Le samedi 29 juillet 2017

L’été. La saison où il fait trop chaud. La saison où même respirer devient lourd et difficile. Marcher ? Impossible. Et pourtant, Shizuka se traine à l’extérieur. Il faut bien profiter de la plage, par ce temps, pour lézarder au soleil. Enduite de crème solaire, elle marche tranquillement. Elle cherche le meilleur spot ou se poser. Un coin où elle ne risque pas de se prendre un ballon, ou se faire jeter du sable dessus par des enfants.

Lasse de marcher dans le sable brulant, elle se dirige vers le bord de l’eau. Au moins, ses pieds nus ne la font plus souffrir. Son tote bag à l’épaule, elle laisse parfois ses pieds s’enfoncer dans l’eau, puis elle refait quelque pas.

Au bout d’un moment, elle lève les yeux et voit un chapeau s’envoler et tomber dans l’eau. Sans vraiment comprendre pourquoi, Shizuka s’élance vers le chapeau qui est tombé pas trop loin d’elle. Elle se retrouve mouillée jusqu’à la taille, mais réussi à le récupérer.

Elle se retourne pour chercher la propriétaire et voit une femme plantée toute droite, regardant la plage.

- C’est à vous ?

Le samedi 29 juillet 2017

Maintenant qu’elles sont toutes prêts, Shizuka reconnait bien la professeur de cinéma de l’université. Elles ne se sont pas encore beaucoup parlé, mais elle a retenu facilement son prénom : Moon. C’est assez inhabituel et joli pour entrer dans les mémoires. Elle fait un effort de réflexion pour se rappeler du nom de famille associé. C’est que… Quand on vient d’arriver, il y a plein de noms à mémoriser ! Mais non, chou blanc. Il faut qu’on se fasse un afterwork pour faire connaissance, songe-t-elle alors, comme s’il s’agissait là de la réponse à tous les problèmes.

Elle lui répond à son « bonjour », honteuse de voir que l’autre jeune femme à déjà mémorisé son nom, elle. Le regard de Shizuka se porte sur le ballon. Wow, il me plait bien.

- Pas besoin de me remercier, c’est normal ! Quant au propriétaire du ballon… Il attend peut-être qu’on s’en aille pour le récupérer ? , lâche Shizuka, tout en prenant petit à petit conscience que son short est trempé.

Elle se gratte l’arrière de la tête, visiblement gênée et ajoute :

- Pouvez-vous me rappeler votre nom ? Je suis désolée, avec tous les noms à apprendre en arrivant, je l’ai malheureusement oublié. Je n’ai retenu que votre prénom, qui est très joli d’ailleurs !

Tu t’enfonces, ma vieille Shizuka.

Le samedi 29 juillet 2017

Les filles se sont déjà vues à la soirée entre professeurs et membres du personnel, mais Shizuka garde dans une certaine mesure, un souvenir plutôt flou des événements. Une présentation officielle n’est donc pas un mal, loin de là. C’est encore plus la honte d’avoir oublié le nom après une telle soirée, mais heureusement sa collègue ne semble pas s’en formaliser.

La proposition la surprend. Shizuka regarde son short. A la plage, ça va sécher vite. Elle ne va certainement pas demander une tenue, ou un cadeau. Non, ce n’est pas son genre. Et puis, faire les magasins, elle déteste ça. Sa carrure sportive fait souvent que les vêtements ne sont pas adaptés. Elle est plus « forte » que les japonaises, et prend donc souvent des coupes larges, évasives. Non, l’épreuve des magasins, très peu pour elle.

- Ne vous inquiétez pas, ça va vite sécher. Ca vous dirait plutôt de prendre un verre en terrasse quelque part ?

Un grand sourire prend place sur son visage, et elle lui adresse un clin d’œil.

- Promis, je ne bois pas d’alcool en journée.

Après tout, Shizuka n’y est pas allée de main morte l’autre soir. Elle n'a jamais eu de véritable amie fille. Elle se demande soudainement si c'est agréable, comme relation.

Le samedi 29 juillet 2017

Kawaguchi semble être une bonne personne, aux yeux de Shizuka. Elle est en plus de ça très belle. Elle rit légèrement lorsque sa collègue lui dit de ne pas s’inquiéter vis-à-vis de l’alcool et de sa présence. C’est vrai qu’une bonne bière fraiche en terrasse, ça ne peut faire que du bien par ce beau soleil. Shizuka a tendance à ne boire qu’en soirée, mais la tentation est grande. Elle se sent juste bien, et a envie de prolonger ce moment de cette façon.

Elle ne pense déjà plus au ballon, ni à la bosse, ni aux agresseurs de Moon. Shizuka ne pense qu’à l’instant présent. Maintenant qu’elles marchent ensemble, elle ne pense qu’à l’endroit où elles vont se poser. Elle observe les choix. La musique forte, très peu pour elle. Elle est attirée par un endroit calme, et un endroit où il est également possible d’avoir à manger. Ne vaut-il mieux pas parer toutes les éventualités ?

Elle montre du doigt celui qui ressemble à un restaurant avec terrasse. Quitte à poser ses fesses pour sécher, autant que ce soit dehors. Heureusement, il y a tout de même des parasols.

- Là-bas ?

Elle lui adresse un sourire. Si Kawaguchi Moon en préfère un autre, elle se conformerait à son avis. Shizuka n’est pas du genre à s’imposer. Prendre des décisions, c’est fatigant.

- Ils ont l’air d’avoir des glaces. Ca vous dit ?

Une glace et une bière, pourquoi pas après tout ?

Le samedi 29 juillet 2017

Shizuka esquisse un nouveau sourire. Elles vont s’installer en terrasse, et une fois assise la professeure de sport pousse un soupire d’aisance. Malgré son bas trempé, elle se sent bien posée là, à l’ombre avec la légère brise. Le contraste avec la chaleur parfois étouffante est saisissant.

Shizuka attrape une carte. Elle sait déjà qu’elle va prendre une bière légère, mais elle ne sait pas quelle glace manger. Un sorbet plutôt qu’une glace lourde à la crème lui parait bien. Mais le goût… Elle hésite. Citron pour le côté acidulé ? Framboise ? Menthe ? Non, pas la menthe. La menthe, c’est uniquement dans les mojitos.

Moon Kawaguchi commande la première, et enlève tout scrupule à Shizuka. Ainsi, sans aucune honte, elles allaient pouvoir savourer une bière rafraichissante.

- La même boisson, et une glace au citron.

Elle adresse un sourire au serveur et repose la carte. Une fois parti, elle reporte son attention sur sa collègue.

- Et votre front, ça va ? Vous voulez qu’on leur demande de la glace à mettre dessus ?

Le samedi 29 juillet 2017

Shizuka est contente d’avoir pu être utile, du moins en donnant une idée. Car pour le reste, sa collègue la devance et s’occupe d’elle-même efficacement. Shizuka a toujours tendance à vouloir protéger les filles pas trop sportives, comme ses amies pendant sa scolarité. Ces mêmes amies qui commencent à se marier, fonder leur foyer et avoir pu trop de temps pour partir.

Perdue dans ses souvenirs, elle reprend le cours de la conversation en relevant les yeux sur sa collègue. Shizuka se demande plein de chose à présent : d’où vient-elle, quelles études a-t-elle fait ? Où ? Quel âge a-t-elle ? Qu’est-ce qu’elle aime manger ? Qu’est ce qu’elle aime faire dans la vie ? Mais toutes ses questions glissent dans son cerveau et viennent mourir contre ses lèvres. Elle ne sait pas trop guider ce genre de conversation. Faire connaissance, c’est fatigant et difficile.

Cette femme est parfaite, elle lance même la conversation.

- Non, pas cette année. Je viens d’arriver. Et puis, on doit s’occuper des petits qui sont en rattrapages. Et vous ?

Elle lui adresse un sourire, même si sa question est un peu idiote. Sa collègue doit certainement aussi rester pour les rattrapages, non ?

Le samedi 29 juillet 2017

Corée ? Elle vient de Corée ou ses parents y sont en voyage ? La curiosité de Shizuka est attisée. Elle a bien vite sa réponse. Vu l’entente entre la Corée et le Japon, sa collègue prouve sa force de caractère en assumant ses origines. Beaucoup auraient cherché à les nier, dans le même contexte. Shizuka a déjà assisté à des insultes, voir des scènes violentes. Pour sa part… Elle n’a jamais vraiment adhéré à ce type de conflit. Shizuka a l’habitude de vivre dans le présent, peu importe ce qui s’est passé pendant la guerre. Peu importe qui revendique une petite île.

- Oh, je vois ! Vous ne devez donc pas les voir très souvent.

Shizuka a souvent été loin de ses parents, avant de trouver un poste ici. Ils lui ont manqué à chaque fois. Surtout leur cuisine, leurs rires, leur gentillesse. La façon de râler de son père aussi. La seule chose qui ne lui a pas manqué, ce sont les rendez-vous arrangés où elle est obligée de se rendre.

- Heureusement qu’on a nos après-midis. Ce n’est pas assez pour aller en Corée, mais au moins on peut aller un peu à la plage quand même ! Vous êtes au Japon depuis longtemps ?

Elles sont interrompues par le serveur, qui ramène déjà le pochon de glace.

Le samedi 29 juillet 2017

Shizuka est rassurée de la voir enfin soignée. La conversation reprend. L’histoire de sa collègue a l’air bien plus complexe que la façon dont elle la résume. Chaque histoire est riche après tout. Depuis le lycée… Ca fait longtemps ! Même quand elle prenait des postes partout au Japon, Shizuka avait l’habitude de revenir plusieurs fois par an au bercail. Il ne pouvait en être autrement.

- Je vois, a-t-elle seulement le temps de répondre, avant que le serveur n’intervienne.

Les boissons sont enfin là, les glaces aussi. Shizuka lève son verre vers celui de Moon. Des souvenirs de l’afterwork refont surface. Avec un sourire, elle boit une première gorgée. La meilleure. Elle hoche la tête à la remarque de sa collègue, puis répond à sa question :

- Oui. De Kobe, même. Mes parents tiennent un restaurant familial, ici.

Elle pourrait en dire beaucoup sur sa famille, mais Shizuka préfère ne pas s’étaler inutilement :

- Mais apparemment, je ne suis pas une « bonne » japonaise.

Elle lève son verre vers ses lèvres, sans boire de nouvelle gorgée. Si elle doit s’entendre avec Kawaguchi, elle préfère tater le terrain tout de suite. Si elle est du genre à juger, Shizuka passera son chemin après cette après-midi-là. Elle enchaine donc :

- J’ai bientôt 30 ans et je n’ai aucunement l’intention de me marier. Je ne tiens pas non plus à reprendre la fierté de mes parents.

Elle hausse les épaules et avale une nouvelle gorgée. Elle a beau sembler nonchalante, se faire rejeter par quelqu’un est difficile, même amicalement. Shizuka a beaucoup de pote, mais peu de vrais amis.

Le samedi 29 juillet 2017

Shizuka a fait un impair. Elle ne voulait pas ter l’opprobre sur Kawaguchi. Loin de là, même. Elle ne sait pas vraiment quoi dire, ni comment agir. Aussi, elle la laisse s’exprimer sur le fond de sa pensée. Elle semble subir de plein fouet la pression sociale qui incombe aux femmes de ce pays. Aux femmes de nombreux pays d’ailleurs. Mais avec le vieillissement de la population, le Japon n’est pas des plus tendre. Shizuka se réconforte, en disant que Iroka a trois enfants, elle. Si on les réparti, ça rempli le quota pour Kawaguchi et pour elle-même !

- Vous ne les faites pas du tout. répond enfin Shizuka après avoir trinquer, Vos 30 ans, je veux dire.

Elle boit une autre gorgée, bien trop rapprochée de la précédente. Elle pose ensuite son verre, et fait glisser la glace au citron devant elle.

- Je ne voulais pas vous blesser. Je ne me considère pas réellement comme une mauvaise japonaise. Et vous non plus d’ailleurs. Peu importe ce que décide la société, c’est de nos vies dont il s’agit.

Elle lui adresse un sourire compatissant, avant de goûter la dite glace.

- D'ailleurs, le dernier garçon avec qui je suis sorti a fini par fuir. Et vous, vous n'avez pas de petit ami non plus ?

Elle préfère relancer la conversation, plutôt que cela reste gênant. Le plan de Shizuka est simple : si Moon est libre elle aussi, alors elles pourraient se faire une petite sortie entre célibataires prochainement.

Le samedi 29 juillet 2017

Moon n’est pas blessé, Shizuka se sent soulagé. Elle a tendance à ne pas savoir formuler ses pensées de la bonne façon. Elle n’aime pas les rapports humains pour ça : c’est trop fatigant de ne pas réussir à parler sereinement avec les autres, en ménageant les susceptibilités de chacun. Elle est sociable, bien sûr, mais uniquement en surface.

D’ailleurs, la tension est à nouveau à son comble suite à la deuxième question de Shizuka. Elle trouve sa collègue tellement courageuse. Elle assume et ne se cache pas, là où Shizuka elle-même élude souvent la question. Elle avale une gorgée de bière et réponds alors :

- Oh, je comprends tout à fait ! Je suis faite du même bois.

Et pour cause, elle vit la même chose.

- Il faut profiter de notre vie, ajoute-t-elle avec entrain.

Un petit ami ? Pour quoi faire ? Même si Shizuka a tendance à avoir une seule relation amicale ++ à la fois, et qu’elle n’enchaine pas les conquêtes, elle n’est pas encore prête à passer le cap « petite amie ». Elle n’a pas envie de faire des efforts, ni des concessions. Shizuka repose sa bière et mange une nouvelle cuillère de glace.

- Enfin, ça reste entre nous, ajoute-t-elle en adressant un clin d’œil à la jolie Moon. Nous avons un secret.

Le samedi 29 juillet 2017

Elles semblent être sur la même longueur d’onde, et Shizuka en est heureuse. Soulagée. Ses parents lui organisent des rendez-vous arrangés, ses amis eux ont déjà lâché l’affaires mais lui lancent souvent des petites piques. Avoir quelqu’un qui ne la juge pas, c’est réconfortant.

- Mon type ? Hmmmm…

Est-ce qu’elle a vraiment un type ? Elle fouille dans sa mémoire. Des hommes qui prennent soin d’eux, qui ont de l’humour, qui sont plus grand qu’elle. Ces derniers partenaires étaient comme ça, est-ce son type ? Sinon, pour le visage, elle peut être charmée par de petits détails insignifiants, sans préférence. Un sourire, par exemple. Ou des yeux bleus azurs, comme ceux d’un certain collègue.

- J’aime les hommes grands, avec de l’humour et qui prennent soin d’eux. Si ils n’ont pas envie de s’attacher, c’est encore mieux.

Elle n’est pas du genre à changer d’homme comme de chemise, elle préfère les relations amicales avec un petit supplément qui durent dans le temps. C’est parfois compliqué d’allier sex friends et non attachement.

- Et toi ?

Vu le sujet de conversation, Shizuka repasse à la discussion informelle et moins polie, sans vraiment y faire attention. Elle a beau être japonaise, elle trouve les règles de politesse un peu désuète.