[TERMINE][Oedo Onsen] Regards noyés dans la brume

Mardi 2 mai 2017

La vapeur m’enveloppe et éteint mes sens depuis déjà un petit moment. Les bras étendus contre le rebord, la tête posée en arrière et les yeux fermés, je me laisse bercer par l’eau chaude de l’onsen avec grand plaisir. J’ignore depuis combien de temps je cuis à l’étouffée de la sorte, mais je n’ai clairement pas envie que ça s’arrête. Je suis arrivé ici avec des potes qui voulaient se baigner un peu avant d’aller profiter de leur après-midi et au final, quand ils sont partis, je suis resté. La tension dans mes épaules est devenue plus concrète quand la chaleur a commencé à dénouer mes muscles. Je n’avais pas conscience de l’être autant, bien au contraire. Depuis que la rentrée est passée, je me sens plus serein qu’il y a quelques mois alors que je m’enfermais dans une filière qui ne me plaisait plus, que j’avais peur de la réaction de mes parents en leur parlant de ma réorientation et que je soignais encore mon coeur blessé. Aujourd’hui, je me sens beaucoup mieux, à n’en point douter. Pourtant, il y a toujours cette ombre au tableau: le mal-être de mon fils.

Si j’ignore toujours pourquoi il s’est renfermé depuis la rentrée, j’étais persuadé qu’une semaine de vacances chez son copain lui ferait du bien. Pourtant, lors de notre appel quotidien ce midi, j’ai bien senti que quelque chose le troublait encore, même s’il n’a pas souhaité s’ouvrir à moi. La conversation que j’ai eue avec Tenma-sensei quelques jours plus tôt ne cesse de tourner en boucle dans mon esprit.

Des voix me sortent de mes pensées tandis que de nouveaux arrivants entrent dans l’onsen où je me trouve. Je me redresse et plonge les bras dans l’eau avant de m’en passer un peu sur le visage pour retrouver mes esprits. Il faudrait peut-être que je sorte. Puis quelqu’un choisit ce moment pour sauter dans l’eau et je grimace. Ceux qui confondent piscine et onsen sont vraiment les pires c’est pas possible. Je vais pour m’éloigner un peu quand le gars en question sort la tête pour reprendre sa respiration et je me fige en le reconnaissant, au moment même où il prononce mon nom.

Le destin est un foutu comique.

« Nolan. »

Mon ton est davantage surpris que désapprobateur. Nous nous regardons quelques secondes sans rien dire avant qu’il se se recroqueville dans l’eau comme pour échapper à mon attention. Je lève les yeux au ciel, me demandant pourquoi l’univers me met à ce point à l’épreuve.

« Tu devrais éviter de sauter dans un onsen comme ça. C’est un endroit de détente alors c’est plutôt mal vu de considérer ça comme une piscine. »

Je parviens tant bien que mal à garder une voix neutre dépourvue de reproche. En réalité, j’ai déjà fait la même chose quand j’étais plus jeune avant de m’attirer les foudres de personnes âgées. Toujours adossé contre le bord, je laisse passer quelques secondes, puis, histoire de détendre l’atmosphère, je me glisse dans mon rôle de président de club et tente d’oublier le lien qui nous unie.

« Tu vas bien ? Le voyage se passe bien pour toi ? »

Je n’ai jamais été du genre pudique. Etant né et ayant grandi au Japon, les onsens sont quelque chose d’assez courant, même si je n’y vais pas tous les quatre matins non plus, alors la nudité n’est pas dérangeante pour moi. Je sais faire la part des choses entre l’intimité et le simple fait de se détendre dans une source chaude. Néanmoins, je peux comprendre qu’un gamin comme Nolan, ayant passé la majorité de sa vie en France, soit beaucoup moins habitué à se montrer nu devant des inconnus. Je lui adresse un simple sourire de compréhension avant de me lancer dans une conversation tout ce qu’il y a de plus banal.

Ma question semble surprendre et son regard me mettrait presque mal à l’aise si je ne savais pas pourquoi il réagit ainsi. Il est vrai qu’en dehors du club je ne lui parle jamais. Au contraire, j’ai davantage tendance à l’éviter, ce dont je ne suis pas spécialement fier non plus. Nolan se reprend pourtant bien vite et me répond, même si je ne peux m’empêcher de grimacer intérieurement à la mention de ses parents. Le souvenir que j’ai de ces derniers n’est pas des plus agréables. Le regard noir de Monsieur Le Lidec est encore si net dans ma mémoire que j’en ai des frissons.

« Ouais ça se passe bien. C’est plutôt cool de voir Tokyo. Hmm… Je dirai Shibuya et le sanctuaire. C’était plutôt cool. »

Contrairement aux musées et au théâtre qui m’ont un peu ennuyé. Rester assis à regarder des gens sur scène ou observer des œuvres d'art, ce n'est pas vraiment mon truc. Penser au sanctuaire me rappelle ma discussion avec Tenma-sensei et je laisse un silence s’installer avant de lancer, l’air de rien.

« T’as toujours envie de rencontrer Sora ? »

J’affiche un sourire à moitié amusé quand il mentionne ses aventures à Shibuya, mais en réalité à cet instant ça m’est égal. Le sujet que je viens d’aborder est trop stressant pour que je puisse m’intéresser à des frivolités comme une sortie à Shibuya avec ses potes. Je ne fais même pas attention au fait que Nolan rougisse – j’aurai de toutes façons mis ça sur le compte de la chaleur ambiante plutôt que sur une quelconque gêne. Evidemment, sans grande surprise, il confirme le fait qu’il souhaite toujours rencontrer Sora. Cette réponse ne me plait pas, mais je suis bien obligé de la prendre en compte. La discussion que j’ai eu avec Tenma-sensei trois jours plus tôt continue de tourner en boucle dans ma tête, comme un disque rayé.

La conclusion est simple : c’est à moi de décider ce que je pense être le meilleur pour mon fils. Pourtant, j’ai beau y réfléchir, c’est plus facile à dire qu’à faire. Comment savoir quelle serait la bonne décision dans cette situation ? Je pourrai accepter que Nolan et Sora se rencontrent en refusant que le second sache la nature exacte du lien qui l’unit au premier. C’est la première idée que j’ai eue et celle qui me paraît la meilleure. Pourtant, ce ne sont pas les mots que je finis par prononcer pour répondre à la question du jeune homme à mes côtés.

« J’en pense que toute cette situation m’ennuie profondément. Et que si j’avais eu à choisir, j'aurais aimé ne pas avoir à décider quoi que ce soit. »  

Dis-je en soupirant. Il n’y a pas vraiment d’animosité dans ma voix, surtout une légère trace d’agacement. Si Nolan n’était pas venu à Kobe High School, tout ceci ne serait pas arrivé. Quelle était la probabilité pour qu’il choisisse cette école parmi des centaines ? Je me passe la main dans les cheveux pour les frotter nerveusement. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, ce n’est pas de sa faute, rien de tout ceci ne l’est, mais ça m’agace. Je soupire et reporte mon regard sur le lycéen, avant de me souvenir qu’il ne l’est plus et que nous partageons les mêmes cours depuis la rentrée.

« Je vais être honnête, ça ne me plait toujours pas que toi et ta famille entrez dans sa vie comme ça. Je sais que tu n’y es pour rien, que tu ne connaissais même pas son existence jusqu’à l’année dernière, mais le fait est qu’en te rencontrant, ça fera naître des questions et peut-être même des rencontres que je ne pensais jamais avoir à organiser. Le truc c’est que… »

Les mots se bloquent un instant dans ma gorge pendant que ceux de Tenma-sensei résonnent encore dans ma tête. Je claque la langue contre mon palais.

« Le truc c’est que ce n’est pas à moi de prendre cette décision. Sora va avoir neuf ans et il est bien assez grand pour choisir seul. Alors quand l’occasion se présentera, je lui en parlerai et quel que soit son choix, je le respecterai. Et toi aussi. C’est compris ? »  

Il est vrai que je ne peux lui retirer le fait qu’il a respecté mes décisions jusqu’à aujourd’hui, néanmoins, le lui redemander à nouveau me semble nécessaire. Sûrement davantage pour me rassurer moi qu’autre chose. Je hoche simplement la tête à sa petite remarque avant d’écouter sa réponse qui me fait légèrement soupirer. J’ignore ce qui m’agace le plus dans ses mots. Le fait qu’il ne comprenne pas le problème ou qu’il me rappelle que ses parents sont des abrutis - pour rester poli - qui ont refusé que leur fille élève son fils ? Néanmoins, j’admets être plutôt rassuré de savoir qu’ils ne savent pas que Nolan m’a rencontré. Je n’ai pas le temps de rebondir sur tout cela que sa question me laisse sans voix quelques secondes.

« Si, bien sûr. Mais à partir du moment où il a compris qu’elle n’était pas là, il n’a pas cherché plus loin. Mais je ne suis pas naïf au point que ça sera toujours le cas. »

Je me passe nerveusement la main dans les cheveux et les frotte avant de reporter mon attention sur Nolan.

« Mais tu vois, ce que tu ne sembles pas comprendre - et c’est pas grave - c’est que même si aujourd’hui il n’y a que toi ici, même si tes parents ne veulent pas entendre parler de nous, Sora lui le voudra. Parce qu’à partir du moment où il te rencontrera et qu’il comprendra que tu es le frère de sa mère, il comprendra que l’autre côté de sa famille existe. Ca fera forcément naître des questions et probablement des envies de rencontre avec sa mère. C’est de ça que je voulais parler. Tu comprends ? »

Je fais une pause pour essayer de calmer les sentiments contraires qui m’assaillent et me font serrer les poings sous l’eau.

« L’existence de sa famille maternelle deviendra plus concrète quand il saura qui tu es. Et à partir de là, les choses seront différentes. C’est comme ça. »

Et peut-être même qu’un jour il voudra rencontrer sa mère. Le visage d’Hana se matérialise devant mes yeux, telle que je l’ai connue au lycée, et mon cœur se serre.

Nolan semble avoir compris la problématique sa présence apporte et je souris, heureux de le savoir. La situation est compliquée, j’en ai parfaitement conscience et je n’ai pas vraiment de mal à me mettre à sa place. Il doit en souffrir. Ses parents lui ont arraché la possibilité d’être un tonton à plein temps, tout comme ils ont empêché leur fille d’être une mère. C’est eux les véritables coupables de l’histoire, à n’en point douter. Même si je persiste à penser que si Hana avait voulu rencontrer son fils, elle l’aurait fait il y a six ans quand elle était majeure et apte à prendre ses propres décisions. Aujourd’hui, je ne sais pas si je pourrai l’accepter. Pourtant, comme je l’ai dit à Nolan, ce n’est pas à moi de prendre cette décision. Mon fils est assez grand pour savoir ce qu’il veut.

La question du jeune homme me fait reporter mon attention sur lui et je souris à sa remarque d’être toujours là pour lui. Je laisse passer quelques secondes le temps de réfléchir avant de répondre.

« Pour être honnête avec toi, j’ai déjà réfléchi à faire comme ça. Mais je ne sais pas encore si c’est la bonne solution. »

Parce que si je présente Nolan comme un ami, qu’il rencontre Sora et que plus tard celui-ci accepte de rencontrer son oncle, il saura que je lui ai menti. Et s’il refuse de le rencontrer, je lui aurai déjà plus ou moins imposé la rencontre. Dans tous les cas, le mensonge serait trop important. Je soupire et me passe de nouveau la main dans les cheveux. Mes doigts sont tous fripés à force d’être dans l’eau.

« Quoiqu’il en soit, on verra ça quand on sera rentré. C’est compliqué en ce moment pour lui, donc je ne veux pas le brusquer sur quoique ce soit. En tout cas, je vais te laisser là. Faut que je sorte avant de finir en ravioli trop cuit. »

Je me lève pour sortir de l’eau, en refermant bien ma serviette autour de ma taille, et baisse les yeux pour regarder Nolan.

« Mais on en reparlera. D’accord ? »

Je lui offre un sourire amical et lui fais un signe de la main avant de quitter le bassin.

« Profite bien. A plus tard ! »