[Ryokan] — Yukata Party

Le séjour touchait à sa fin. Il ne leur restait plus que cette soirée pour se détendre un peu avant de revenir à Kobe, à la réalité, à la routine du travail ou des cours pour les étudiants et professeurs. Autant dire que Ryuji Yamashiro — toujours trente ans, toujours officiellement célibataire et toujours professeur de design, vous commencez à avoir l'idée —, n'attendait pas avec impatience le lendemain. Sans parler du voyage retour. S'il était comme l'aller, cela n'augurerait rien de bon pour ses nerfs. Ses nerfs, d'ailleurs, ils étaient en pelote. Cela faisait plusieurs jours qu'il fomentait l'idée d'une soirée en tête-à-tête avec sa coréenne. Un complot voué à l'échec. D'une ils devaient être sages, représenter comme il le fallait le personnel au même titre que leurs collègues. De deux, ils n'étaient toujours pas officiellement ensemble et toutes les occasions d'aborder le sujet étaient des échecs cuisants. Pas de soirée à roucouler sur une peau de bête devant la cheminée.

Alors il eut une idée. Une idée qu'il présenta à ses camarades de chambrée, Hiroki qu'il avait rencontré durant le séjour et John l'étrange mais néanmoins charmant professeur d'anglais. Dès leur retour des bains et une fois décidés de passer la nuit ensemble, il leur présenta le projet : Bon. C'est le dernier soir, on est aux sources chaudes... et si on organisait une petite soirée ici ? Un peu de saké, du thé pour ceux qui veulent rester sobres, on vient comme on est dans nos yukata. Vous marchez ? J'invite la professeur de cinéma, elle sera partante direct.

Ca semblait être le plan parfait : ils étaient à priori tous les quatre libres ce soir-là, ils avaient tiré à courte paille et le hasard avait décidé que les tours de garde étaient tombés sur d'autres de leurs collègues. Une aubaine ! Une fois l'accord de ses colocs d'un soir obtenu, il se chargea de faire passer le mot. Par le plus grand des hasards, il s'avérait que sa douce n'était pas loin. Il lui envoya un SMS simple, direct : 23H, ma chambre. Yukata Party, viens avec ta boisson., il n'aurait pas pu faire plus expéditif. Il en lui restait plus qu'à attendre le retour de John et Hiroki qui s'étaient absentés et d'attendre Moon.

Il se demandait qui allait arriver en premier...

Les joyeux lurons avaient fait leur entrée respective dans la chambrée, à commencer par Moon. Bien évidemment, Ryuji fut très ravi de la voir arriver. Il aurait aimé profiter de leurs quelques temps ensemble seuls mais les autres n'allaient pas tarder. Il se contenta de s'approcher lentement d'elle, suffisamment proche pour lui chuchoter un Merci de t'être libérée pour ce soir. avant de sursauter quand John débarqua.

Aussitôt, il reprit sa place et, l'air de rien, fit mine de parler pluie et beau temps avec sa collègue : (...) et donc ils ont annoncé une nuit fraiche, d'où les plaids et— Oh rebonsoir John !, dit-il l'air surpris. Il espérait avoir eu l'air le plus naturel possible, déjà que le croiser lors d'une précédente promenade, lui avec son épouse et Ryuji avec Moon, avait déjà été plus que captant...

Quelques minutes plus tard, ce fut au tour d'Hiroki d'arriver, poser des affaires, probablement de la nourriture le connaissant. Il s'était visiblement chargé de ramener de quoi grignoter vu que Moon; John et Ryuji s'étaient occupés des boissons. Une belle auberge espagnole s'annonçait.

Bien ! Vu que tout le monde est là, commençons !, annonça-t-il en invitant les autres à s'assoir autour du Kotatsu sorti exprès pour l'occasion. Comment s'est passé le séjour pour vous ?. Commencer clame, bien. Ils parleront sur le dos des étudiants plus tard.

Ryuji jeta un oeil discret à son téléphone quand il le sentit vibrer. Il répondit au SMS de Moon par une suite d'émojis simples : "", que l'on aurait pu traduire par "Ok pas de souci !". Il espérait avoir été clair, manquerait plus qu'elle comprenne mal sa réponse... Pour s'en assurer, il glissa un léger hochement de tête quand leurs regards se croisèrent de nouveau, avec un air calme. Si avec ça elle ne comprenait pas qu'il allait bien se tenir, que lui fallait-il ?

Chacun avait à son tour répondu à la question du trentenaire. Il semblerait qu'ils étaient d'accord sur la qualité du voyage, en général. La neige, c'est bien. C'est mieux que les températures insoutenables de l'été dernier. Un comble pour un gosse qui a littéralement grandi à deux pas d'une station balnéaire en bord de mer, quand même ! Comme si le sang de sa mère lui avait donné une aversion pour le froid, en plus d'un goût prononcé pour le vin. D'ailleurs, il avait réussi à en dégoter une bouteille pendant le séjour ! Peut-être l'ouvrirait-il ce soir ? Sauf s'il la gardait pour une autre occasion.

Une fois Hiroki revenu avec des verres, il s'empressa de servir ses collègues avant de se servir lui-même et une fois les verres pleins, il tendit le sien en l'air pour trinquer une première fois : A nous ! Puissent nos ancêtres nous donner la patience car s'ils nous donnent la force, nous finirons par encastrer certains garnements., annonça-t-il en ricanant. Pas qu'il ait de nom en tête, là, tout de suite, même s'il avait entendu des histoires sur certains étudiants.

Le premier "tour de table" s'était fini, retour à Ryuji qui se trouvait bien con face à ses collègues qui semblaient célébrer leurs étudiants. Peut-être n'avait-il pas passé un si bon voyage que ça, en fait... A dire vrai, il avait trouvé le séjour long et certains étudiants lui avaient tapé sur le système. Il avait aussi entendu des histoires de jeunes qui s'étaient aventurés sur la piste rouge alors qu'ils n'avaient vraiment pas le niveau. A cet âge-là, difficile de les empêcher de faire les marioles ; Ryuji aussi l'avait fait en son temps. Avec une jambe cassée en prime, lui.

Et je suis Sato-san : santé à l'équipe d'accompagnants !, lança-t-il en finissant son verre. Des histoires pendant le séjour, hein... ? il se gratta l'arrière du crâne en réfléchissant J'ai pas l'impression d'en avoir entendu. Par contre je sais qu'il y a quelques sales mômes parmi nous.

Évidemment, il avait déjà certains noms en tête. Des étudiants qui avaient la réputation d'être parfois intenables et d'autres pour qui il n'avait pas besoin de réputation : il avait déjà pu constater cela de ses propres yeux. Il avait son petit top 3 des étudiants "à surveiller". Il resservit un verre à toute la compagnie.

Par exemple !, dit-il soudainement en brisant le silence. Il y a Futaba Yamashiro et Maya Wayne. Aucun lien entre les deux mais je sais de source sûre que ces deux-là sont capables du pire comme du meilleur. Prenez Maya. Une jeune femme très intelligente, qui réussit assez bien en cours aussi. J'ai entendu des histoires sur elle, elle aurait fait peur à certains étudiants sur le campus. Concernant Futaba, eh bien... Je la connais très bien et je peux vous garantir, sans aucune forme d'objectivité, que c'est une salle gosse., lâcha-t-il enfin en riant.

Pas de surprise. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que Futaba et lui étaient apparentés, après tout. S'ils ne le savaient pas, c'est qu'ils n'avaient pas eu suffisamment de jugeote pour relier les points. "Yamashiro", ce n'était pas un nom de famille extrêmement répandu dans la région ; voire pas répandu du tout.

Quant à Maya, il avait pris soin de ne pas dire que ce qui se disait sur elle n'était pas juste du ouï-dire mais une expérience personnelle. On en va pas se griller, non plus.

Ryuji reprit le rituel de servir ses collègues, la bouteille diminuait de tournée en tournée. Bientôt, il n'y en aurait plus et il faudrait en ouvrir une autre. Il avait ri en écoutant Hiroki mentionner des bêtises faites. Forcément, il avait une tonne d'exemples mais récents... Pas trop. Sans trop avoir d'idée supplémentaire, il se mit à raconter une vieille anecdote.

Alors. J'en ai une, qui remonte à avant que je vienne enseigner à Kobe, en attendant d'en trouver une plus récente., dit-il en se grattant le menton. C'était en voyage scolaire, je devais avoir, quoi, seize ou dix-sept ans ? On était parti à Hokkaidō avec le lycée et dans les activités il y avait du surf. Bon. Pour épater un peu la galerie, un gus de ma classe a chauffé less autres mecs à faire les marioles en surf. Piqué au vif et très sûr de moi parce que j'avais l'habitude d'aller en faire, au pays, j'ai accepté le défi. Pour la faire courte, j'ai fini avec une cheville dans le plâtre et j'ai atterri cul nu sur la plage, pile devant ma crush.... J'ai attendu le nez dans le sable que la prof vienne, j'étais mort de honte.

Il prit une grande inspiration, les sourcils relevés comme pour lui-même commenter la bêtise de son soi du passé, avant de rire en secouant les épaules. C'était une petite bêtise mais un bon souvenir. Au final, l'autre type avait fini par être puni. Quant à Ryuji, sa cheville dans le plâtre l'avait dispensé de toute activité physique pendant le reste du séjour et une fille de sa classe qui était folle amoureuse de lui l'avait pouponné. Lui, n'avait d'yeux que pour son amour de l'époque donc cette présence constante l'avait plus agacé qu'autre chose.

Sinon... il reprit subitement la parole, le doigt en l'air il y a cette fois dans la salle des profs où il s'est passé des trucs étranges. Enfin, pas aussi étrange que cette rumeur sur cette photocopieuse possédée mais d'une fois où on s'est un peu pris la tête avec le prof' d'histoire, pour finir par en découdre lors d'un jeu de cartes aux règles complètement lunaires. Une demi-bêtise avec un dénouement inattendu, encore

La migraine commençait à se pointer tout doucement. En temps normal, Ryuji supportait mieux l'alcool mais la journée et la semaine avaient été longues et fatigantes, alors il ne s'étonna pas de se sentir quelque peu partir en écoutant ses convives raconter leurs petits hauts faits. Si la soirée avait eu lieu chez lui, et surtout pas dans un lieu public bourré d'étudiants et de collègues, il se serait levé pour prendre l'air et se laisser porter par la fumée de cigarette s'envolant au balcon. Ca attendra le moment où tout le monde sera dans ses pénates, une fois les yeux indiscrets clos.

Il sortir de ses pensées lorsque son imagination s'inspira de l'anecdote d'Hiroki et lui fit entrevoir la scène. C'était si hilarant et surprenant qu'il se redressa subitement en manquant de s'étrangler avec sa dernière gorgée d'alcool. Un peu replié et la bouche pleine, il se retenait de tout recracher en riant comme un nigaud. On aura vu mieux mais il fallait avouer que l'histoire était probablement l'une des meilleures autour de cette bouteille.

Pfiou. T'as failli me tuer avec ton histoire d'anguille !, laissa-t-il finalement passer une fois son souffle retrouvé. Mais je suis toujours en vie !

Il se resservit un shot et le leva aussitôt dans les airs avant de le vider totalement dans son gosier. Laissant sortir un "pfiou" un peu sonore en se secouant, il se mit à légèrement secouer sa tête en rythme, comme ces anciens qui se balancent d'avant en arrière dans une expression qui voulait dire "eh oui eh oui eh oui". Ryuji était-il vieux avant l'âge ? Entre ça et sa tolérance à l'alcool, on pouvait se poser la question. Il maudit la génétique de ne pas avoir hérité du côté de sa mère. Elle avait une sacrée descente, elle, tandis que son père ne valait pas un rond.

Allez, dernière tournée pour moi, ça vous dit qu'on trinque une dernière fois aux étudiants, aux profs, à nous, au doyen et à l'école ?, lança-t-il avait un large sourire, la bouteille et le verre déjà pleins