Prise en otage | ft. Maya

“Fort”. “Poignant”. “Saisissant”. Comme une balle lancée par Ichiro Suzuki, dont l'interception est impossible, Moon s’élance dans la voie du féminisme. Pourtant, ce n’était pas chose évidente. Si la femme peut se montrer fatale, la taille de guèpe et les yeux de renard, elle a davantage été biberonnée aux comtes pour enfants, que par King Kong Theory. Pour sa mère, comme pour toutes les autres filles de sa famille : une femme, ça fait la cuisine, ça s’occupe de son mari. Car avant tout, ça se marie !

C’est que Moon n’est pas une bonne fifille à sa maman, sur ce point là.



Impossible de revenir en arrière. On ne peut que l’accepter, le supporter, et changer sa vision du monde. Evidemment, tout n’est pas si simple. Si elle a encore imprimé sur la rétine les mots du livre, les jours vont passer et les mauvaises habitudes revenir. Moon n’est pas suffisamment reconstruite, et l’éducation a raison d’elle. Elle risque d’encore rêver au prince charmant, à ce qu’il l’attrape par la main, à vivre dans un château de luxe qu’il lui aura offert, elle, lui et leurs beaux enfants.



Elle détaille des yeux Maya. Ce tout petit bout de femme, pas bien grande, pas bien effrayante. Et pourtant, lire ce genre de bouquins, ça doit forger le caractère. Moon devrait s’en inspirer, parfois.



Après tout, Moon ne peut même pas s’inspirer de son pays d’origine. Malheureusement, le pays du matin calme a beaucoup à apprendre en termes d’égalité des sexes. Que ce soit à la maison, en entreprise ou dans la rue. Sur les réseaux sociaux, une de ses amies d’enfance a osé mettre une photographie d’elle en T-shirt, sans soutien-gorge. Une poitrine, ça se cache, et les internautes le lui ont bien fait savoir. A coup de harcèlement, ils lui ont appris une leçon : une femme doit rester à sa place.

Une main sur le menton, Moon réfléchit. Elle est particulièrement intéressée par ce sujet, et essaie tant bien que mal de trouver une réponse. Tout ce qu’énonce Maya est révoltant. Alors, si la professeur n’est pas certaine pour les nuques des jeunes japonaises - il s’agit davantage d’une rumeur qu’une réalité, dans leur Japon de 2017 -, il y a bien la taxe rose, et toutes les autres injustices.

Et s’il n’y avait que ça. Ce sont des exemples, mais il pourrait y en avoir mille autres. Le sexisme, c’est insidieux. Les inégalités ne sont pas toutes aussi évidentes. Il y a les interdictions du soir, que les pères de famille imposent à leurs filles et pas à leurs fils. Il y a le poids des études, davantage importantes pour les hommes que pour les femmes. Celui du travail, de la promotion, du salaire.



Et pourtant, Moon se qualifierait volontiers de non-violente. Mais après la lecture de ces livres, elle aimerait tout retourner. Alors, certes, elle n’ira pas taguer à l’encre rouge les murs des entreprises sexistes, ni manifester poitrine nue dans la rue, mais elle aimerait faire quelque chose.

Plusieurs idées se mélangent dans la tête. Il y a certainement beaucoup à faire sur internet : c’est l’essor des réseaux sociaux. Et si la pédagogie est importante, il y a certainement des choses à y crier. Ne pas hésiter à montrer du doigt les coupables, et leurs actes. Le monde a besoin d’une révolution, et Moon le sent, elle aura lieu sur twitter, davantage que dans la rue. Elle sera internationale ! Femmes de tous les continents, unissez-vous contre les agresseurs !



Après tout, Moon n’est pas douée pour ce qui est figuratif, il est grand temps qu’elle s’abandonne à l’abstraction.



Ce serait un sujet plus fort que monsieur Lapinou.

La beauté. Toujours la beauté. Moon ne partage pas cette nécessité du beau dans l’art. Les oeuvres ont bien plus que cette utilité. Bien sûr que le choc esthétique est important, Moon ne dira pas le contraire, elle est la première à apprécier admirer Le Déjeuner dans l’Herbe. Mais au final, elle préfère être secouée. Un piano explosé et accroché aux murs de Pompidou la touchera toujours plus qu’une jolie nature morte. Elle aime qu’on gueule son message. Pas qu’on effleure du bout des doigts ce qu’on n’ose pas dire.

Mais à ce sujet, elle ne dit rien. Chacun a ses raisons de produire de l’art, et si la peinture peut servir de thérapie à Maya, et lui laisser le temps de poser ses sentiments sans l’ombre d’une pression, à quoi cela servirait de la brusquer ? Après tout, ce n’est pas comme si Moon était une grande artiste. Elle n’est que professeur. De cinéma, qui plus est.

Un téléphone vibre. A la première occurrence, Moon a simplement posé sa main sur son cellulaire, rangé dans l’une des poches de son sac. Juste pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’elle. Pourtant, peu de chances, les jours de classe il est toujours silencieux. Dans un petit sourire, Moon a ignoré le rouge aux joues de Maya.

Pas besoin de s’y intéresser trop vite.

Et alors que Moon s’apprête à poser son sac, à en sortir un carnet à croquis, pour elle-même entraîner son coup de crayon, le téléphone de son étudiante vibre de nouveau. Cette fois, Maya l’ignore.



Un léger sourire, mâlin, Moon devrait peut-être se taire après l'événement de juillet. Peut-être que parler d’une autre fille pourrait détendre l’atmosphère.



Emphase sur “intéressante”.

Un petit sourire trahit Moon. Elle aimerait en savoir un peu plus, sur cette "nouvelle amie". Car décidément, le rouge aux joues de Maya ne ment pas : il ne s’agit pas de n’importe quelle connaissance. Après tout, elle a bien raison. Il faut que jeunesse se fasse, et il n’y a rien de plus excitant que les débuts d’une romance.

Mais cette fois, la professeur ne va pas forcer.

Elle a appris la leçon : à force de trop secouer Maya, les larmes tombent. Ce sera certainement plus simple de la laisser vivre sa vie. Si jamais elle a des questions, elle sait vers qui elle peut se tourner. Moon, évidemment. Mais certainement ses amies, aussi. Même si elle a un caractère de cochon, la trentenaire n’en doute pas : l’étudiante a certainement quelques proches sur qui compter. Moon espère seulement que Maya n’est pas trop bavarde. Elle n’a aucune envie qu’une rumeur se propage au sujet de son “râteau”. Pas sûre que le corps professoral le verrait d’un bon œil. Ni les étudiants, par ailleurs.



Répond-elle simplement, tout en s’asseyant au coin d’une table. La salle est tristement vide. Moon sort son petit calepin, et une trousse de crayons. Pour le moment, elle n’ose pas encore la couleur, et fait quelques croquis. D’abord, elle a voulu apprendre à dessiner les visages, mais s’est rapidement rendu compte que l’inerte est plus simple à saisir. Depuis quelques jours, elle se contente de natures mortes.

Elle regarde autour d’elle, pour trouver un objet à dessiner. Finalement, elle en vient à envier Maya : avec son lapin, facile de trouver un sujet. Moon porte finalement son dévolu sur un petit bocal rempli d’eau et de pinceaux, posé à côté de l’étudiante. Elle se lève, se rapproche d’elle et lui demande, doucement :



Elle ne voudrait pas la déranger en s’approchant davantage. Ni la perturber.

Moon attrape du bout des doigts le récipient en verre. L’objet manque de lui glisser des mains, mais elle le rattrape de justesse. Décidément, ces dernières semaines ne lui sont pas chanceuses. Son karma est mauvais et entre les balles qu'elle se prend et les verres qu'elle laisse tomber, elle ne sait plus où en donner de la tête.



“Petit professeur”. Moon se mord doucement les lèvres, ce n’est pas un beau qualificatif pour le pauvre Sorin. Si elle se permet de le définir ainsi devant ses amies, on ne fait pas ça devant les autres étudiants. Finalement, le bocal bien en main, elle accepte les pinceaux et retourne à son bureau pour les poser. Il ne faudrait pas provoquer un nouvel accident !



Un léger sourire vers Maya, puis la professeur se retourne pour préparer sa scène. En posant les pinceaux, elle se demande si l’étudiante a pris le temps de penser à sa proposition. Aller voir un psy, ce serait certainement bénéfique. Mais vu sa réaction la dernière fois, Moon ne risque pas de le proposer de nouveau.

Les joues de Moon rougissent immédiatement. Pourtant, son visage n’est souvent pas des plus expressifs. Mais elle doit le dire : Maya la surprend. Qui, quoi, comment lui dit qu’elle fricotait avec Ryuji ? Dans la surprise, la trentenaire ne manque pas de renverser le pot. Heureusement, il ne casse pas, mais l’eau s'écoule.



La maladresse a ses points positifs : Moon peut éviter de se confronter au regard de l’étudiante, et se jette sur son sac pour en sortir un mouchoir. Elle essuie, absorbe toute l’eau. Et une fois la table sèche, elle attrape le pot pour le remplir au robinet. C’est cette transparence qui l’intéressait.

Heureusement, Maya change de sujet, et Moon saute sur l’occasion :



Trop occupée par sa propre gêne, la trentenaire ne se rend pas compte de la légère brise de tristesse dans la voix de Maya et pose la question sans trop réfléchir davantage.

Râté ! Décidément, si Moon voudrait rediriger la discussion sur l’été de Maya, celle-ci ne veut pas lâcher l’affaire. Les longs cheveux lâchés de la trentenaire cachent ses joues timides. Heureusement. Elle ne veut pas être si facilement démasquée.



Elle pointe du bout du doigt un des outils qui avait roulé jusqu’au bout de la table. Maya le lui tend. Alors qu’elle se concentre sur la composition de son sujet, Moon se calme un peu.



Mais si elle ne connaît que de vue, elle en sait davantage sur le second. Elle a même eu la chance de feuilleter l’un des mangas… quoique “feuilleter” est un grand mot. Un peu embarrassée, elle n’a pas pris le temps de vraiment l’observer.



Bien sûr que si, Ryuji l’est, mais Maya n’a pas à le savoir.

Moon fait quelques pas en arrière, elle regarde la petite scène qu’elle a mis en place. La composition n’est pas parfaite, mais Moon va s’en contenter. Après tout, l’important c’est déjà de gérer les proportions et son tracé. Pour la cohérence et l’artistique, on verra dans un second temps.



C’est bon, la voix de Moon a perdu toute once de timidité. Heureusement, il ne semble pas y avoir eu de rumeurs sur les deux collègues. C’est que Moon fait attention. Très attention. Elle a des yeux partout, même derrière le dos, et n'oserait pas s’approcher de son français à proximité d’étudiants. Jeunes ou moins jeunes.

Moon attrape son carnet, ses crayons, et s'assoit. Alors qu’elle commence à croquer le bocal, une sorte d’éclair la saisit. Le croiser en dehors des cours ! La professeur de cinéma fronce les sourcils : il a bien mentionné des rencontres avec des étudiantes à l’extérieur, mais c’est un sacré hasard. Maya attire bien les regards.



Surprise sur surprise. Embrasser une femme ? Bien sûr, Moon se doute que Maya ne parle pas d’elle. Enfin, elle espère. Elle est passée à autre chose, n’est-ce pas ?

Moon fronce les sourcils. Pas très bon danseur ? Elle n’a pas le même souvenir que l’étudiante. Pourtant, la professeur ne va pas le préciser. D’abord Nissa, ensuite Maya, il y a définitivement quelque chose de pas net entre Ryuji et les jeunes femmes. Même si Moon passe beaucoup de temps avec ses élèves en dehors des heures de classes, elle fait toujours attention à rester professionnelle.

Décidément, il faut qu’elle le confronte.



C’est que la professeur de cinéma commence à en avoir assez de poser cette question. Mais ça fait partie de son travail. Et après son discours sur le féminisme, elle s’en voudrait de ne pas s’en assurer. Même si Maya peut se défendre par elle-même, Moon l’a vu de ses propres yeux, elle a besoin de savoir. Malgré les beaux yeux et le bel accent du français, elle ne peut pas fondre pour un prédateur.



Cessons de tourner autour du pot.

Un coup de poignard dans le cœur. Ryuji est plutôt avenant, mais Moon ne l’imaginait certainement pas forceur. Comme quoi, on ne connaît pas toujours les hommes que l’on fréquente. Au fond, ça lui fait mal. Très mal. Beaucoup plus mal que ce qu’elle pensait. C’est qu’elle commençait vraiment à s’attacher au rouquin.

Et puis, si elle s’est donnée à un homme aussi peu vertueux…



Moon soupire, attrape ses cheveux pour les tirer dans une queue de cheval. Plus question de dessiner. Plus question de parler des petits amours de Maya non plus. Tant pis, tout ça, ce sera pour une prochaine fois. Les mots de l’étudiante sont graves, très graves, et peuvent, non seulement briser le petit couple qui semble se former, mais surtout remonter aux oreilles de la direction.

Ryuji pourrait perdre son boulot.



Si l’histoire va plus loin, Maya va certainement avoir sur le dos l’étiquette “d’étudiante croqueuse de professeurs”, ce ne serait pas la première fois que ça arriverait. Ce genre de rumeurs, ça file vite.



Et même si elle laisse à Ryuji le bénéfice du doute, Moon est tentée de croire tout autant les mots de la victime.

Un soupir de soulagement. Maya reste Maya. Une dent trop aiguisée contre les hommes, elle semble ne pas toujours savoir quand il faut s’arrêter de cracher son venin. Moon est d’accord : la société est paternaliste, dure, certainement pas assez juste. Mais ça ne sert à rien de trouver des boucs émissaires.



En guise d’avertissement. Moon pose une main sur son front. La nouvelle l’a un peu attrapée par la gorge. Ca, plus la fatigue des mauvaises nuits, elle ne se sent plus très bien. Alors, pour retrouver un peu d’énergie, elle ferme les yeux un instant, bien assise sur sa chaise.



Elle ouvre les yeux. Elle aimerait sourire, pour rassurer son étudiante, mais elle n’a pas vraiment la tête à ça. Cette fois, Maya a dépassé les bornes. Et si c’était à une étudiante qu’elle avait lâché ça ? Merci les rumeurs dans les couloirs. Moon se redresse, se rapproche du lavabo, et boit à même le robinet.

De l’eau fraîche, ça lui fait du bien.