Joyeux Noël, en famille ? | Solo [Terminé]

Il y a du monde, devant la petite scène du bar gay dans lequel Nobu aime draguer. Des boules et des guirlandes pendent au plafond. Ce soir, c’est soirée spéciale ! Une scène ouverte, pour les babys drag, le nom que l’on donne aux Drag Queen débutantes, sous le signe de Noël. Nobu, ou plutôt Aomame Sakana, est tirée à quatre épingles. Elle et Hikaru, l’homme qui l’initie à l’exercice du travestissement, ont passé toute l’après-midi à se préparer. Elles ont un véritable air de famille. Leurs perruques sont de la même couleur, ainsi que leurs robes.

Comme un porte bonheur, Hikaru a offert à Nobu ses gants Swarovski. De petits cristaux sont incrustés sur les faux ongles.

Ces gants, c’est une source de stress pour le pauvre Nobu. Ce cadeau de Noël improvisé, il ne l’attendait pas. C’est Hikaru, ému devant le travail qu’ils ont fait pour transformer l’étudiant en jolie mère Noël, qui a craqué. Nobu, il n’a rien prévu pour Hikaru, et il s’en veut terriblement.

« T’en fais une tête, ma chérie. » Hikaru, sous les traits de Sato Sakana, pose une main tendre sur l’épaule de sa protégée. Elle aussi, elle est passée par là. « Je.. Je n’sais pas si je peux le faire. »

Les doigts d’Hikaru s'agrippant au bras de Nobu. Son regard est presque dur. La Drag Mother sait que Aomame est prête à passer sur scène. Pourtant Nobu, lui, n’en est plus sûr du tout. Il rêve d’être courageux. Mais il tremble à l’idée de monter sur les planches du petit bar gay. Pourtant, c’est une toute petite scène. Deux mètres carrés de rien du tout. Personne ne va le juger, tout le monde est présent pour passer un bon moment, fêter Noël ensemble, et encourager les jeunes Drag Queen à s’épanouir.

Mais l’étudiant en littérature n’a jamais rien fait d’aussi important de sa vie. Il a toujours préféré s’abandonner à des loisirs solitaires. L’écriture, la natation, la pêche, c’est si facile. Personne ne le regarde faire. Personne ne le juge. C’est contradictoire, dans la tête de Nobu. Si la liberté que lui permet Aomame Sakana lui plaît, autant artistiquement qu’en termes de relations à son homosexualité, l’attention qu’on lui porte l’effraie.

Ce soir, c’est censé être le grand jour, le grand plongeon. Depuis des semaines, il s’y entraîne. Il a passé des nuits blanches à imaginer sa chorégraphie, et à vivre la soirée dans sa tête.

Ce soir, c’est le premier Noël qu’il ne passe pas dans sa famille, à Ine. Il a bafouillé une excuse à ses parents, et leur a promis de profiter du passage à la nouvelle année.

Ce soir, il a décidé de passer du temps avec tous ceux et celles qui n’ont plus de famille. Certains, dans l’assemblée, ont trouvé de nouveaux parents dans cette communauté. Nobu a peur de vivre ce qu'ont vécu certains habitués du bar. C’est pour ça qu’il ne veut pas faire son coming-out à son père et à sa mère, il ne supporterait pas d'être rejeté.

« Tu me lâches pas, hein. »

Hikaru doit laisser Nobu. Hôtesse de la soirée, la Drag Mother monte sur l’estrade munie de ses hauts talons. Sato Sakana est une splendide Drag Queen. La première fois qu’il l’a vu, Nobu en est tombé raide dingue. Il y a tellement de bonté, de gentillesse, et d’extraversion dans ce petit corps. Hikaru n’est pas grand. En civil, il ne dépasse guère le mètre soixante-cinq. En Drag Queen, il a l’air immense.

« Ho ho ho, bonsoir mesdemoiselles, messieurs, et tous les autres ! »

Hikaru s’époumone. La soirée n’est que très peu budgétisée, et ils n’ont pas pu investir dans un micro. C’est la raison pour laquelle Nobu a imaginé un numéro uniquement basé sur le lipsync. Il n’a pas une voix de théâtre.

« En cette belle soirée de Noël, je vais vous présenter ce soir mes plus beaux lutins ! » Un geste de main vers la foule.

Nobu n’est pas le seul à s’être apprêté pour cette soirée. Il capte le regard de camarades qui font leurs premiers pas dans la scène drag japonaise. Elles sont magnifiques. Nobu souffre d’un petit manque de confiance en lui. Pourtant, son maquillage est propre, et sa tenue a été concoctée par sa Drag Mother. A ses yeux, il a encore beaucoup à apprendre. Il tient à peine sur ses talons. Les autres, elles ont tellement de charisme !  

« Mochi-Mochi, viens ma belle ! »

Un soupir de soulagement. Nobu ne voulait pas être la première à monter sur scène. Il a supplié Hikaru de lui laisser une place au milieu. L’endroit parfait pour qu’on ne le remarque pas. Il ne veut pas marquer les esprits, juste faire ce saut dans le vide.

Parce que même s’il a peur, il a envie de le faire. Il a l’impression que c’est nécessaire, pour vraiment se sentir drag queen. Il aime cette communauté, qui lui apporte énormément de liberté et de soutien. Il a envie d’en faire partie, et d’en faire partie pleinement. Sans performer, il aurait l’impression de ne faire que du costume, il a besoin de se prouver quelque chose, et il aimerait bien y arriver ce soir.

Mochi-Mochi, dans un costume en lycra rouge moulant, fait une superbe performance. Apparemment inspirée des scènes de drag queen américaines, elle enchaîne des splits, des walk backs, et autres backflips que Nobu n’ose même pas imaginer essayer dans sa vie. La scène applaudit, en délire.

Nobu aurait peut-être dû passer premier.

« Mochi-Mochi, ma chérie ! Tu nous mens, c’est pas ta première fois ! »

Hikaru continue d’animer le show. Elle fait quelques plaisanteries à Mochi-Mochi, mais Nobu n’écoute plus rien. Son cœur bat si vite que sa poitrine pourrait exploser. Il est effrayé que ce soit son tour. Parce qu’il ne peut pas serrer ses poings, de peur d’abîmer les gants et les faux ongles, il se contente de mordiller sa langue. Il ne veut pas pleurer, mais il est complètement surmené par le stress.

Mochi-Mochi descend de l’estrade. C’est fou, comme elle a l’air confiante. Nobu en est certain : sa camarade n’a pas peur. Elle n’a pas dû stresser avant de monter, elle. Mochi-Mochi, c'est le genre de meuf qui réussit tout ce qu’elle entreprend, et c’est avec ce courage qu’elle a pu réaliser une si belle performance.

Nobu est jaloux.

Il aimerait être aussi bien que Mochi-Mochi, qu’Hikaru le complimente pour son passage. Il veut rendre fier, cet homme qu’il prend pour un grand frère.

« Maintenant, on va accueillir un petit lutin qui vient d’arriver à Kobe…»

La respiration de Nobu se coupe. Il n’attend qu’une chose : son nom de scène. Sa langue est gonflée. Il ne cesse de la mordre. Accroché aux lèvres de sa Drag Mother, il n’arrive à reprendre l’air que quand elle prononce le nom de :

« Kimchi John ! »

Kimchi John ? Et pas Aomame Sakana ? Ce n’est toujours pas à Nobu de passer. Alors, ses épaules se détendent un peu. Kimchi est un Drag King. Une personne qui performe le genre masculin. Un numéro bien différent du premier ! Kimchi fait du air guitar sur une musique de rock japonais. Ce deuxième numéro rassure Nobu. Si le show est moins impressionnant, Kimchi a l’air de s’être vraiment amusé, et son enthousiasme est contagieux.

« Merci beaucoup Kimchi ! Un plaisir de voir des Kings sur notre belle scène japonaise ! »

Le Drag King descend les marches et retrouve son groupe d’amis. Il est accueilli par des bras affectueux. Nobu est un peu jaloux de cette relation, aussi. Dans l’audience, à part Hikaru, personne n’est là pour l’encourager. Depuis septembre, Nobu n’a pas réussi à se faire d’amis à Kobe.

Depuis toujours, Nobu n’a pas réussi à se faire de vrais amis, où que ce soit.

« Et maintenant… Quelqu’un qui m’est très cher. » C’est bon. « Le premier lutin que j’ai accepté de prendre sous mon aile… » Les jambes de Nobu tremblent de peur. « Et vous savez combien de baby drag queen j’ai refusé de suivre ! »

La foule rit. Sato Sakana est une Drag Queen importante dans le milieu. Elle a fait ses preuves il y a bien longtemps. Si elle accepte de donner quelques conseils aux baby drags, et qu’elle aime les mettre en avant dans ce genre de scènes ouvertes, elle n’est pas du genre à materner tout le monde. Nobu, c’est sa première fois.

Hikaru, c’est le premier véritable ami de Nobu, et pourtant, il a du mal à reconnaître que ce coup de foudre soit mutuel. Il ne comprend pas l’intérêt que lui porte Hikaru. Le jeune étudiant ne se trouve pas bien intéressant, il n’a jamais rien à dire. Mais sa Drag Mother apprécie sa timidité, et ne lui demande jamais d’être bavard. Ils supportent juste très bien la compagnie l’un de l’autre.

« Aomame, ma chérie. C’est à toi. »

Contrairement aux autres annonces, la voix d’Hikaru est moins forte, moins enjouée. On sent dans son ton tout le stress et toute l’émotion qu’elle peine à cacher. Cette première fois, c’est important pour elle. Les familles de Drag Queen, c’est de véritables familles recomposées. Sato a peur pour Aomame, comme une mère pourrait avoir peur pour sa fille.

Leurs regards se croisent.

Les yeux de Nobu brillent. Quelques larmes pourraient s'échapper, mais Nobu refuse de faire couler son maquillage. Il avance jusqu’à la scène, doucement, monte les escaliers, et se met en place. D’ici, on ne voit rien. Les projecteurs sont trop forts. Deux uniques yeux de lumières regardent Aomame. Juste deux. C’est presque rien, deux.

La musique se lance. Fever, de Peggy Sue. Aux claquement de doigts, Aomame secoue ses hanches, fait voler les froufrous blancs de sa jupe aux couleurs de Noël. Nobu n’existe plus, il n’y a plus que son alter ego. Sur scène, pas une once d’hésitation. Les paroles commencent. Même si elle ne chante pas, Aomame vit la musique. Elle imite les mouvements de lèvres, les surjoue. La danse est légère, “boudoir”. Aomame n’est pas une excentrique, plutôt une fausse timide. Elle se laisse tenter par un numéro d'effeuillage. Elle tire sur son premier gant. Doigt par doigt. Puis le jette sur la scène, juste à côté d’Hikaru. Puis, l’autre gant. Enfin, son corset, qu’elle déboutonne, pour faire apparaître un torse recouvert de lingerie rembourrée.

Trois minutes.

Trois minutes qui ne durent que quelques secondes. Puis la musique s’arrête. Il n’y a toujours que ces deux yeux de lumière qui dévisagent Aomame. Qui la déshabille, même. Mais Aomame n’a pas peur. Elle est confiante, elle est belle, elle est sûre d’elle.

Et les applaudissements.

Le plus beau des cadeaux de Noël.