Le temps des fleurs | ft. Pablo

La chaleur a achevé les pauvres fleurs sur le balcon de Moon. Un peu de rose. Un peu de jasmin. Moon les aime odorantes. Elle aime ouvrir son balcon et se laisser frapper par le parfum des fleurs. Elle a essayé d’en prendre soin, tout le long de l’été. Elle les a arrosées, certainement plus que nécessaire. Mais elles sont quand même mortes.

La femme glisse ses doigts le long des pétales. Elles sont complètement sèches. Qu’est-ce qu’elle a fait de mal ? Elle n’en a aucune idée. Elle a mis toute sa patience et tout son amour dans ces petites plantes. Est-ce l’eau ? Est-ce la terre ? Est-ce le soleil ? Est-ce l’ombre ?

Un soupir.

A l'aide d’un petit sécateur, Moon retire les feuilles et les fleurs sèches. Quelques tiges sont encore bien vivantes. La trentenaire n’a pas encore dit son dernier mot ! Elle est prise d’une combativité étonnante. Ces plantes l’accompagnent depuis le début du printemps, pas question qu’elle les abandonne dès les premiers vents de l'automne ! Il suffit peut être de les rempoter, de leur donner de l’engrais et beaucoup d’amour.

Ni d’une, ni de deux, Moon attrape son sac, glisse dans ses chaussures, et sort de son appartement. Elle s’élance vers une supérette. Pas son konbini habituel, non, il est fermé aujourd’hui. A cause des vacances, peut-être ? Moon espère que le gérant n’est pas tombé malade. Elle l’aime bien, ce petit vieux.

C’est une supérette au centre-ville. La trentenaire n’y est pas à l’aise. Elle ne connaît ni les produits, ni les professionnels. C’est qu’elle tient à ses petites habitudes. A la recherche du rayonnage “plantes et jardin”, Moon marche vaguement dans les petites allées. Un peu comme un fantôme, elle hante le lieu.

Et finalement, elle le trouve ! Un petit coin, presque rien. La professeur s’accroupit pour regarder les produits. Il y a pourtant du choix. Le propriétaire doit savoir prendre soin de ses fleurs, lui. Moon prend le temps de détailler chaque produit. Mais entre engrais pour plantes de balcon et terreau pour fleurs de jardin, son cœur balance.

Chanceuse ! Deux jambes foulent le sol du rayon. Un employé, selon le tablier noir sur ses cuisses. Avant de lever le regard et découvrir qui travaille ici, Moon demande :

Excusez-moi, s’il vous plaît ? J’aurai une question sur vos produits.

Elle finit de soulever la tête. Yeux écarquillés, bouche en “O”. Le salarié n’est pas inconnu !  Pablo ! “Vous ici”. Moon retient ces quelques mots. Elle ne voudrait pas mettre mal à l’aise le lycéen.

Alors comme ça, Pablo se souvient d’elle ! Moon est un peu touchée. Après tout, ils ne se sont croisés qu’une seule fois, il y a déjà quelques mois, sur la plage. Alors, certes, on n’éclate pas des pastèques tous les jours, mais de là à se souvenir de son nom de famille. C’est pas juste “Madame !” ou “Madame la prof !”. Elle en entend souvent, des justes “Madame”. Et parfois, ça la vieillit un peu. Pablo est bien trop jeune, pour que Moon y jette un quelconque dévolu. Mais elle doit bien avouer être flattée par sa réaction.

Ou alors, il est juste gentil, serviable, avec une bonne mémoire. Et que Moon a un petit égo-boost pour rien. Monsieur Mora, c’est un plaisir de vous voir ici. Après tout, on ne sait jamais, autant renvoyer la balle. Elle aussi se souvient de lui. Surtout parce que son nom revient souvent en salle des professeurs. Quelle idée de taguer le casier de Monsieur Kobayashi.

J’ai acheté quelques plantes, le mois dernier. Rien d’avril à août. Moon a pris du temps pour décorer son intérieur. Pourquoi ? Elle-même est incapable de l’expliquer. La peur de devoir partir de nouveau ? Déménager ? Passer la période d’essai ?

Du jasmin, et des roses, mais elles n’ont pas survécu aux grosses chaleurs, malheureusement.

Elle hausse les épaules. Elle sait, qu’elle n’a pas fait son maximum, pour les tenir en vie. Ces pauvres petites plantes auraient dû être protégées du soleil. Mais ne dit-on pas qu’elles ont seulement besoin de lumière et d’eau fraîche ?

J’ai retiré les pétales et les feuilles sèches, mais j’aimerai bien les faire repartir. Je ne sais pas vraiment si c’est possible, ou si je dois reprendre de zéro…

Drôle de question à poser pour un vendeur en superette. Surtout pour un lycéen. D’ailleurs, lycéen et kombini boy, c’est possible ?

Alors, si c’est son homme : Je vous suis. Elle obéit, sans vraiment poser plus de question. Elle se plaît, à ce petit jeu.

Il est fier, comme un coq, et Moon aime plutôt ça. Elle sourit, en écoutant le lycéen, certainement plus motivé que jamais. C’est drôle, dans les couloirs, on parle de Pablo comme d’un trouble-fête, impulsif et peut-être pas si bon élève. Mais quand il parle de fleur, il sait de quoi il parle. Il parle même trop, trop vite, trop intensément. Elle peine à suivre mais  essaie tout de même de garder quelques informations.

Terre toujours humide, pas besoin d’arroser quand elle l’est. Elle hoche la tête. Elle espère néanmoins que cette technique pourra fonctionner pour ce qui lui reste de plante. Avec la taille, son pauvre jasmin n’est plus aussi beau qu’à l’achat, et quand elle attend qu’il devra se reposer avec l’hiver, la pauvre Moon désespère un peu : Pour le moment, il est sur mon balcon, mais est-ce que vous pensez que je peux le rentrer ? Puis, elle se rend compte qu’elle a oublié de répondre à la question : Ils font à peu près cette taille là, les deux. Elle mime avec les mains deux pots de 24 centimètres de diamètres. Mais avec la sécheresse et la taille, ils sont pas bien hauts, et y’a plus aucune fleur sur le rosier.

L’exercice qu’elle trouvait amusant devient de plus en plus désagréable. En fait, peut-être que ses plantes auraient mérité un peu plus de temps et d’amour en amont. Ce n’est peut-être pas juste à cause de la sécheresse. Aurait-il été plus simple de les jeter et d’en acheter d'autres ? Certainement. Mais cette fois, elle aimerait pouvoir tenir des plantes jusqu’au bout de l’année.

Ah oui. L’automne arrive, et avec lui la rentrée. Moon désespérait de le retrouver. Et même si les fleurs sont moins belles en cette saison, le mercure est plus supportable, aussi. Elle n’en pouvait plus de la chaleur caniculaire d’août. Un peu plus et elle, comme ses jasmins, auraient complètement fané.

Moon n’espère pas faner.

Et elle l’écoute, et il va vite. Peut-être même un peu trop pour qu’elle puisse se souvenir de tout. Les fleurs, ce n’est pas son truc, alors elle commence à oublier. Et pour ne pas perdre le fil, elle lui demande, rien qu’un instant : Laissez-moi prendre quelques notes. Elle sort son téléphone. Elle préfère les calepins, mais elle a oublié le sien à la maison. Elle ne pensait pas avoir besoin d’écrire quoi que ce soit à la supérette. Et elle note, rapidement. “Terre, toujours humide. Pas besoin d’arroser si elle l’est. Jasmin, tailler fin septembre, 20 centimètres du sol, tiges mortes.”

Et elle s’approche, quand il le lui propose. Elle s’approche, vraiment très près, sans vraiment se poser la question des distances de sûreté. C’est encore un gamin, un adolescent, et elle ne le considère pas comme un homme. Alors, elle ne le traite pas comme tel. Elle continue de prendre quelques notes, tout à côté de lui. Elle regarde bien, elle note “biseau” et “troisième oeil”, au cas où qu’elle oublie. Google pourra toujours lui donner un coup de main.

Merci, c’est très clair. Du moins, assez clair. A minima, suffisant pour qu’elle puisse comprendre. Ensuite, la pratique, ce sera une autre paire de manches ! Elle prend le flacon, sans poser de question. “Cicatrisant”. Elle ne savait pas qu’il fallait panser les fleurs, aussi. Elle est prête à tout lui acheter. Pablo pourrait bien profiter de l’ignorance de la jeune professeur, elle ne s’en rendrait même pas compte.

J’ai intérêt à bien faire… Un petit sourire. C’est satisfait ou remboursé, n’est-ce pas ? Taquinerie. En réponse à la sienne. Elle n’invitera pas le brun chez elle, pas question ! Son appartement, il est privé, et elle aurait bien des difficultés à expliquer à l’administration les raisons de la présence de Pablo chez elle. Néanmoins, elle espère que ses conseils sauront aider la pousse des plantes. Promis, je vous tiendrais au courant de l’avancée des soins. Mais discrètement ! Elle s’imagine déjà glisser des mots dans le casier de l’adolescent, comme une voleuse.

Elle sait combien ça peut être dur pour un jeune homme de s’intéresser aux trucs “de fille”, alors elle ne soulève pas. Parfois, Moon a la sensation que la société est dure, et que les fleurs, ça devrait être beau pour tout le monde. Mais pour le moment, elle n’est pas assez sensible aux causes et aux pensées féministes. Alors, elle a l’impression que c’est normal que Pablo se cache. Après tout, c’est un adolescent. Et les adolescents veulent impressionner les filles.

Avec les produits présentés par le lycéen, Moon se dirige vers la caisse. Elle voit un paquet de chewing-gum sur le présentoir qu’elle pose sur le reste des courses. Et ça fera combien ?

Elle est prête à dépenser, sans compter. Mais préfère tout de même connaître la somme.

Moon laisse échapper un rire sincère. Le genre de rire qu’elle ne réserve qu’à de rares chanceux. C’est plus fort qu’elle, avec Pablo. C’est comme ça, il la fait rire. Il a quelque chose de sincère, d’impulsif, de vrai. Quelque chose qui est malheureusement rare chez les hommes et les femmes de son entourage. Ce serait hypocrite de dire qu’elle n’en fait partie. Moon contrôle tous ses faits, tous ses gestes, et a des grandes difficultés à lâcher prise. Pablo la force à baisser le bouclier.

Elle aimerait pouvoir lui faire parler davantage de fleurs, et de tout ce qu’il peut aimer. Elle aimerait qu’il brise sa coquille, et qu’il en soit fier. Parce qu’elle le sent bien, tout ça, il en a honte. Pourtant, quand il parle de jardinerie, il y a quelque chose qui brille dans ses yeux. Et pourtant, Moon n’ébruitera rien. Pas tant pour préserver sa masculinité, que pour éviter d’éveiller des soupçons. La professeur de cinéma n’a guère le droit de passer du temps avec ses étudiants, et préfère ne pas ébruiter leur relation. Tout amicale soit elle !

Très bien, je ne suis pas pressée.

Moon oublie parfois l’âge de Pablo. Il est encore lycéen, malgré son air fier. Le portefeuille dans les mains, prête à dégainer les billets, Moon attend sur le comptoir. Elle regarde autour d’elle, détaille les rayons. Elle n’a jamais travaillé dans un konbini. Elle n’en a jamais eu l’idée, non plus. Elle se demande ce que ça fait, de renseigner les clients, de les remercier, de ranger la nourriture. Il doit y avoir quelque chose de fatigant, mais de satisfaisant.

Quand le gérant arrive, Moon se redresse tout de suite, et le salue poliment d’un geste de la tête. L’homme a l’air sympathique. L’air qu’ont tous les bons commerçants. Mais le personnage n’oublie pas de vanner son petit salarié, et Moon manquerait de rougir au compliment.

Vraiment ! Heureusement que je suis venue ici alors, je ne regrette pas mon choix ! Merci beaucoup pour votre générosité.

Mais Moon ne rougit pas, parce qu’elle est fière, et parce qu’elle sait l’effet qu’elle fait aux jeunes hommes. Pablo n’est pas le premier étudiant qui la regarde avec des yeux de biche. Dans son amphithéâtre, plusieurs ont tenté de lui décrocher un rendez-vous. Elle n’a jamais craqué, et n’espère jamais le faire. Pendant qu’ils discutent, Moon sort quelques billets, récupère la monnaie, et range dans un cabat tous ses achats.

Et merci, Monsieur Mora, pour vos conseils avisés.

Moon ponctue sa phrase d’un clin d'œil complice avant de disparaître du magasin, prête à s’occuper de ses plantes.