaire:

La Loi de Murphy, vous connaissez ? D’après elle, tout ce qui est susceptible d’aller mal ira forcément mal. Mon horoscope de ce matin m’avait glissé quelques signes avant-coureurs mais je n’y avais pas fait plus attention que cela ; c’est que j’y crois moyen à ces prédictions, même si elles me font souvent sourire. Puis, de toute façon, cela ne pouvait pas m’empêcher d’aller travailler, de remplir mon rôle de bibliothécaire et ce, même si j’en suis une parmi d’autres en rotation aux bibliothèques de l’Université de Kobe ou de son lycée…

Pourtant, tout alla de mal en pis. A peine sortie de chez moi, voilà qu’un de mes talons se casse. Heureusement, ça s’est produit au pas de ma porte, j’ai pu prendre une paire de rechange et me diriger vers mon métro. Ah, le métro, parlons-en ! Déjà dès le matin les quadras étaient déchaînés, comme si les températures encore un peu élevées de ce faux-départ d’automne leur montaient à la tête. Je ne compte pas le nombre de mains qui ont tenté, avec plus ou moins de subtilité, de se glisser sur mon corps. Certes, j’admets lire quelquefois certains récits à ce sujet qui parviennent à m’émoustiller mais c’est de la fiction. Je n’admets pas, en revanche, que l’on ose faire cela, surtout en 2017. Dans quelle époque vit-on… Enfin bon, quelques regards secs et cela suffit en général pour les calmer ; ce qui par contre n’est pas mon cas, et mon arrivée au travail est loin d’être sereine.

Je pointe, salue les quelques collègues que je croise et m’apprête à trouver un peu de réconfort avec un café. L’une des collègues avait ramené une cafetière dans notre petit local de pause et nous avions pris l’habitude de faire notre propre café, de faire nos commères, bref, le quotidien classique d’une bande de vieilles filles… Mais évidemment, là encore, Murphy en avait décidé autrement et je n’ai trouvé personne en ouvrant la porte, pas un chat et même plus de quoi me faire du café et hors de question d’en prendre au distributeur ! Mon agacement monte en flèche, ma journée s’annonçait très rock ‘n roll.

J’ouvre donc la bibliothèque à l’heure prévue et m’installe à mon poste à la même heure que d’habitude. Je n’aime pas particulièrement l’administratif et je dois avouer qu’aujourd’hui, c’est pire : cette satanée machine de malheur s’est mise en tête de me résister et de m’empêcher de mettre à jour la liste des livres rendus et ceux en prêt. Qui allait devoir contacter manuellement chaque étudiant en retard ? Bingo ! c’était moi : Chie Matsumoto, trente-deux ans bien tassés, déjà très très tendue. Les pauvres gosses, je pouvais déjà sentir leurs oreilles siffler après la gueulante qu’ils allaient se prendre.

En parlant de gueulante, le devoir m’appelait. J’avais déjà remarqué les deux étudiants qui osaient maintenant créer du drama dans MA bibliothèque : un certain M. Mori et une Mlle Wayne. Le premier était plutôt taciturne et discret d’habitude et quant à la seconde, elle pouvait être presque invisible mais se révèle bien souvent être une vraie furie. Bien évidemment, ce n’étaient pas ces deux gamins gentillets qui avaient mis les pieds dans mon temple de la connaissance, mais bel et bien deux garnements que je m’apprêtais à gronder comme il se doit.
Je me lève alors, retrousse les manches et prend mon air le plus sévère possible, en espérant qu’une simple remarque ne suffise, j’étais peut-être remontée depuis le matin mais ils ne devaient pas devenir mes souffre-douleurs pour autant. Sauf si… Sauf si en passant dans l’allée parallèle à la leur je me fais agresser physiquement par une pile de bouquins qui manque de m’ensevelir. Heureusement, ce genre d’accident sont habituels quand on voue sa vie à la bibliothèque et j’esquive la majorité des pauvres livres jonchant le sol. Là, c’en est trop.

- Un coup de main ?

Je passe ma tête dans un espace entre deux meubles avant de m’incruster pile entre les deux étudiants. Je fulmine, on pourrait presque apercevoir de la fumée et des flammes sortir de mon nez et de mes oreilles. C’en était vraiment trop et ces deux-là allaient en payer le prix.

- Vous allez me faire le plaisir de baisser d’un ton ou deux, de vous mettre à quatre pattes pour me ramasser tout ce boxon et d’aller illico-presto pointer vos museaux devant le bureau de la CPE. Et je vous conseille de ne pas me faire répéter.

J’accompagne la parole par le geste, en posant une main sur l’épaule de chacun des deux fautifs. Ma prise est ferme, heureusement que je m’étais occupé de ma manucure plus tôt dans la semaine, sinon j’aurais pu laisser des traces. Je fais finalement un pas en arrière pour observer les deux étudiants pendant qu’ils s’exécutent, tout en ordonnant un peu sèchement aux autres de filer droit et de reprendre calmement leurs activités. Intérieurement je suis soulagée et m’autorise un demi-sourire presque satisfait. J’en parlerai aux autres à la pause, malgré le nombre d’étudiants ici, rares étaient les esclandres de ce genre et on se chauffait souvent entre collègues sur le nombre de malotrus qu’on épinglerait bien au mur. J’avais fait d’une pierre deux coups, je me prépare déjà à être la vedette de la machine à café.

La bliothécaire:

Alors là… Alors là c’en était vraiment trop.

Autant je pouvais éventuellement, peut-être, comprendre que deux jeunes adultes puissent se chicaner, autant la violence physique n’avait aucun intérêt dans MA bibliothèque. Aucun des deux jeunes n’en démordait, chacun campait sur ses positions. Ma patience a des limites et elles venaient d’être franchies.

– Mais vous allez vous cal—

Avant que je puisse finir ma phrase, Wayne venait d’asséner un violent coup de pied entre les jambes de Mori qui, tout naturellement, avait fini par céder, non sans se retenir sur la pauvre bibliothèque et d’envoyer valser une série de livres en sa direction et indirectement… ma direction. Impossible d’éviter, esquive impossible, l’impact est net, sans bavure et sans appel : je finis sur mes fesses, presque ensevelie sous mes pauvres livres chéris mais amortie par d’autres, bien heureusement.

Je me relève, finalement, aidée par quelques étudiants qui s’étaient rameutés autour de la rixe. Après avoir remercié ces bonnes âmes et dépoussiéré ma tenue de travail, je remonte mes manches et entreprends de replacer les livres dans leur place réservée, dans un silence que je prends soin de rendre long et pesant, sans poser le moindre regard sur les deux étudiants en cause, ni sur qui que ce soit en fait.
Une fois la tâche effectuée, je remonte les manches d’un cran et serre légèrement mon poing droit. En me retournant, il vient se loger sur ma taille et j’observe Mori et Waye.

– Bien. Maintenant que j’ai bien la confirmation qu’aucun de vous deux n’a plus rien à faire ici, je vais vous inviter à sortir de ma bibliothèque.

Je joins une nouvelle fois le geste à la parole en les poussant tous deux en direction de la sortie, non sans faire un arrêt au bureau afin de saisir mon téléphone portable, que je déverrouille immédiatement pour prendre une photo de chacun d’entre eux. Ils seront ajoutés à la liste noire, histoire que mes collègues ne les laissent pas pénétrer en ces lieux.

– Passez voir la CPE de ma part, tiens. Vous pouvez également l’avertir de votre bannissement à compter d’aujourd’hui de la bibliothèque, pour une dizaine de jours minimum.

Cette affaire enfin réglée, je reprends ma place et vaque à mes tâches quotidiennes, sans oublier d’avoir lancé un regard noir aux autres étudiants encore hébétés par la scène, le genre de regard qui voulait dire « si vous ne voulez pas connaître le même sort, tenez-vous à carreau et marchez droit. Dans le silence », ou quelque chose du genre.

Maudits gosses.