Whisper ;; Hisao

Willow Renfield.

Il connait ce nom. Comment pourrait-il seulement l’oublier après avoir été aux premières loges de ses souffrances, des épreuves qu’elle avait dû traverser pour qu’on lui accorde enfin le répit qu’elle méritait ? Au final, Willow n’avait jamais réellement fait partie de son passé. Sa grande sœur Gene— ancienne collègue d’Hisao et plus si affinité—avait pris soin de rester en contact avec lui, ne serait-ce que pour lui donner quelques nouvelles de temps en temps. De temps à autre et surtout lorsque Kana demandait après Gene, Hisao faisait de même. Une photo par ici, un appel par là depuis l’autre bout du monde.

Pour une raison ou un autre, les sœurs Renfield ont fini par quitter la France pour le Japon. À Tokyo plus exactement—Hisao n’avait fait que questionner la chose en surface sans vraiment chercher à comprendre le pourquoi du comment, se doutant qu’un besoin de changer d’air avait dû se faire sentir pour les deux jeunes femmes. Lui-même l’avait informé de son retour dans son pays natal, expliquant que Kana souhaitait retrouver ses racines.

D’une manière ou d’une autre, Gene avait fini par s’intéresser à KHS. Probablement pour des raisons pratiques, comme lui l’avait fait. Et c’est ainsi qu’ils avaient fini par se retrouver. Collègues comme avant, et—psychologue et patient, comme avant aussi. Tout du moins, tel était le deal. Comme n’importe quel autre élève, Hisao n’en avait pas spécialement voulu à Willow lors de leur première entrevue où cette dernière ne s’était tout simplement pas présentée. Malheureusement pour elle car toujours mineure, il n’avait pas eu d’autre choix que d’en informer sa tutrice—Gene.

À ce jour, il ignore si ces dernières en ont discuté. Et lorsqu’il revient de l’infirmerie avec une tasse de thé fumante entre les mains—avec trois petites minutes de retard parce qu’il a dû traverser tout le bâtiment pour ce faire—il le fait en se demandant s’il verra Willow devant sa porte.

Serait-ce de sa faute ? Il ne peut s’empêcher de se poser la question. Certes Willow le connait assez bien et les séances en France se passaient sans réelles encombres mais… il persiste à croire que ce n’est pas suffisant. Que leur passif ensemble présente davantage un blocage, un frein plutôt qu’une forme de soulagement. Certes, elle n’aurait pas besoin de repasser par certaines cases à ses côtés—mais il s’imagine sans aucun mal la quantité de mauvais souvenirs dans lesquels il doit être impliqué.

Contre toute attente cependant, il l’aperçoit au loin. Elle a changé—il peut le voir dans les vêtements plus larges, plus confortables et plus décontractés qu’elle porte alors qu’elle se tient devant sa porte. Ses cheveux sont lâchés, plus longs et plus libres que lorsqu’il la voyait à l’époque. Même si c’est une chose qui l’inquiète et qu’il ne peut s’empêcher d’y songer, il s’efforce de ne pas regarder si elle a pris du poids. C’est une chose qu’il préfèrera aborder avec elle si elle le souhaite.

Une part de lui est plutôt soulagée de voir que Willow accepte de le voir, même si elle a manqué sa première séance. Mais il déchante assez vite lorsqu’il se rend compte qu’elle ne toque pas et continue d’hésiter. Ce n’est que lorsqu’il s’approche qu’elle décide de définitivement rebrousser chemin et se heurte à lui. Le temps d’un instant, il s’en veut de ne pas avoir eu le pas un peu plus lourd, ne serait-ce que pour la prévenir de sa présence. Ses livres sont tombés à l’impact et il s’écarte aussitôt pour se baisser et l’aider à ramasser ses derniers de sa seule main libre.

« Bonjour Willow », lui dit-il en essayant de ne pas sonner strict ou même impérieux après qu’elle ait loupé le précédent rendez-vous. « Tu… veux entrer ? »

Ce n’est qu’en entendant le français qu’elle marmonne de sa petite voix qu’Hisao se rend compte qu’il a lui-même parlé dans cette langue sans même en avoir conscience. Probablement est-ce l’habitude—et pourtant, il a l’impression de ne pas avoir pratiqué son français depuis des années. Alors que ça ne fait que quelques mois seulement…

S’il en doutait encore, cette fois-ci il en a le cœur net : Willow avait l’intention de ne pas se présenter à son second rendez-vous non plus. Évidemment, il ne lui en veut pas vraiment mais il ne peut s’empêcher de se remettre en question. Rien qui ne change de ses habitudes, cela dit. Même ça n’a rien d’agréable, Hisao s’est accoutumé à son propre manque de confiance en lui et préfère se concentrer sur d’autres choses. Comme l’instant présent et le fait que même si c’est avec incertitude, Willow accepte d’entrer avec lui. Plus encore, une fois installée—elle s’excuse pour son précédent manquement. Sans plus attendre, Hisao lui répond par un sourire et secoue doucement sa main devant lui.

« Ce n’est pas grave. J’aurais préféré garder ça entre nous, mais tu n’es pas encore majeure—alors je n’ai pas d’autre choix que d’informer ton tuteur légal lorsque tu ne te présentes pas. J’espère que tu ne m’en veux pas. »

Si cette dernière a décidé de faire un pas vers lui, il n’y a aucune raison pour laquelle Hisao ne lui rendrait pas la pareille—et cela passe par le fait d’être honnête avec la jeune femme.

Posant la tasse de thé fumante son bureau—juste assez près de son fauteuil pour qu’il puisse l’attraper—il s’installe à son tour et fait face à Willow. Il y a tant de questions qu’il se pose au sujet de cette dernière depuis leur dernière entrevue. Même si Gene lui donnait régulièrement de leurs nouvelles, il reste quelques zones d’ombre qui titillent sa curiosité—à la fois personnelle et professionnelle. Néanmoins, il se garde de lui en faire part.

« Comment vas-tu, depuis tout ce temps ? » Lui demande-t-il, ouvrant la conversation sur une note plus légère, la réponse lui important réellement. Et tandis qu’il lui laisse tout le temps de répondre, il finit par enchaîner naturellement. « Pour quelles raisons as-tu décidé de revenir me voir ? »

Ce que lui avoue Willow n’est pas surprenant, mais parce qu’il s’agit de Willow—Hisao ne peut empêcher l’irritation qui rampe dans sa poitrine. Elle n’est pas dirigée envers la jeune fille mais bien envers sa grande-sœur, qui devrait savoir depuis toutes ces années que ça ne fonctionne pas comme ça. Que si Willow n’exprime pas le besoin de parler à quelqu’un comme lui, il ne l’y forcera pas car ce serait absolument contre-productif. Fermant doucement les yeux pour contenir sa contrariété, il soupire et se pince l’arête du nez. S’il voulait le cacher à l’étudiante, c’est raté. Mais ce n’était pas son objectif.

« Je vois. »

Il lui faut un instant pour composer sa pensée en une phrase correcte.

« Rassure-toi, je ne suis pas ennuyé ni fâché contre toi. Pas le moins du monde. Tu ne devrais pas avoir à venir ici si tu n’en as pas envie et j’en toucherai deux mots à ta sœur pour que tu n’aies pas à te forcer à l’avenir. »

Ses mots sont calmes et doux, cherchant à ne pas attiser la culpabilité de la jeune fille. Même s’il n’est pas maître de ce qu’il se passera en interne une fois qu’il en aura discuté avec Gene—il ne veut pas que la jeune fille ait l’impression d’avoir crevé un abcès qu’elle n’aurait pas dû. C’est une situation un peu compliquée, mais ni lui, ni elle, ni personne ne pourrait réellement avoir la main dessus.

« Nous pouvons mettre fin à la séance maintenant si tu es mal à l’aise ou que tu ne souhaites pas poursuivre. Si tu préfères rester, je serai heureux de t’écouter, » ajoute-t-il avec un sourire désolé. « Sens-toi libre de ton choix. Je ne t’en tiendrai absolument pas compte. »

Hisao n’est pas surpris le moins du monde lorsque Willow lui confie qu’elle préfère s’arrêter là. Même s’il privilégiera toujours le dialogue au reste, il sait mieux que personne que la communication passe avant tout par le volontariat, le consentement. Si Willow n’exprime pas la moindre envie de se confier ou de discuter, il ne la forcera pas pour des raisons évidentes et pour continuer à construire une relation de confiance à cette dernière, il doit lui montrer qu’elle peut agir et parler sans filtre face à lui. Alors il hoche doucement la tête face à sa décision, lui adressant un sourire désolé et bienveillant alors qu’il se lève et vient lui ouvrir la porte, s’inclinant pour la saluer.

« Passe une bonne fin de semaine. »

Arima-san ressort de son bureau d’un pas timide. Il est assez content des progrès qu’elle fait ces derniers temps. La vie en internat n’est pas facile, c’est sûr, mais au moins elle l’oblige à garder une bonne hygiène de vie et Arima-san semble de plus en plus s’y accommoder, lui laissant davantage de temps pour essayer de mettre des mots sur ses tracas. Et maintenant qu’Hisao en a terminé pour aujourd’hui avec elle, il va pouvoir aller mettre la main sur cette part de fraisier qui l’attend dans son casier et à laquelle il pense avec gourmandise depuis facilement deux bonnes heures.

Jusqu’à ce qu’une voix familière ne l’arrache au fil de ses pensées et ne l’arrête brusquement dans sa lancée, le ton faible et une forme de détresse cachée dans ce dernier. Il reconnaît aussitôt Willow, cachée derrière une pile de livres plaquée contre sa poitrine. Il doit dire qu’il ne s’attendait pas à la revoir si tôt, mais c’est loin d’être une mauvaise chose. Bien au contraire, une part de lui est agréablement surprise et l’autre… l’autre veut juste manger son fraisier.

Il bat des paupières un instant, déstabilisé par la demande si soudaine avant de se ressaisir pour jeter un œil à sa montre. Tant pis pour son fraisier.

« Bonjour, Willow, » ce n’est pas plus mal, en soi. Il mange trop de sucre ces derniers temps. « Bien-sûr que nous pouvons discuter. Pardonne-moi, cependant, je n’ai que quarante-cinq minutes avant mon prochain rendez-vous au lieu d’une heure. J’espère que tu n’y vois aucun inconvénient. »

Sans perdre une minute de ce temps précieux et court qu’il leur reste, il s’écarte de la porte pour pouvoir lui ouvrir, l’invitant à entrer dans son bureau et la suivant aussitôt. Il n’a pas eu le temps de se préparer, mais il fera sans. Si Willow est encline à lui parler, il espère que ses prochaines visites se feront dans le cadre de ses rendez-vous et qu’il pourra faire le nécessaire habituel.

Il attrape rapidement de quoi noter, ouvre une page blanche et désigne le fauteuil en face du sien à la jeune femme.

« Comment vas-tu ? »

Sans grande surprise, Willow lui parait particulièrement anxieuse—et d’autant plus lorsqu’elle pénètre à l’intérieur de la pièce, le regard et les gestes incertains. Hisao a beau essayé de se montrer aussi bienveillant et ouvert que possible, il sait pertinemment que ça ne sera pas suffisant pour l’instant. Elle répond presque immédiatement à sa réponse et il penche légèrement la tête sur le côté, lui adressant un regard inquisiteur. Il se doute bien que ces deux mots ont été lâchés à la hâte alors il se montre patient. Il est toujours difficile de commencer.

Et il est agréablement surpris lorsque Willow finit par trouver ses mots et lui raconte ce qu’il s’est passé deux jours plus tôt. Même si cela remonte à quelques années, Hisao parvient sans mal à remettre la personnalité de la jeune fille, qui pourrait tromper quiconque ne la connaissant pas un minimum : un calme et une douceur qui cache un sang-chaud insoupçonné lorsque la pression se fait trop forte et que la frustration éclate sans préavis.

Sa réaction à la fin de son récit lui arrache un sourire.

« Ne me regarde pas comme ça. Nous ne sommes pas dans un tribunal et je ne vais pas te faire ton procès, » lui glisse-t-il en faisant distraitement tournoyer son stylo dans sa main derrière son carnet. « As-tu trouvé une solution pour le pull ? »

Parce qu’il est aussi là pour la rassurer et lui faire comprendre que ses émotions sont légitimes, quand bien même elle pense le motif futile. Il y a autant de sources de frustration que de personnes sur terre, après tout.

« Si tu as réussi à tout remettre en ordre comme tu me l’as dit, c’est que tu as réussi à te calmer, j’imagine. Comment est-ce que tu as fait ? »

« J’espère que tu en trouveras une, alors. Il y a quelques élèves qui aiment la couture dans le club d’art plastique. Peut-être que tu trouveras ton bonheur là-bas. »

Parenthèse ainsi fermée, Hisao reporte son attention sur le reste de la discussion. Hisao hausse légèrement les sourcils, surpris lorsqu’elle implique une tierce personne dans l’histoire alors qu’il s’imaginait que tout ceci s’était passé lorsque Willow était isolé. Il attend d’en savoir un peu plus avant de s’avancer, car la présence d’une autre personne peut être à double tranchant, pour peu que cette dernière soit mal intentionnée.

Il lui adresse un sourire désolé et bienveillant lorsque sa voix se fait un peu plus tremblante et qu’il entend sans mal la façon dont elle contient ses larmes. Même s’il n’est pas sain, la violence est par définition un mécanisme de défense qui demande un travail fondamental sur soi-même—et Hisao n’est pas là pour appuyer le jugement que Willow s’impose.

« Tu as reconnu ton erreur et tu as agi en conséquence pour de rectifier le tir. Même si cela ne fait pas tout, c’était une façon sensée d’essayer d’équilibrer la balance. Comment t’es-tu excusée ? Comment l’a-t-il pris ? »

Lorsque Willow lui confie que son intention n’est pas de faire du mal aux autres, Hisao ne ressent aucun mal à la croire. Mais mettre l’accent sur les sentiments de la personne face à laquelle elle se trouvait est tout aussi important que d’élaborer sur les siens. C’est une façon de ne pas déshumaniser le contact colérique qu’elle a eu, et peut-être marquer psychologiquement l’incident pour qu’elle se remémore la chose la prochaine fois qu’elle fera une crise dans le genre. Bien qu’il écoute attentivement sa réponse, cette piste de réflexion le mène à une autre question.

« Comment as-tu vécu ta colère ? Avais-tu l’impression d’être extra-lucide et d’avoir les choses davantage en main que d’habitude ou au contraire, as-tu eu l’impression de perdre le contrôle ? »

Ce n’est pas la première fois qu’il entend parler d’une crise de colère pareille, d’une violence qui lui échappe et dont son cerveau, par un habile mécanisme de défense, décide d’en oblitérer le souvenir. Il écoute la suite attentivement, penchant légèrement la tête sur le côté lorsqu’elle lui avoue en être inconsciemment venue aux mains. Face aux explosions d’émotions du genre, certaines activités physiques peuvent aider. La course, les arts martiaux ou même les sports de combat qui permettent d’évacuer la pression et la violence qui sommeille en certains. Une forme de catharsis qui aide à soulager, mais qui ne résout pas tout pour autant. Néanmoins, Hisao se garder de le mentionner pour le moment, sachant que proposer une activité de groupe à Willow aussi tôt aurait plutôt un effet négatif que positif.

« Tu me dis qu’il a été gentil avec toi, c’est ça ? » Demande-t-il, marquant une courte pause. « Qu’est-ce qui t’a marqué dans sa réaction ? Est-ce que tu t’es sentie comprise, ou juste rassurée ? Honteuse, méfiante peut-être ? »

C’est aussi une façon de voir comment le positif agit sur elle et de quelle manière laisse-t-elle ce dernier l’affecter. Parfois, la glace est trop épaisse pour laisser les interactions bienveillantes nous atteindre—Hisao le sait parce qu’il l’a observé, mais aussi parce qu’il le vit lui-même en étant victime de ses tendances paranoïaques.

« As-tu pensé à faire quelque-chose pour lui ? Quelque-chose pour le remercier, quelque-chose qui lui ferait plaisir ? »

Le fait de donner est un excellent moyen d’alléger la conscience lorsqu’on a pris. On aurait tendance à penser que cela en fait un acte intéressé et donc loin d’être dénué de tout biais—mais s’imaginer que toutes les bonnes actions sont bâties de bonté seule est utopique et complètement faux. Cela ne signifie pas que l’intention n’importe pas, mais que se montrer intransigeant avec celle-ci mène souvent à un fatalisme maladif.